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Roumanie : révolte, certes, mais de qui contre qui ?

Temps de lecture : 8 minutes

Roumanie – Une série de manifestations relativement importantes a lieu dans la capitale roumaine et dans quelques autres villes de province. Environ 50.000 personnes (selon les autorités) ont protesté le 1er février 2017 contre le gouvernement nommé suite aux élections de décembre. C’est la plus importante manifestation depuis décembre 2014. Fait inédit, le président de la République, Klaus Iohannis, soutient ouvertement ces manifestations. Certains parlent de « tinériades », reprenant le terme de « minériade« , mais faisant référence cette fois non aux mineurs mais aux jeunes, tineri. L’écrivain Modeste Schwartz nous livre son analyse des événements.


Pour couper court d’entrée de jeu aux polémiques simplistes : oui, une bonne partie du personnel politique du Parti Social Démocrate roumain (au pouvoir depuis décembre dernier, sous la forme du gouvernement Grindeanu) est « corrompue » – comprendre : a ou a eu des activités délictueuses (dessous-de-table, abus de biens sociaux etc.) à se reprocher – comme l’intégralité – sans exception aucune ! – de la classe politique roumaine, et à vrai dire (l’affaire Fillon aide maintenant à s’en rendre compte), de la classe politique européenne. Grand capitaine auto-proclamé de la « croisade contre la corruption » que les médias européanistes cherchent en ce moment à vous vendre comme une « révolution de la jeunesse », le cinquantenaire Klaus Johannis, président de la république de son état, était, avant son entrée en politique, professeur de physique dans un lycée de sa ville natale de Sibiu, en Transylvanie. Un professeur de lycée en Roumanie gagnait alors au grand maximum l’équivalent de 300€/mois. Ce même Johannis (dont les mauvaises langues chuchotent qu’il serait le gendre d’un ancien haut-gradé de la Securitate) possède, à Sibiu (ville touristique, admirablement rénovée, où l’immobilier se négocie fort cher) sept maisons – qu’il a affirmé sans ciller avoir payées sur les revenus (d’ailleurs non-déclarés…) de cours particuliers !

Quant au nouveau parti « Unis Sauvons la Roumanie » (USR), qui se présente comme la grande alternative générationnelle et culturelle (malheureusement totalement dépourvue de véritable programme politique en-dehors de la fameuse mystique « anti-corruption »), il a pour figure charismatique la française (mariée à un roumain) Clotilde Armand, qui dit en ce moment « regretter » les fonds faramineux qu’elles a touchés « pour activités de conseil » de la multinationale Bechtel, qui a construit en Transylvanie l’une des autoroutes les plus courtes et les plus chères de toute l’histoire du BTP.

Par conséquent, à supposer que les roumains sortent de l’apathie politique qui reste leur attitude majoritaire, on s’attendrait à des manifestations apolitiques, demandant par exemple un changement de constitution, un remplacement total du personnel politique, la démocratie directe, ou par tirage au sort, ou que sais-je. Il n’en est rien : les 50.000 « jeunes roumains » qui protestent (chiffre officiel, probablement surestimé – mais même s’il est exact : le gouvernement en place doit sa légitimité à … 4 millions de bulletins de vote – soit 1 manifestant pour 80 votants…) réclament explicitement, et de façon de plus en plus violente et illégale, la chute (et même l’interdiction) du PSD ; quant à la solution de remplacement à laquelle ils pensent (à supposent qu’ils pensent) – la présence, dans les rangs des manifestants, du président Johannis (initialement porté au pouvoir par le Parti National Libéral – PNL, aujourd’hui principal parti de l’opposition) et des leaders de l’USR laisse assez peu de place au doute. Les « jeunes beaux et libres » (selon leur propre rhétorique) veulent donc remplacer un personnel politique corrompu assis sur une forte majorité démocratique par un personnel politique corrompu sans assise démocratique. Comment expliquer une pareille démence ?

Étant donné que

  • Une partie des manifestants sont effectivement relativement jeunes, privés de conscience historique et de connaissances socio-économiques par le naufrage du système scolaire roumain (et européen) et se contentent de suivre les mâles et femelles alpha de leur entourage associatif à des manifestations souvent « ludiques » qui sont aussi une bonne occasion de socialiser, draguer etc. ; et que
  • Une autre partie des manifestants est constituée d’activistes salariés d’ONG financées par les organismes de la galaxie Soros et les fondations politiques qui exécutent les basses-œuvres de la diplomatie allemande en Europe de l’Est,

on voit bien que la question ci-dessus doit être dédoublée, et déboucher sur la description de deux faisceaux de motivations :

  • S’agissant des manifestants sincères : qu’est-ce qui peut mener une partie d’une classe d’âge au degré de masochisme social et de haine de soi qui pousse un étudiant à vouloir renverser le gouvernement qui vient de lui rendre gratuit l’usage des trains dans tout le pays, un futur salarié à manifester contre le pouvoir qui a augmenté le salaire de base après une décennie d’austérité sous égide FMI-Berlin, etc. ? Pourquoi les roumains se détestent-il tant eux-mêmes, et entre eux ?
  • S’agissant des instigateurs, et surtout de leurs sponsors (aujourd’hui principalement allemands et « bruxellois ») : pourquoi tant de hargne ? Pourquoi tiennent-ils à tout prix à faire tomber le gouvernement Grindeanu et le parti conduit par L. Dragnea, alors même que la victoire de Trump semble les avoir privés de l’ingrédient secret (à savoir les interventions discrètes des services secrets, sous contrôle CIA) qui, jusqu’à présent, assurait le succès politique de mouvements de rue qui, à Paris ou Londres, passeraient littéralement inaperçus (car minuscules et politiquement amorphes) ? Pourquoi lancer toutes leurs troupes de la « société civile » dans ce combat incertain, au risque de les décrédibiliser durablement en cas d’échec, alors même que le PSD (qui aurait déjà pu lancer plusieurs fois une procédure de suspension à l’encontre de Dragnea – et ne l’a pas fait) semble disposé à « faire des concessions », voire carrément à négocier ?

Répondre à la première question demanderait un petit traité d’histoire et d’anthropologie de la Roumanie, que j’essaierai de résumer dans un article ultérieur. Pour l’instant, contentons-nous d’une conclusion très générale : nés et élevés dans une colonie de facto où leur comportement politique (par vote ou manifestation) n’a jusqu’ici jamais eu le moindre impact sur la conduite réelle du pays et sur leurs conditions de vie, les jeunes roumains ne savent littéralement pas ce qu’est la politique, et cèdent en chiens de Pavlov aux provocations des agitateurs professionnels de la société civile pour participer à ces rites tribaux de purification collective que sont en réalité les marches « anti-corruption ».

Répondre à la seconde question, en revanche, demande beaucoup moins d’intuition, d’interprétation, de concepts et de philosophie. Il suffit, à vrai dire, d’être informé des démarches récentes du gouvernement Grindeanu, et du programme de gouvernement qu’il compte appliquer au cours des prochains mois (informations hautement publiques, mais soigneusement passées sous silence par la presse occidentaliste roumaine et la quasi-totalité de la presse étrangère) pour comprendre que la Reich-chancelière Merkel ne peut tout simplement pas accepter une pareille mutinerie, ni même se contenter d’une négociation avec les mutins, mais exige un châtiment exemplaire – au besoin, selon la méthode éprouvée en Ukraine.

Le gouvernement Grindeanu, avant d’adopter des décrets d’amnistie (objets de la fureur des « jeunes beaux et libres ») qui, contrairement à ce qu’on lit ça ou là dans la presse aux ordres

  • n’ont pas été, et de loin, sa première mesure (voir ci-dessous),
  • ne « légalisent pas la corruption » et n’amnistient pas tous les faits de corruption (ils instituent en réalité un plafond équivalent à 40 000€ pour le déclenchement d’une procédure spécifique de justice anti-corruption, et il semblerait, notamment, que les faits – d’ailleurs en attente de jugement – reprochés à L. Dragnea ne soient pas concernés par l’amnistie)
  • étaient absolument nécessaires, le PSD ne pouvant pas gouverner avec le canon de la Direction Nationale Anti-corruption (entièrement aux ordres des Occidentaux) braqué sur la tempe,

le gouvernement Grindeanu, disais-je, pendant la dizaine de jours qui ont séparé sa récente entrée en fonction de la passation desdits décrets, n’a pas chômé. Il a notamment :

  • relevé le niveau du salaire minimum et du point de retraite, annulant ce faisant les mesures d’austérité que les gouvernements de la présidence Băsescu (notamment le gouvernement Boc) avaient adoptées, obtempérant de bonne grâce aux dictats du FMI, de Berlin et de Bruxelles ; et
  • annoncé la défiscalisation des salaires de moins de 500€ (eh oui : il y a encore un mois, en Roumanie, pays membre de l’UE, de nombreux salariés payaient des impôts sur des salaires de 300€, dans des villes où la location d’une chambre dans une collocation coûte rarement moins de 100€ – la nourriture dans la grande distribution étant grosso modo aux prix hongrois, pas loin des prix autrichiens).

Non seulement ces deux mesures « donnent le mauvais exemple » à toute l’Europe du Sud et de l’Est en train de secouer le joug de l’ordo-libéralisme allemand pour se tourner vers des politiques de croissance, mais elles affectent directement le capital allemand. L’Allemagne (c’est-à-dire le grand capital bavarois et ses auxiliaires autrichiens) est en effet devenu le principal investisseur externe en Roumanie, suivi par la France, tandis que l’Amérique (encore très présente au début des années 2000) semblait, depuis les présidences Obama et son Asia Pivot, vouloir « passer la main ». La haute rentabilité de ces investissements (les entreprises roumaines présentant en général un taux de profit double par rapport à la moyenne de la zone euro) est essentiellement basée sur l’exploitation effrénée d’une main-d’œuvre asservie (avec un SMIC calculé très exactement de façon à permettre la survie misérable d’un individu sans charge de famille et sans loyer – les roumains étant, comme la plupart des européens de l’Est, en général propriétaires d’un appartement en mauvais état racheté à l’Etat au début des années 90, ou d’une petite maison villageoise) – d’où une mobilité sociale et géographique très basse, une dégringolade démographique sans précédent et le plus haut taux d’émigration des pays non-africains du monde (plus haut que le taux syrien, période de guerre comprise !).

Jusqu’ici, cependant, je pense qu’on serait restés dans le domaine du négociable : quelques cadeaux fiscaux aux gros « investisseurs » allemands (comme E.on Ruhrgas, qui a mis la main sur l’ancien monopole d’Etat du gaz en Transylvanie, et facture à prix allemand à la population le gaz acheté bon marché… à la Russie), et Munich se serait calmé, laissant comme toujours les petits poissons et les investisseurs français faire les frais de la nouvelle politique (les français, cela dit, très présents dans la distribution, ne doivent pas trop se plaindre du turbo que Grindeanu cherche à ajouter au pouvoir d’achat des classes populaires roumaines…).

Mais voilà, l’odieux gouvernement PSD prévoit aussi de créer

  • un Fond Souverain de Développement et d’Investissement (FSDI), à l’exemple de la Norvège, de la France, de l’Arabie Saoudite etc., qui serait alimenté par les bénéfices des entreprises qui appartiennent encore l’Etat (vous avez dit « bénéfices » ? – tiens, tiens… les gouvernements précédents nous disaient pourtant que ces « trous sans fond » gagneraient à être privatisés…), et servirait notamment à doter la Roumanie des maillons agro-alimentaires (élaboration, conserverie, embouteillage) qui lui manquent entre son énorme fertilité agricole et un marché intérieur de 18 millions de consommateurs en majorité convaincus (à raison) que les aliments produits en Roumanie sont meilleurs et plus sains que ceux d’importation.

Ici, du point de vue de la métropole coloniale, on entre dans le domaine du non-négociable. Par une telle mesure, la Roumanie envisage tout simplement de contester unilatéralement le statut de colonie extractive (source de matières premières pratiquement gratuites et de main d’œuvre émigrée bon marché) qui lui a été assigné dans l’ordre mondial actuel, revendiquant – sinon une souveraineté entière, dont elle n’a pas les moyens militaires – un statut de colonie productive, comparable à celui de la Hongrie (où le salaire moyen est plus élevé d’à peu près 50%, et où la ponction migratoire est moins sensible).

Voilà donc qui se révolte réellement en ce moment : l’Allemagne, comme métropole coloniale, contre le gouvernement démocratiquement élu de la Roumanie (avec ses affaires de corruption – ni plus ni moins que les précédents et… que les suivants), qu’elle cherche en ce moment à renverser au moyen d’un putsch unissant les efforts des fondations politiques allemandes (F. Adenauer, F. Ebert, R. Luxemburg) avec ceux de la « société civile » de marque Soros – laquelle, cette fois-ci, ne prend même plus la peine de feindre l’apolitisme ou le « trans-partisanisme », appelant tout simplement à rappeler au gouvernement l’ancien commissaire européen Dacian Cioloș, « technocrate » jamais élu par personne, imposé sans majorité parlementaire par Johannis en 2014 au terme d’un premier « maïdan » bucarestois, et qui vient d’être écarté du pouvoir par un vote massif de condamnation de sa politique des deux dernières années.

Il faut dire que l’UE, maintenant si véhémente dans les louanges qu’elle lui adresse, ne lui avait pas facilité la tâche : considérant qu’elle contrôlait désormais directement sa plantation roumaine, la métropole coloniale avait même décidé de rabioter un peu plus, en conséquence de quoi le bilan de Cioloș en matière d’absorption de fonds structurels, par exemple, a été encore plus catastrophique que celui (notablement mauvais) des gouvernements précédents. Voilà l’élite compétente et virginale que les « jeunes beaux et libre » d’A. Merkel et de G. Soros s’efforcent actuellement de ramener au pouvoir, au mépris du vote populaire. A la lumière de tels développements, on peut désormais considérer comme achevée la transition de l’UE vers une structure parasitaire comparable (dans ses buts et ses méthodes) à ce que fut la tristement célèbre United Fruit Company dans l’Amérique latine d’avant les révolutions néo-bolivaristes. Manquent encore les escadrons de la mort. Encore quelques efforts, M. Johannis, pour devenir un vrai Pinochet !

Par Modeste Schwartz.