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Vojtěch Filip : « Ce sont les pro-privatisation et les ONG de Soros qui manifestent contre le gouvernement »

Temps de lecture : 10 minutes

Entretien avec Vojtěch Filip, président du Parti communiste de Bohème et Moravie : « Ceux qui avaient un intérêt à accaparer les biens restants de l’État se sont opposé au gouvernement, et aident les prétendues associations citoyennes, effectivement liées aux activités de George Soros, à organiser des manifestations contre le gouvernement ».

Tchéquie – Fin juillet 2019, Ferenc Almássy et Alimuddin Usmani ont rencontré à Prague Vojtěch Filip, vice-président de la Chambre des députés tchèque et président du Parti communiste de Bohème et Moravie, le KSČM, qui malgré son déclin récent reste depuis le changement de régime un acteur important de la politique tchécoslovaque, puis tchèque. Aux dernières élections, en 2017, le KSČM a obtenu 7,76% des suffrages et 15 sièges sur 200 à l’Assemblée.

Contrairement aux partis communistes occidentaux, les communistes tchèques n’ont pas effectué de virage libéral-libertaire ou gauchiste – au sens historique du terme. Le KSČM reste un parti marqué par son intérêt pour les travailleurs et un certain patriotisme. C’est ainsi que les députés communistes tchèques s’opposent par exemple à l’immigration massive, dans une logique de protection du travailleur de Tchéquie.

De gauche à droite, Vojtěch Filip, Ferenc Almássy et Alimuddin Usmani dans le bureau de Vojtěch Filip, vice-président de la Chambre des députés, à Prague. Photo : Visegrád Post.

 

Ferenc Almássy : Monsieur Filip, bonjour. Merci de nous recevoir ici, à Prague, au Parlement tchèque, dont vous êtes l’un des vice-présidents. Vous êtes le président du Parti communiste tchèque, toujours assez important par rapport aux autres partis communistes de la région. Vous avez d’ailleurs eu un rôle important lors des élections, dans la formation du gouvernement d’Andrej Babiš, que vous avez soutenu pour la création de son gouvernement malgré a priori une opposition idéologique. On voit qu’en Hongrie aussi, le Parti des travailleurs hongrois (Munkáspárt) — l’équivalent du Parti communiste —, même s’il est beaucoup moins important sur la scène politique que le Parti communiste tchèque, soutient aussi (hors gouvernement) la politique de la coalition populiste de Viktor Orbán. Comment pouvez-vous expliquer à des Européens de l’Ouest, habitués au clivage droite-gauche, ce mélange des genres ?

Vojtěch Filip : Merci pour cette question. Je vais parler des élections tchèques plutôt que de la politique hongroise. À l’issue des dernières élections de 2017, le parti ANO, dirigé par Andrej Babiš, avait la possibilité de se diriger soit vers la droite libérale, le cas échéant vers la droite conservatrice, soit vers un programme qui est à minima une copie à 50% de celui du Parti communiste, destiné aux électeurs de gauche tels que les ouvriers et les employés.

Lorsque le gouvernement monocolore, constitué par Andrej Babiš et composé du seul parti ANO, a échoué à obtenir la confiance du Parlement, une crise constitutionnelle est survenue en République tchèque. En effet, le deuxième gouvernement, mis en place par le Premier ministre Babiš, n’a été capable de s’allier ni avec la droite conservatrice, ni avec les libéraux, ni même avec l’étoile montante de la politique tchèque incarnée par le Parti pirate. Ce dernier, à défaut d’avoir une tendance libérale classique, a une propension à se diriger vers l’anarcho-libéralisme.

Babiš s’est donc tourné vers les sociaux-démocrates et les communistes. Le Parti communiste de Bohême et Moravie n’a pas pu entrer au gouvernement à cause du programme, principalement en matière de politique étrangère et de sécurité, qui entrait directement en contradiction avec le sien.

D’un autre côté, les sondages d’opinion, six mois après les élections, ont montré que de nouvelles élections anticipées n’auraient pas résolu le problème. Les différents blocs politiques auraient probablement obtenu à peu près le même score. C’est pour cette raison que le Parti communiste de Bohême et Moravie a décidé de soutenir, à titre exceptionnel, l’émergence d’un gouvernement et de le tolérer, moyennant sept conditions bien spécifiques. Nous nous sommes donc retrouvés dans un conflit idéologique. Cependant, notre parti n’a pas pour vocation de nuire mais plutôt d’apporter son aide aux citoyens tchèques. Nous souhaitons également que l’économie puisse se développer de manière positive et c’est pourquoi nous avons pris cette décision.

Nous sommes également bien conscients qu’une partie des électeurs du Parti communiste et des autres partis de gauche radicale et ouvrière s’est déjà détournée de sa base, suite à de tels épisodes. Malgré tout, je pense que c’était un pas dans la bonne direction.

Alimuddin Usmani : Le gouvernement tchèque a récemment été confronté à d’importantes manifestations réclamant le départ d’Andrej Babiš. Certains ont affirmé que les réseaux de la galaxie Soros étaient impliqués dans ces événements. Quant au président Zeman, il a déclaré qu’ « en novembre 1989 nous manifestions en faveur d’élections libres, et aujourd’hui nous manifestons contre le résultat des élections libres ». Quel est votre commentaire par rapport à cette jeunesse qui est descendue dans la rue ?

Vojtěch Filip : Je vais peut-être un peu compliquer les choses en séparant la question en deux. Tout d’abord, la situation en République tchèque ressemble à celle d’une dispute au sein du cartel politique libéral, dans lequel plusieurs partis ne proposent rien d’autre qu’un néo-libéralisme dépassé. Je fais allusion aux conservateurs de TOP09, aux libéraux de l’ODS, aux chrétiens-sociaux du KDU‑ČSL ou bien aux Pirates qui font aussi partie de ce cartel libéral. En réalité, tous ces partis et mouvements politiques possèdent la même orientation politique. Le Parti communiste de Bohême et Moravie, en tant que parti de gauche radicale implanté au cœur du système politique tchèque et européen, s’oppose clairement à ce mouvement néolibéral. Parmi les opposants, il y a également les partis et mouvements anti-système tels que la droite populiste du SPD de Tomio Okamura, et accessoirement d’autres acteurs politiques qui ne font pas partie de la scène politique ou parlementaire actuelle.

Le mouvement ANO ne fait pas non plus partie du système. Foncièrement, il a émergé pour s’opposer au modèle néolibéral qui s’est développé en République tchèque depuis 1989, ou bien plutôt à partir de 1993 lorsque la République tchèque a été créée suite à la partition de la Tchécoslovaquie. C’est l’une des raisons pour laquelle le mouvement ANO, dont l’acronyme signifie « Action des citoyens mécontents », s’est constitué.

Dans le cadre de notre soutien à l’émergence du gouvernement, nous avons souligné que nous souhaitions que les choses évoluent, que les crimes qui se sont déroulés durant les privatisations des années 1990 soient condamnés, et que la corruption soit réduite. Sur ces points, nous avons fait bloc avec le mouvement ANO. Nous avons aussi demandé à ce que les plus grandes inégalités, au moins sur le plan fiscal, soient corrigées.

Il est évidemment nécessaire que ceux qui tiraient profit du vol de l’État dans les années 1990 (je pense à l’ODS, à KDU‑ČSL, à TOP09, ou bien plus exactement à des partis qui étaient jetables comme l’Union de la liberté, Affaires publiques ou l’ODA) ne puissent pas revenir au pouvoir et, pardonnez-moi, achever le vol des biens étatiques que sont les forêts tchèques, le producteur et distributeur d’électricité ČEZ, ou bien les Chemins de fer tchèques et autres entreprises de transport.

C’était le but que nous nous étions fixés et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de soutenir le gouvernement. Ceux qui avaient un intérêt à accaparer les biens restants de l’État s’y sont opposés et aident les prétendues associations citoyennes, effectivement liées aux activités de George Soros, à organiser des manifestations contre le gouvernement.

Les raisons qu’ils avancent sont fallacieuses. À titre d’exemple, ils ont commencé à manifester contre le nouveau ministre de la Justice qui, au moment des manifestations, n’avait entrepris aucune action, hormis celle de réclamer une enquête sur les crimes de la période des privatisations. Il est ridicule que l’on retrouve parmi les manifestants d’anciens dirigeants du gouvernement, comme par exemple Mirek Topolánek ou Bohuslav Sobotka. Tout cela explique pourquoi notre opposition à ces manifestations est substantielle.

Pour revenir au fond de votre question, il est évident que les raisons du mécontentement existent. La société est fracturée. Ceux qui veulent revenir au pouvoir appuient sur cette fracture et mettent en cause le président Zeman. Mais le président Zeman n’est pas celui qui divise la société. Il a été élu au suffrage universel et il est en phase avec la société. Contrairement à ceux qui cachent leurs véritables intentions à l’aide de belles paroles. En fait, ces personnes cherchent à affaiblir la République tchèque en s’attaquant à sa souveraineté ainsi qu’à sa bonne coopération au sein de l’Europe.

La réponse à adresser aux manifestants est simple : nous voulons mettre fin à la corruption, que les biens étatiques ne soient pas pillés et que les citoyens aient un sentiment de justice.

Il parait évident que les manifestants, tant qu’ils n’expriment aucune orientation politique, contrairement aux Gilets jaunes qui ont leur manifeste, proposent uniquement la destruction et ne sont pas intéressés par l’établissement d’une société nouvelle sur une meilleure base.

Ferenc Almássy et Alimuddin Usmani. Photo : Visegrád Post.

Ferenc Almássy : Le consensus libéral européen est très à cheval sur la notion d’État de droit. Du moins, c’est ce que l’on entend à longueur de journée. Et c’est le cas lorsqu’il s’agit d’Andrej Babiš. C’est beaucoup moins le cas lorsqu’il s’agit par exemple de cette capitaine allemande, Carola Rackete, qui viole les frontières maritimes de l’Italie avec un navire sous pavillon néerlandais rempli de clandestins. Que vous inspire cet ostensible deux poids deux mesures, et plus généralement la politique immigrationniste des élites européennes ?

Vojtěch Filip : Je dois répéter le fait que la Commission européenne dirigée par Jean-Claude Juncker est incompétente et incapable de résoudre les problèmes européens. La raison du Brexit est liée à l’incompétence de la Commission européenne qui ne parvient pas à trouver un consensus entre les nations européennes et à donner naissance à une union entre les États membres. La tentative de fédéralisation échoue parce que les citoyens ne perçoivent pas les démarches de la Commission européenne comme quelque chose de positif concernant le progrès et le développement des États membres. Ils estiment plutôt qu’il s’agit d’un modèle bureaucratique dépassé.

Votre question rappelle bien le problème principal, celui du deux poids, deux mesures. Certains se voient appliquer des mesures sévères tandis que tout est permis pour d’autres.

En ce qui concerne la vague migratoire, les Italiens l’évoquaient déjà en 2011 et la percevaient comme un grand problème européen. Personne n’y avait prêté attention et la nouvelle Commission a oublié le fait que l’agression contre la Libye a signifié une plus grande vague migratoire en provenance d’Afrique du Nord. En effet, aucun État n’était capable de communiquer avec ceux qui affluaient d’Afrique centrale vers l’Afrique du nord. Si l’État libyen avait été fonctionnel, il aurait pu les arrêter. Actuellement, c’est un État disloqué et nous ne savons pas qui sera au pouvoir dans les prochains temps.

On ne peut pas résoudre le problème migratoire, venant des pays qu’on désignait avant comme le tiers-monde, uniquement en s’occupant des conséquences. Nous devons résoudre les causes de cette migration, à savoir la pauvreté en Afrique et en Asie centrale et accessoirement dans les villes de Syrie, de Palestine, d’Iran ou d’Irak. S’occuper uniquement des conséquences n’a pas de sens car elles sont justement engendrées par le maintien de ces causes migratoires qui trouvent leur source dans les pays du monde arabe et en Afrique. Cela signifie que si l’Europe voulait vraiment résoudre cette crise, il faudrait qu’elle investisse dans ces États, dans l’éducation de ces personnes, afin qu’elles restent chez elles et y maintiennent leur économie. Ce modèle néolibéral, qui a foncièrement pillé ces États, a tout simplement fait faillite. Et la Commission européenne est restée inerte.

Par rapport aux attaques, à l’encontre des États d’Europe centrale comme la Hongrie, la Pologne ou la République tchèque, selon lesquelles nous ne remplirions pas nos obligations, nous devons souligner qu’aucun pays que je viens de nommer n’avait de colonies. Chez nous, il n’y a aucune responsabilité sur le fait d’avoir vécu sur le dos de ces anciennes colonies. Nous n’avons jamais tiré profit de cela et nous ne voyons pas pourquoi nous devrions payer pour les conséquences de ce colonialisme. C’est le point de vue que nous avons défendu face à la Commission européenne.

Ce deux poids, deux mesures est le résultat de l’incapacité de la Commission européenne à résoudre les cause de la migration. D’ailleurs, elle n’était même pas disposée à traiter, notamment avec le commandement de l’OTAN, de la nécessité de la protection des frontières extérieures de l’espace Schengen.

Nous ne souhaitons pas un retour aux frontières nationales. Nous apprécions la libre circulation des personnes, mais pour cela il faudrait que les frontières extérieures de Schengen soient protégées afin que nous ne soyons pas contraints de rétablir le contrôle aux frontières nationales. La coopération concernant la libre circulation des personnes est une chose positive en Europe mais elle ne peut pas se faire au détriment des États membres.

Alimuddin Usmani : Parmi les pays centre-européens, la République tchèque est celui dont les études montrent qu’il est le moins europhile. Lors des négociations suivant les récentes élections européennes, le groupe de Visegrád a visiblement pu exercer une sorte de droit de veto, et s’en félicite. Néanmoins, les pays du groupe de Visegrád n’ont finalement pas eu accès à des postes prestigieux lors de ces nominations. Comment voyez-vous l’avenir des relations entre l’UE, le V4 et la Tchéquie ?

Vojtěch Filip : Le fait que nous soyons sceptiques vis-à-vis de l’Union européenne n’est pas lié au fait que nous soyons contre un processus objectif d’intégration européenne. C’est un processus objectif et cela n’a pas de sens de s’y opposer. Il est simplement nécessaire de comprendre que, même au sein d’un processus objectif, les États membres doivent pouvoir trouver leur place.

Nous ne sommes pas un pays de petite importance en Europe, nous sommes un pays de moyenne importance, de même que la Hongrie. La Pologne est plutôt un pays de grande importance. Tant que Bruxelles ne comprendra pas nos revendications, elle produira toujours plus de désintégration.

En République tchèque, nous estimons que les deux chapitres qui sont les plus mal négociés sont ceux de la politique agricole et de la politique des transports. Nous avions une agriculture prospère et maintenant nous sommes un pays transitaire. Cela nous porte donc préjudice. Nous ne pouvons évidemment pas accepter certaines choses que la Commission européenne cherche à nous imposer. Lorsque nous avons fait obstruction à certaines décisions, nous, le V4, avons naturellement trouvé des alliés, notamment en Bulgarie et au Portugal, qui s’opposent à certaines démarches de la Commission européenne.

Comment vois-je l’avenir ? Je pense que la Commission européenne ne va pas faire l’effort de donner naissance à une fédération européenne. Elle va plutôt approfondir la coopération avec les États membres afin qu’ils expriment une volonté de coopération concrète. Pour nous, celle-ci est importante. Nous sommes aux prémices d’un monde multipolaire et celui-ci ne possède, pour l’instant, que trois piliers solides : les États-Unis d’Amérique, la Fédération de Russie et la Chine.

Nous, Européens, avons deux membres permanents au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies : la France et le Royaume-Uni. Mais aucun de ces deux pays ne sont capables de se mettre d’accord pour soutenir les intérêts des pays européens au sein du Conseil de sécurité. Notamment parce que le Royaume-Uni se tient, la plupart du temps, aux côtés des États-Unis d’Amérique, et que la France se fiche parfois complètement des intérêts de l’Europe. Nous entendons souvent parler d’une prétendue civilisation euro-atlantique. Mais cela ne représente pas un véritable modèle. Les intérêts des États-Unis d’Amérique sont peut-être plus visibles qu’auparavant lorsque Donald Trump proclame « America First ».

Mais le monde unipolaire a vécu beaucoup moins longtemps que le monde bipolaire et il n’est pas possible de revenir en arrière. Les États comme l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud cherchent à accroître leur influence sur la marche du monde et vont évidemment négocier avec ces trois piliers de base du monde multipolaire. Nous souhaitons que l’Europe, fasse également partie des piliers de ce monde multipolaire. Si elle pouvait être le quatrième pilier, ce serait très bénéfique. Pour l’instant ce n’est pas le cas, parce qu’elle n’est pas capable de trouver un intérêt commun et qu’elle se prévaut toujours plus des intérêts des États-Unis d’Amérique au détriment des siens.

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