Europe centrale – La compétition économique confronte l’Europe au reste du monde, mais avant tout les pays européens entre eux. Le contentieux politique sur les quotas de migrants a récemment permis de cristalliser une des tensions économiques qui traversent le continent : certains avantages comparatifs de l’Europe centrale vis-à-vis de l’Europe occidentale et la pertinence de la répartition des fonds structurels européens.
Cet article se propose de démêler l’écheveau des interdépendances européennes, d’analyser les logiques économiques et politiques à l’œuvre et de dégager, autant que possible, quelques perspectives.
I. L’effondrement du bloc de l’Est
1. Années 1990 : transition économique ou transition de civilisation ?
Le FMI date le passage à l’économie capitaliste de la Chine en 1978, celui du Viêt-Nam en 1986, mais ce même FMI ne prend pas en compte la Perestroïka en 1986 pour l’Union soviétique, ou 1982 pour la Pologne, avec la déclaration d’urgence et le programme concomitant de réformes économiques, ni 1968 avec les premières modifications économiques propres en Hongrie : pour les pays du pacte de Varsovie, on ne retient que la date de l’effondrement. (Le communisme avait certes lobotomisé ses économies satellites : la Tchécoslovaquie, 10ème puissance industrielle mondiale dans l’entre-deux guerres, se situe au 40ème rang en 1990). Mais ce choix a pour conséquence, sinon pour but, de délégitimer, au-delà des régimes socialistes, les pays eux-mêmes et l’affirmation de leurs intérêts économiques. Ils devaient être éduqués par les seuls principes néo-libéraux, qui triomphaient aux États-Unis sous R. Reagan comme dans la CEE avec l’adoption de l’Acte Unique (1986).
C’est à cette fin qu’est fondée dès 1990 la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Son siège fixé à Londres, son premier président n’est autre que Jacques Attali. Le discours prononcé le 15 avril 1991 par François Mitterrand, lors de l’inauguration de la Banque, expose de façon remarquable les différentes logiques à l’œuvre dans ce projet et leurs conséquences actuelles.
L’unité retrouvée de la grande famille européenne, proclamée avec une emphase hugolienne, constitue naturellement une pierre angulaire du discours. Les deux autres aspects importants sont complémentaires : économie de marché et démocratie d’opinion, comme les deux perspectives du même horizon de la « fin de l’histoire » : la civilisation européenne arrivait à bon port.
On constate combien le carcan de l’UE de 2018 est déjà en place, alors que la CEE des 12 n’a pas encore adopté le Traité de Maastricht…
2. Capitaux étrangers et marchés émergents : de la complémentarité à l’accaparement
Au début des années 1990, les économies matures de l’ouest voient une aubaine dans ces pays dits « émergents », qui ne sont que des marchés émergents, et se prêtent à une quasi mise en valeur « coloniale » : capacité d’absorption des productions des pays riches (surtout de leurs multinationales) et emploi de leur force de travail pour augmenter les profits de ces mêmes multinationales (délocalisation). On n’a donc pas laissé à ces pays le choix de leur rôle. Ils ont été désindustrialisés avant d’être réindustrialisés, pour convenir sur mesure aux besoins du capitalisme ouest-européen.
Ce qui définit le niveau de colonialisme, c’est le degré d’indépendance politique du marché émergent ; et toute la différence entre les PECO et la Chine, c’est que la seconde a fixé les règles de sa transition économique, alors que les premiers n’ont eu de rempart que la complaisance des élites socialistes qui passèrent d’une idéologie à une autre sans se soucier de défendre leur intérêt national, ces élites cultivant l’habitude de servir des intérêts étrangers. Ainsi, le changement de régime se dit « changement de gangsters » en hongrois.
La faiblesse des États, l’effet de sidération d’un effondrement inattendu et le désir fervent de revenir dans la famille européenne ont concordé, dans les PECO, pour céder sans mesure aux investisseurs occidentaux, et surtout allemands. Comme le rappelle Thomas Pikkety sur son blog, ils « sont graduellement devenus propriétaires d’une part considérable du capital des ex-pays de l’Est : environ un quart si l’on considère l’ensemble du stock de capital (immobilier inclus), et plus de la moitié si l’on se limite à la détention des entreprises (et plus encore pour les grandes entreprises). »
II. « Est profiteur » ou « Ouest prédateur » ?
1. FEDER, FSE, FEADER : à quoi servent les fonds structurels de l’Union européenne ?
Les fonds structurels relèvent de la même logique de « développement » que la BERD. Ce qui diffère, c’est d’abord l’origine des fonds. Ils proviennent surtout de la poche du contribuable ouest-européen et non d’actionnaires. Ce ne sont donc pas des prêts mais des outils mis en place par l’UE pour faire de l’Europe un ensemble économique cohérent, et en tirer ensuite des bénéfices mutuels. Par ailleurs, dans ce même esprit de coopération, le co-financement des projets exige la participation des pays récipiendaires.
D’un point de vue strictement économique, les fonds structurels sont l’aspect institutionnel de la double logique libérale : développer le marché et la société la plus adaptée à son épanouissement maximal (la société dite « ouverte »). Ce double développement s’opérant sous la baguette du droit.
2. Une balance profitable aux capitaux occidentaux
La balance de l’Europe centrale entre les transferts publics entrants et les flux de profits sortants est nettement déficitaire. C’est ce que démontre encore Thomas Pikkety sur son blog. « Les flux de profits aujourd’hui versés aux propriétaires des entreprises dépassent de loin les transferts européens allant dans l’autre sens. » Les fonds structurels ne sont donc pas une aumône, mais un investissement juteux : « une bonne partie des hauts revenus issus du capital est-européen est versée à l’étranger ».
L’économiste explicite ainsi son graphique : « Entre 2010 et 2016, les flux annuels sortants de profits et de revenus de la propriété (nets des flux entrants correspondants) ont ainsi représenté en moyenne 4,7% du produit intérieur brut en Pologne, 7,2% en Hongrie, 7,6% en République Tchèque et 4,2% en Slovaquie, réduisant d’autant le revenu national de ces pays.
Par comparaison, sur la même période, les transferts annuels nets venant de l’UE, c’est-à-dire la différence entre la totalité des dépenses reçues et des contributions versées au budget de l’UE, étaient sensiblement plus faibles : 2,7% du PIB en Pologne, 4,0% en Hongrie, 1,9% en République Tchèque et 2,2% en Slovaquie (pour mémoire, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont contributeurs nets au budget de l’UE à hauteur d’environ 0,3%-0,4% de leur PIB). »
3. Une logique économique impitoyable
De l’optimisation fiscale…
La tendance n’est d’ailleurs pas réjouissante. Les entreprises multinationales s’organisent pour payer de moins en moins d’impôts, comme le Visegrád Post le détaillait récemment. Alors que la Roumanie a connu une croissance de son PIB de 7% l’an passé… les rentrées fiscales de l’État roumain au titre de l’impôt sur le profit des sociétés ont diminué de 7%. Les bénéfices de cette fraude légale s’ajoutent donc aux excédents déjà colossaux que permet de dégager le faible coût du travail, en Roumanie comme dans les autres PECO.
…à l’accaparement des réseaux de distribution
Autre aspect de la sujétion économique de cette région : la grande distribution. L’ONG Impact 2040, basée en Lettonie et qui se propose de défendre les droits des consommateurs, s’est faite l’écho en juillet 2017 de l’utilisation problématique des crédits de la BERD, dont, nous l’avons vu, Jacques Attali fut le premier Président.
C’est l’utilisation des fonds de la BERD qui est en question, fonds surtout publics car l’UE, la Banque européenne d’investissement (BEI) et les États membres constituent ensemble 62,8% du capital de cette banque. L’ONG a relevé des contributions de plusieurs centaines de millions d’euros pour développer une fameuse chaîne de grande distribution, en l’occurrence Lidl, dans les PECO. Financements publics à l’appui, Lidl a annoncé en 2016 l’ouverture de 100 nouveaux magasins en Roumanie en une seule année, en plus des 200 magasins déjà existants.
Ceci conduit à une situation monopolistique dans certaines régions, et les effets ne se font pas attendre :
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Exclusion des productions locales, même si elles sont de qualité supérieure, au bénéfice des produits de la marque, notamment de la nourriture industrielle issue d’Europe occidentale (l’excédent agricole allemand s’explique notamment ainsi).
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Vente à perte pour éliminer les acteurs locaux de la petite distribution, où la qualité moyenne des produits est plus élevée, et ce en profitant de la manne financière publique.
4. La classe moyenne occidentale, autre perdante
On l’aura compris, l’antagonisme ne se trouve pas entre les économies d’Europe centrale et de l’ouest, mais entre ceux qui produisent, où qu’ils se trouvent, et ceux qui en retirent le plus grand bénéfice. Mais en bout de chaîne, le perdant ultime semble bien être le travailleur occidental : par ses impôts, il contribue nettement aux fonds européens. Et les investissements permis par cette manne développent un marché qui ne lui rapporte rien ! En effet, les profits dégagés par une entreprise allemande ou française ne reviennent pas à l’Allemagne ou à la France mais aux actionnaires et autres happy few de l’économie globalisée. Si une bonne partie de la société allemande tire encore son épingle du jeu, l’Europe latine, dont la France, perd des deux côtés : elle contribue à l’exploitation (ou mise en valeur) de pays dont elle ne tire aucun bénéfice. Les travailleurs détachés sont le processus symétrique de cette même réalité économique. C’est la conséquence inévitable du libre-échange des facteurs de production : le capital va là où les profits sont les plus élevés.
III. L’économie face au politique
1. Infériorité économique et isonomie politique
La réalité économique est claire : les 100 millions de citoyens européens des PECO sont des vaches à lait de l’économie allemande, le gage de sa prédominance continentale et de son envergure mondiale. L’Europe centrale n’a pas encore le poids ni la force d’aborder la grande question de l’augmentation des salaires et du niveau de vie. En sus d’une coordination des différents pays de la région, cette question ne peut être résolue sans la coopération pleine et entière de leur banque centrale respective, dont l’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique est un handicap rédhibitoire.
Mais les succès diplomatiques du groupe de Visegrad, et l’embellie réelle que l’on peut constater dans cette région depuis plusieurs années prouvent que la sujétion économique n’est ni complète, ni écrasante. Loin de borner son poids politique à l’aune de ses bas salaires, le Groupe de Visegrad exploite sa rentabilité pour défendre ses intérêts politiques primordiaux.
De ce point de vue, l’Allemagne ne fait pas face à des économies subordonnées mais à des nations historiques. Et c’est le passé médiéval comme le cadre politique européen le plus actuel qui autorise pareille prétention.
2. Le poids de l’histoire face au poids de l’argent
Les pays d’Europe centrale jaugent un mal en le comparant à un autre : ils ont connu l’occupation russe et n’en veulent à aucun prix ; ils savent que la puissance ottomane n’est jamais loin et la redoutent plus encore. En revanche, ils appartiennent, pour le meilleur et pour le pire, à la Chrétienté occidentale dont ils constituent le flanc oriental depuis plus de 1000 ans. Et ce déterminisme civilisationnel l’emporte sur des conjectures économiques.
Ce commun héritage qui, d’après les pays du V4, justifie l’Union européenne et détermine son avenir, semble précisément oublié par l’Allemagne. Celle-ci s’est momentanément abaissée à ne considérer aucune autre dimension de l’existence que la dimension économique. Au point de ne rien voir dans un « migrant » qu’un agent économique potentiel. Le gouvernement allemand actuel ne comprend pas l’Europe centrale parce qu’elle revendique ce qu’il tente d’oublier.
Aux yeux de l’Europe centrale, la richesse économique n’étant pas le plus grand honneur, une pauvreté relative n’est pas la plus grande déchéance. Et plus de tenir fermes sur les questions migratoires et sociétales, ces pays exploitent autant que possible leur marge de manœuvre économique.
3. La mise sur pied d’un modèle économique national
Dès son premier mandat au poste de 1er Ministre, entre 1998 et 2002, Viktor Orbán affiche la volonté délibérée de bâtir un capitalisme hongrois, sur les épaules d’une classe moyenne entreprenante et attachée aux valeurs nationales. « Le volume des travaux publics augmenta sensiblement. Suite à l’investissement public, 10 000 à 15 000 nouvelles maisons furent construites et 46 000 emplois furent créés. En 2002, le secteur de la construction avait augmenté de 23%. Les entreprises locales purent jouir d’avantages significatifs dans le cadre des appels d’offre, ce qui bien sûr eut un impact négatif pour les pays dont les entreprises travaillaient en Hongrie, à commencer par l’Autriche. Quand les politiciens autrichiens s’enquirent de quand leurs entreprises pourraient de nouveau prendre par à la construction de route en Hongrie, Orbán répliquait franchement que ce serait possible quand les entreprises hongroises pourraient prendre part à des projets de construction en Autriche. » (I. Janke, In Forward ! The History of the Hungarian Prime Minister Viktor Orbán, p. 179)
De retour au pouvoir après l’éclipse 2002-2010, Viktor Orbán n’a cessé de renforcer et de développer les atouts de l’économie nationale. C’est d’ailleurs la raison profonde du contentieux qui l’oppose à Bruxelles. En 2013, le rapport Tavares attaquait la politique du gouvernement Orbán pour des prétextes fort légers d’« atteintes à l’État de droit », mais au fond c’est le cadre favorable à la défense des intérêts nationaux que visait Bruxelles. Au bout de huit ans d’efforts continus, Orbán a pu se flatter le 18 février dernier : « Nous avons des entreprises de services publics hongroises, et les familles ne paient donc pas les bénéfices des multinationales à travers leurs factures de services publics » (discours sur l’état de la nation – 2018). Ceci est à mettre en rapport avec la cession par l’État français à des multinationales des autoroutes construites avec l’argent public. C’est un État, et non Bruxelles, qui dans ces deux cas choisit ou de défendre les usagers contre les multinationales ou de défendre les multinationales contre les usagers.
Ce volontarisme national a aussi le mérite d’entretenir la combativité des décideurs politiques en toute circonstance. A un journaliste qui l’interrogeait, le 7 décembre dernier, sur la querelle des fonds européens et des quotas de migrants, Orbán balayait ainsi le chantage qui leur est fait : « ils induisent que nous avons cédé notre liberté pour de l’argent ? »
La Hongrie a été le poisson pilote d’une reprise en main nationale dans le cadre de l’UE. En 2015, la victoire du PiS a engagé la Pologne sur cette même voie, et la Tchéquie emmenée par Andrej Babiš suite aux élections de l’automne 2017 conforte cette dynamique à la fois nationale et européenne.
IV. L’Europe divisée : deux situations incertaines
1. Un moindre degré d’intégration communautaire
A l’exception de la Slovaquie, les pays du groupe de Visegrád n’ont pas encore rejoints la zone euro. Or, la monnaie est l’instrument indispensable d’une politique économique nationale. Le taux de change permet de maintenir cette compétitivité qui est la clé de leur succès, et la pression de la banque centrale européenne qui s’exerce si puissamment sur chaque gouvernement de l’euroland leur est épargnée. Ainsi que l’expliquait récemment le Premier Ministre Polonais : « Nous sortons seulement du communisme et notre énorme dépendance au capital étranger que nous a imposée le modèle économique choisi il y a plus d’un quart de siècle fait que nous sommes confrontés à des défis très différents de ceux auxquels doivent faire face les pays du sud ou du nord de la zone euro. Si la structure de notre économie et notre revenu disponible par habitant deviennent similaires à ceux des Pays-Bas, de l’Autriche ou de la Belgique, alors nous pourrons reparler de l’euro. »
2. Inconfort et viabilité
Au début des années 1990, la France, comme l’Italie et dans une moindre mesure l’Espagne, étaient dotées d’une économie mature, caractérisée par de hauts salaires et une consommation saturée : l’intérêt des entreprises multinationales était alors d’investir les profits ailleurs afin de développer un nouveau marché où dégager de nouveaux profits. François Mitterrand pensait peut-être édifier, avec la BERD, des contrepoids à la puissance allemande en Europe centrale et orientale. Mais c’est absolument l’inverse qui s’est passé. Et dès les années 1990, la France n’a pas su empêcher le démantèlement de la Yougoslavie qui constituait un de ces contrepoids.
Aujourd’hui, si l’Europe centrale peut s’efforcer dans une relation qu’elle juge gagnant-gagnant avec le monde germanique, l’impasse est plus évidente pour la France, l’Italie, l’Espagne et la Grèce. La question de l’euro, ici encore, est centrale. Comme l’économiste Charles Gave le pronostiquait avant même la mise en place de la monnaie unique, « l’euro conduira à trop de maisons en Espagne, trop d’usines en Allemagne et trop de fonctionnaires en France ». On observe ainsi que la situation de l’Europe centrale est inconfortable, et que celle de celle l’Europe latine n’est plus viable.
V. Un modèle centreuropéen ?
1. De quoi l’option fédérale est-elle le nom ?
Les déficits structurels de nos pays face à l’excédent phénoménal de la balance commerciale allemande condamnent la zone euro à imploser, à moins de fédéraliser complètement l’euroland, et d’achever la spécialisation économique du continent qui fera de l’Allemagne une usine où travailleront par millions des Italiens, des Français et des Espagnols. Le fruit de leur travail serait ensuite transféré dans leur pays sinistrés, un peu comme survivent de l’aumône francilienne des départements français désertés : cette « clochardisation » de nations entières est aussi malsaine qu’absurde. C’est plonger des pays entiers dans une atonie mortelle, c’est nier des siècles d’histoire glorieuse et bafouer la dignité même des peuples pour justifier l’aventure des brillants cerveaux qui imaginèrent l’euro.
C’est pourtant bien l’option de la fuite en avant qui a seule droit de cité aujourd’hui, grimée de diverses façons. La plus sirupeuse est celle des libres penseurs de gauche, qui pensent au fond que l’argent résout tous les problèmes, et qu’il suffit de payer. Mais le mythe de la redistribution est chez eux assaisonné de démocratie et de dialogue, de sorte qu’on croit récupérer par un statut politique la dignité d’homme qu’on a cédé à être assisté. Les fruits de la productivité ainsi répandue couvrirait les problèmes et les laisserait fermenter, alors que la concurrence des plus mobiles se poursuivrait impitoyablement jusqu’à la prochaine crise.
On peut noter que les défenseurs de cette ligne redoutent le protectionnisme, parce qu’il ouvrirait la boite de Pandore des mesures de rétorsion. Mais si l’on craint plus de mal des rétorsions d’autrui que l’on attend de bien ce qu’on peut bâtir, c’est fonder peu d’estime sur son travail et s’en remettre à l’extérieur comme à la providence. C’est de ce point de vue moralement blâmable, mais c’est aussi politiquement absurde de ne pas défendre son intérêt au prétexte que celui-ci a un prix.
2. L’ébauche d’une autre économie européenne
C’est là où la Hongrie, qui d’ailleurs assume loyalement son appartenance à l’Union européenne, a une autre leçon à nous donner. C’est en effet en partant des fondements que Viktor Orbán défend obstinément une Hongrie forte de villes et de régions dynamiques, elles-mêmes fortes de familles et de citoyens engagés. Ce bon citoyen s’appelle « polgár » en hongrois, et le parti d’Orbán en a fait une véritable notion politique et l’a popularisé dès le milieu des années 1990. « Le polgár est un citoyen pensant par lui-même, qui connait l’histoire de son pays et ses traditions, qui est conscient de la place qu’il occupe dans la société, est propriétaire, construit une famille et jouit du respect de ses voisins » (id., p156). Nous sommes bien aux antipodes du déclinisme décrit plus haut, et cette perspective nous semble le ferment de ce qui peut advenir de mieux dans tous pays d’Europe.
Face au noyau carolingien, si hégémonique et si insensé à la fois, les pays latins et l’Europe centrale gagneraient à s’entendre pour « stopper Bruxelles » et refuser la spécialisation des économies européennes sous la pression d’une concurrence plus aliénante que stimulante. Si l’unité civilisationnelle du continent s’exprime par les nations, et non contre elles, de même, la complémentarité et les partenariats européens se développent sur la base d’économies nationales robustes, lesquelles tirent leur force de leur propre dynamisme local.