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Pourquoi vouloir la tête de Viktor Orbán ?

Temps de lecture : 7 minutes

Par Modeste Schwartz.

Hongrie – Implications géopolitiques des élections hongroises du 08 avril prochain

Après une présentation à chaud des acteurs actuels de l’échiquier politique hongrois à la veille des élections du 8 avril et une analyse socio-culturelle des forces et faiblesses potentielles à moyen terme de la Hongrie FIDESZ, je voudrais clore ce triptyque par quelques réflexions sur la portée internationale et géopolitique de cette « bataille de Budapest » qui fait rage depuis presque un an, et dont le dénouement commencera dans deux semaines.

Commençons par un constat simple et neutre : tous les yeux sont fixés sur la Hongrie. Outre le Visegrad Post et son jumeau libéral-libertaire, la Marche de la Paix du 15 mars dernier a aussi retenu l’attention – pardonnez du peu – du Washington Post. Rappelons qu’il s’agissait d’une fête patriotique annuelle, certes doublée cette année d’un meeting de soutien au parti au pouvoir, qui a rassemblé quelques centaines de milliers de personnes dans la capitale d’un pays plus petit que l’Islande et moins peuplé que la Grèce – capitale où, par exemple, aucun quotidien français n’entretient de correspondant à l’année. Bien sûr, pour justifier cette soudaine obsession, les prétextes idéologiques ne manquent pas : de mieux en mieux articulé, le discours illibéral de Viktor Orbán permet à toutes les Cassandres à gages du « monde libre » d’agiter les spectres les plus usés de la rhétorique antifa, y détectant comme d’habitude un antisémitisme-fantôme (auquel Benjamin Netanyahu, lui, ne semble pas très sensible), un racisme à peine masqué (qui, curieusement, n’a pas empêché les partisans tsiganes du FIDESZ de venir nombreux participer à la Marche), etc..

En comparaison, la récente et inexcusable glissade verbale de l’ancien premier-ministre roumain Mihai Tudose, qui, lui, menaçait ni plus ni moins que de pendre haut et court ceux des Sicules qui contestent le centralisme roumain, avait fait moins de vagues. Pour ne rien dire de la rhétorique xénophobe (antisémitisme compris) des politiciens ukrainiens, devenue monnaie courante, et en comparaison de laquelle le « lapsus » de Tudose devient, si j’ose dire, un simple « détail ». On l’aura compris : face à ce monde post-communiste mal connu à l’Ouest, les angoisses des médias occidentaux s’avèrent être hautement sélectives.

Bref : sans même parler du cash-flow international des « ONG » à la manœuvre en Hongrie (difficile à quantifier, mais, à en juger par les résultats, il doit être fort consistant ces temps-ci), la simple focalisation médiatique en cours (qui, elle, est une donnée objective) suffirait à prouver que les enjeux de la bataille de Budapest dépassent de loin ceux de la politique intérieure de ce petit Etat enclavé, relativement pauvre et pratiquement désarmé.

Comme je l’ai précédemment démontré, le but de guerre prioritaire de la « communauté internationale » est de détrôner Viktor Orbán – lequel en est d’ailleurs parfaitement conscient, et ne manque pas une occasion de rappeler que ses véritables adversaires ne sont pas les partis d’une opposition hongroise éparpillée, sans programme ni leaders crédibles, mais des forces internationales d’une toute autre puissance.

Non seulement pour de telles forces, mais même pour l’hégémon régional allemand, la petite Hongrie, quand bien même elle deviendrait encore dix fois plus illibérale qu’elle ne l’est ou prétend l’être, ne sera jamais une menace en soi.

Dans le noble art du maquillage idéologique des réalités géopolitiques, Viktor Orbán n’est d’ailleurs pas en reste sur la presse occidentale. A l’écouter (du moins pour 90% de sa communication publique), l’enjeu dominant, voire unique, serait la problématique migratoire – argument massue dont il sait qu’il unit l’électorat hongrois bien au-delà des rangs de son parti, et les masses centre-européennes bien au-delà de la Hongrie, pour des raisons claires et légitimes qui ne deviennent obscures ou criminelles que dans l’univers parallèle de la pensée unique mondialiste : n’ayant pas participé aux aventures coloniales extra-européennes du siècle dernier, l’Europe centrale voit les vagues migratoires en cours du même œil que l’afghan moyen s’il devait assister au débarquement d’un million de tchèques dans les vallées du Pamir. Rien de plus normal. Soucieux, en outre, de gagner et/ou de conserver d’éventuels alliés à l’Ouest, le FIDESZ ne manque pas une occasion « d’internationaliser » le problème, en invoquant le témoignage de formateurs d’opinion occidentaux (comme Renaud Camus) spécialisés dans la thématique du « grand remplacement ».

A ce niveau d’analyse, néanmoins, on peut légitimement se demander pourquoi le discours d’Orbán inquiéterait davantage en haut lieu que les déclarations anti-immigration (souvent bien moins « enrobées ») de tel ou tel leader populiste italien – acteur de la vie politique d’un pays pesant pourtant bien plus lourd dans la balance objective des pouvoirs européens. Après tout, la problématique migratoire telle qu’on en débat le plus souvent – dans des termes essentiellement idéologiques, moraux et culturels – est (pour peu, du moins, qu’on en mesure les enjeux à long terme) la même dans toute l’Europe. L’« accident Orbán » – comprendre : l’apparition d’un leader rompant l’euro-silence imposé sur ce problème – aurait donc tout aussi bien pu se produire en Irlande ou au Danemark, n’est-ce pas ?

Eh bien non. En réalité, dans les rangs de l’oligarchie, tous les acteurs sérieux – y compris les partisans les plus frénétiques du métissage forcé – savent très bien ce que même de nombreux partisans du FIDESZ s’avouent à mi mots : en l’absence de migrants souhaitant s’installer dans une Europe post-communiste à faibles salaires et presque dénuée d’Etat-providence, le bras de fer engagé dans ce domaine entre Bruxelles et Visegrad n’a pas d’objet à court terme. Le « mur » érigé par la Hongrie ne coupe qu’une partie de ce qu’il est convenu d’appeler « la route des Balkans » – laquelle n’est, de toute façon, pas la seule – loin s’en faut – des voies d’accès clandestin à l’UE. Et même dans l’hypothèse d’un élargissement rapide de l’UE et de Visegrad aux Balkans occidentaux, il suffit de savoir compter pour comprendre que Visegrad – même soutenu par l’Autriche, ce qui reste néanmoins à vérifier – ne prendra pas « le contrôle de Bruxelles », comme font mine d’en rêver, à l’Ouest, des publicistes comme Eric Zemmour, en quête de la pierre philosophale de l’europhilie anti-immigrationniste (c’est-à-dire des frontières sans souveraineté).

Dans ce cas, qui a peur de Viktor Orbán ?

L’Allemagne.

Rappelons ici que non seulement la « manne communautaire » si souvent reprochée à l’Europe centrale est en réalité un mécanisme permettant au contribuable français, italien, espagnol etc. de subventionner l’industrie allemande via les infrastructures qui la relient à son atelier low cost d’Europe centrale – mais aussi et surtout, que le maintien d’un bas niveau de salarisation dans les PECO est l’un des paramètres essentiels de l’équation qui fait de l’UE, sous sa forme actuelle (renforcée par le Brexit) une machine à enrichir l’Allemagne sur le dos de l’Europe du sud. Pour finir, notamment, de désindustrialiser la France, l’Allemagne a absolument besoin d’une décennie supplémentaire de dumping basé sur les marges de compétitivité gagnées dans ses sweat-shops orientaux. Or, contrairement à ce qu’on entend parfois dire, cet hinterland centreuropéen de l’Allemagne n’est pas vraiment remplaçable : nulle part ailleurs dans le monde elle ne trouvera la même combinaison de pauvreté, de contiguïté géographique, de compétence technique et de compatibilité culturelle qui a fait le succès de ce nouveau Drang nach Osten. Théoriquement, même s’ils estiment précoce toute tentative d’échapper à l’hinterlandisation, les PECO disposeraient donc d’une marge de négociation face à leur « employeur » allemand, qui a au moins autant à perdre qu’eux en cas de « grève ». Ils pourraient facilement obtenir « une hausse », ou tout du moins un meilleur taux de réinvestissement local des bénéfices qu’ils génèrent, de manière à pouvoir timidement imiter, mutatis mutandis, le modèle chinois de développement par symbiose. En pratique, cependant, cette marge de négociation n’existe que dans la mesure où lesdits PECO atteignent le degré d’unité politique qui leur permettrait de parler d’une seule voix. Tel est le danger dont Orbán est le nom.

Voici le principal non-dit de la politique européenne actuelle : si Visegrad n’a en réalité pas vocation à changer le cours idéologique de l’UE, et sera très probablement incapable d’enrayer l’invasion migratoire (parvenant tout au plus de s’y soustraire à court terme – mais plutôt grâce au manque de candidats), la consolidation/élargissement de Visegrad fait en revanche planer sur Berlin le spectre de la création d’un syndicat de ses subalternes orientaux, dont l’apparition changerait radicalement les données de départ du problème de la « fédéralisation ».

C’est donc bien – quoique pas forcément pour les raisons les plus souvent mentionnées – de Visegrad qu’il est question. Or du point de vue de cette consolidation/élargissement, la Hongrie est certes petite, mais aussi et surtout centrale – à la fois géographiquement (comme nœud logistique et trait d’union entre le « bloc balte » en cours de constitution autour de la Pologne + ancienne Tchécoslovaquie et les Balkans), économiquement (plus ou moins à mi-chemin entre Pologne et Macédoine en termes de richesse et d’industrialisation) et géopolitiquement (entre un « bloc balte » hanté par les fantômes d’une histoire traumatique avec la Russie et l’axe russophile des Balkans orthodoxes). Pays moyen par sa taille (ni Pologne, ni Estonie), par sa composition sociale (ni relativement homogène comme en République Tchèque, ni fortement inégalitaire comme en Roumanie) et confessionnelle (mi catholique, mi calviniste), mais aussi par son degré de religiosité (intermédiaire entre une République Tchèque sécularisée à plus de 80% et une Pologne en plein renouveau catholique), la Hongrie est aussi, de par sa langue, un « terrain neutre » – ni slave, ni latin, ni germanique – qui, déjà sous le communisme, fournissait souvent à ses voisins un lieu de rencontre idéal pour arbitrages, réconciliations délicates et/ou discrètes etc.. Par conséquent, si la Hongrie doit beaucoup de sa popularité internationale récente à la personnalité titanesque de son premier ministre, on peut dire que la réciproque n’est pas moins vraie : pour des raisons structurales, l’émergence d’un leader régional de l’envergure de Viktor Orbán aurait été – sinon impossible – du moins plus difficile, et régionalement moins consensuelle, en Pologne, en Roumanie ou en Serbie.

Sans Viktor Orbán, le projet Visegrad, tel qu’il a pris contour au cours des toutes dernières années, perdrait son visage, et serait assez probablement amené à changer de cours, voire à régresser, ou carrément à disparaître. Voilà, à mon avis, le principal but de guerre de l’Occident dans la bataille en cours.

Comme Viktor Orbán ne joue pas davantage franc-jeu avec l’Allemagne ou avec ses « alliés idéologiques » de la droite occidentale que l’Allemagne ne joue franc-jeu avec eux ou avec les PECO, et comme tous les protagonistes continuent à considérer – c’est presque leur seul dénominateur commun à l’heure actuelle – qu’une implosion désordonnée de l’UE est l’un des pires scénarios envisageables, on comprend aisément que les uns et les autres préfèrent s’affronter verbalement sur le terrain géopolitiquement neutre de la querelle migratoire – que ce soit pour déclarer, avec la gauche occidentale, le métissage universellement positif, ou pour poser, comme Viktor Orbán, en protecteur de l’Europe toute entière. Le dessous des cartes, néanmoins, montre un paysage plus profondément déterminé par la géopolitique que par l’idéologie, dans lequel l’invasion à laquelle Viktor Orbán – véritable héros, en effet, de l’Europe centrale – semble bel et bien seul capable de s’opposer est avant tout celle des capitaux prédateurs, tandis que les lointaines perspectives de « l’islamisation » deviennent un peu floues derrière un péril bien plus immédiat de transformation des PECO en marchés captifs et en périphérie/mouroir vidée de leur substance vive par le brain drain. En ce sens, on peut – une fois n’est pas coutume – donner raison au chef de l’extrême-droite hongroise « retournée », Gábor Vona, lorsqu’il affirme que « le danger n’est pas l’immigration mais l’émigration » – tout en conservant, naturellement, de sérieux doutes sur la capacité de cette girouette politique à s’opposer efficacement à l’un ou l’autre de ces périls dans le cadre de cette « coalition Chaos » où il a eu l’imprudence de laisser sombrer le Jobbik.

A ceux que l’analyse ci-dessus laisserait perplexe, je ne peux que recommander, en conclusion, de prendre le temps de méditer le passage suivant du discours prononcé le 15 mars par Viktor Orbán :

« Nous qui croyons aux États-nations, à la défense des frontières, à la famille et à la valeur du travail, nous sommes d’un côté. Et nous nous opposons à ceux qui veulent une société ouverte, un monde sans frontières ni nations, de nouvelles formes de famille, un travail dévalorisé et des travailleurs bon marché – tous régis par une armée de bureaucrates insaisissables. D’un côté, les forces nationales et démocratiques, et de l’autre côté, les forces supranationales et antidémocratiques. »

(le soulignement m’appartient)