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Entretien avec Alexandre Douguine sur le groupe de Visegrád – l’avis de nationaliste russe sur l’Europe centrale

Temps de lecture : 9 minutes

Entretien publié originellement en anglais sur geopolitica.ru.

Russie – Alexandre Douguine est un intellectuel et philosophe nationaliste russe. Théoricien de la « 4e théorie politique », traditionaliste, favorable à un ensemble eurasiatique par opposition au monde « thalassocratique anglo-saxon », Alexandre Douguine fait l’objet de beaucoup de fantasmes – comme celui d’avoir été ou d’être un conseiller incontournable et très influent de Vladimir Poutine.

Nous avons décidé de publier cet entretien avec Alexandre Douguine pour deux raisons. L’une, c’est qu’il traite exclusivement de notre sujet de prédilection : l’Europe centrale. L’autre est qu’il donne à voir un changement intéressant dans l’appréhension de la région centre européenne de la part d’un penseur reconnu, russe, et qui plus est, nationaliste. Son approche, beaucoup plus positive et compréhensive qu’auparavant de la région anciennement sous tutelle soviétique et dont certains pays sont toujours habités par une attitude hostile à la Russie, est également digne d’intérêt et donne à penser au lecteur.

Nous remercions geopolitica.ru pour son autorisation.


ALEXANDRE DOUGUINE : LE GROUPE DE VISEGRÁD ET LE PROJET DE GRANDE EUROPE ORIENTALE

Entretien avec le philosophe Alexandre Douguine au sujet de l’Europe centrale et du Groupe de Visegrád.

Publié originellement le 27 avril 2018.

Entretien conduit par Sofia Metelkina.

Sofia Metelkina : Quels pays appartiennent, selon vous, à l’Europe centrale ? Qu’est-ce qui les rend différents de l’Europe occidentale ou orientale ?

Alexandre Douguine : Tout d’abord, ce concept d’Europe centrale (Mitteleuropa) a été introduit par Friedrich Naumann dans le cadre de la vision allemande de l’espace géopolitique européen. L’Allemagne se considère comme un pôle d’attraction pour d’autres pays, comme une sorte de puissance spéciale qui se distingue clairement de l’Europe occidentale. Mais en même temps, les Allemands comprenaient qu’il y avait de nombreuses différences entre certains de ces pays – entre la Pologne, la Roumanie etc. C’est ainsi qu’ils ont introduit le concept d’Europe centrale qui devait essentiellement être considérée comme une zone d’influence allemande.

Ainsi, le terme d’ « Europe centrale » a été inventé par les Allemands dans le but de préparer un grand espace, mais celui-ci n’a jamais été unifié politiquement ou géopolitiquement. Mais en même temps, il était considéré comme quelque chose d’uni, qui devait être uni. Le philosophe allemand Carl Schmitt a formulé une théorie sur les « grands espaces » (Grossraum) qui sont le premier pas vers une intégration politique. Quand nous parlons en termes de grands espaces, nous pensons à une unité potentielle géographique et géopolitique (du genre de la doctrine de Monroe), c’est-à-dire une zone d’ influence qui devrait être intégrée pas à pas dans une sorte d’entité politique. D’un côté, l’Europe centrale était un concept lié au projet de Grande Allemagne et décrivait la zone d’influence allemande comme distincte de l’Europe occidentale – comme, par exemple, de la France d’une part, de même que de la zone d’influence russe qu’on pourrait étiqueter comme « Europe orientale » au sens restreint d’autre part. C’était la raison historique et géopolitique d’introduire la notion d’Europe centrale.

Mais regardons une autre conception de cette région : l’Europe orientale (Osteuropa). Ce terme est généralement utilisé pour les pays qui se situent à l’Est de l’Allemagne et au Sud de l’Autriche, avec l’Allemagne et l’Autriche considérées elles-mêmes comme une partie intégrante de l’Europe occidentale, où elles sont rejointes par la France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne dans l’espace romain-germanique (pour utiliser la terminologie de Nikolaï Danilevsi). Dans cette optique, l’Europe orientale est la zone entre l’Ouest et la Russie (Eurasie). L’Europe orientale a donc toujours été importante pour la Russie mais aussi pour les Européens de l’Ouest, et par dessus tout pour les géopoliticiens anglo-saxons, car ils considéraient l’Europe orientale comme une sorte de cordon sanitaire entre l’Allemagne et la Russie. Cette idée a été développée par Harold Mackinder.

On ne peut tracer de frontière stricte séparant l’Europe orientale de l’Europe centrale car ce sont deux zones qui se chevauchent. Par exemple, l’Europe orientale peut se chevaucher tant avec l’espace russe (Eurasie) qu’avec l’Europe centrale. En géopolitique, l’usage de ces termes dépend de son propre point de vue.

Sofia Metelkina : Que pensez-vous du Groupe de Visegrád et de ses perspectives ?

Alexandre Douguine : Je pense que le Groupe de Visegrád est une idée très intéressante et révolutionnaire pour unir certaines des puissances d’Europe orientale, notamment celles qui perçoivent dans une mesure croissante leurs différences par rapport au reste de l’Europe du point de vue des valeurs, des standards sociaux et de l’orientation traditionnelle de leurs sociétés. C’est le genre d’identité particulière qui est le propre des pays d’Europe orientale, mais en relation avec leur spécificité : l’identité polonaise, l’identité tchèque, l’identité hongroise, etc. Ces pays d’Europe orientale ont une mission géopolitique spécifique, une Histoire spécifique et un rôle spécifique à jouer dans le cadre du contexte européen.

Le Groupe de Visegrád est une nouvelle tentative de donner une forme de souveraineté à l’espace est-européen – non seulement sur une base géographique mais aussi en tant que civilisation spécifique, voire une sous-civilisation dans le cadre de la civilisation européenne. Le principal point de séparation entre le Groupe de Visegrád et le reste de l’UE en fait un premier pas vers une possible sortie de l’Europe orientale de l’UE.

Le Brexit fut un adieu à l’UE de sa partie la plus occidentale, de son pôle anglo-saxon. Les Anglais ne se sentaient pas à l’aise avec la bureaucratie de Bruxelles, avec ces lois imposées à la société britannique traditionnellement indépendante, et avec le fardeau des idioties européennes. La même chose pourrait se produire avec le Groupe de Visegrád si on considère le mécontentement croissant et la déception de ces pays vis-à-vis de l’UE. La mission du Groupe de Visegrád est de réclamer une véritable souveraineté, d’appeler à la défense de son identité civilisationnelle et d’entreprendre des efforts pour lui fournir une expression géopolitique appropriée.

Sofia Metelkina : Quelle est la principale particularité qui distingue le Groupe de Visegrád de l’UE ?

Alexandre Douguine : Je pense que cela est principalement lié à une forme de conservatisme et, à un certain degré, d’archaïsme. Par exemple, il y a en Pologne une forte tradition catholique, les Tchèques sont fiers d’être Tchèques, et bien sûr, il y a également une identité hongroise unique basée sur son Histoire, et qui a été blessée par la dissolution ultra-libérale de toutes les valeurs nationales. Cette dissolution a été promue essentiellement par George Soros et les ONG qu’il a fondées. Les désaccords philosophiques entre les concepts à l’origine d’Open Society Foundations et ceux de la société traditionnelle sont le principal facteur de l’affrontement entre Soros et le Premier Ministre Viktor Orbán, fortement soutenu par une grande majorité des Hongrois.

Chaque membre du Groupe de Visegrád essaie de défendre son identité traditionnelle. Mais la ligne politique du mainstream et l’idéologie intrinsèque à l’UE essaie de dissoudre ces identités. Ladite idéologie des Droits de l’Homme refuse fondamentalement de reconnaître la moindre identité collective, dont la nationalité et la citoyenneté. Par conséquent, nous voyons une immigration provoquée et incontrôlée, des réfugiés, une haine européenne de soi-même etc. Le multiculturalisme détruit la société de l’intérieur. Le Groupe de Visegrád refuse d’accepter tout cela.

Sofia Metelkina : Y a-t-il une possibilité de création d’une fédération, d’un État ou d’une alliance centrale-européenne ?

Alxandre Douguine : Je pense que le Groupe de Visegrád est le commencement de la création d’une structure très intéressante. Nous pouvons l’appeler projet de Grande Europe orientale. Il y a déjà des idées et des concepts sur la manière de la bâtir. Ce projet est conçu comme étant une vision plus traditionnelle et conservatrice de l’Europe. Ainsi, ce Grossraum est-européen (je préfère utiliser le terme d’Europe orientale et non celui d’Europe centrale pour les raisons que j’ai déjà mentionnées) pourrait être un pôle par lui-même dans un contexte plus large de multipolarité. D’un côté, il pourrait représenter l’Europe, mais une Europe alternative, avec clairement des traits européens, des valeurs européennes, et une culture européenne, mais plus conservatrice, peut-être plus proche du début de l’Europe moderne voire de l’Europe pré-moderne. Cela pourrait être considéré comme une version alternative du développement de l’Histoire européenne – en d’autres mots, pas dans la direction du libéralisme radical et de la post-modernité. La Grande Europe orientale pourrait être une sorte d’unité basée sur les valeurs traditionnelles, la culture et l’épistémè de l’étape précédant la dissolution ultra-libérale post-moderne : une société solide et solidaire au lieu d’une société liquide (selon Zygmunt Bauman). Cela pourrait être la partie de l’Europe qui choisit une orientation alternative. Et plus nous observons ce que Viktor Orbán et les autres leaders conservateurs des pays de Visegrád disent et font, plus nous voyons cette Grande Europe orientale se manifester comme une véritable alternative. Elle ne devrait pas forcément être pro russe – elle devrait être plutôt européenne, mais ni pro occidentale, ni atlantiste.

Le Groupe de Visegrád pourrait devenir le centre d’une Europe alternative et pourrait peut-être éventuellement inclure la Bulgarie, la Serbie, les Balkans et aussi l’Autriche. L’Autriche, avec sa ferme volonté de défendre sa neutralité et ses valeurs traditionnelles et souhaitant fortement contrôler l’immigration etc., est un candidat logique pour cette Europe alternative en train d’émerger. La Grèce qui n’est pas non plus satisfaite de l’UE, pourrait aussi la rejoindre et dans l’avenir, peut-être même l’Italie ou la Suisse. Le Groupe de Visegrád pourrait devenir le centre d’une réorganisation totale de l’ensemble de l’espace européen.

Je pense que la Russie pourrait jouer un rôle positif dans ce processus. Une telle Europe pourrait être une Europe neutre, ou peut-être une Europe finlandisée (rappelons nous, durant la Guerre froide, la Finlande a essayé d’être indépendante tant de Moscou que de Washington). Nous pouvons donc considérer ce Groupe de Visegrád dans le contexte du projet de Grande Europe orientale, qui pourrait être le pôle géopolitiquement neutre, idéologiquement traditionnel et politiquement conservateur de l’Europe. Ce processus se développera pas à pas, mais je pense qu’il apparaîtra dans un avenir pas trop lointain. Il y a de nombreux facteurs qui faciliteront l’accélération de ce projet. L’UE va forcément continuer la même politique d’immigration, faisant la promotion du transgénérisme, du transhumanisme, de la post-modernité etc. L’Allemagne va continuer à vouloir dominer économiquement toute l’Europe. Mais d’un autre côté, nous aurons également la montée en puissance de la souveraineté géopolitique de la Russie. Tout cela donnera un caractère de plus grande urgence au développement d’une nouvelle alternative.

Sofia Metelkina : Nous voyons que Bruxelles exerce une pression importante sur ces pays. Un bon exemple en est la récente victoire d’Orbán aux élections – après les élections, l’ensemble des média occidentaux parle de sa « dictature » et de son « manque de démocratie ». Comment ces pays peuvent-ils résister et se battre ?

Alexandre Douguine : Avant tout, il est assez logique que les eurocrates exercent une pression sur le Groupe de Visegrád. Je pense qu’ils vont essayer d’imposer leurs règles et leur agenda au moyen de révolutions de couleur et de la guerre de réseau en utilisant les ONG qui y ont été implantées par Soros et d’autres structures mondialistes. Il y aura donc – et il y a déjà – une pression énorme : politique, économique, diplomatique etc. C’est parfaitement naturel.

Par contre, je pense qu’il y a des possibilités pour eux de trouver des soutiens. La Russie est également intéressée à renforcer le Groupe de Visegrád – non que la Russie souhaite reprendre sa traditionnelle zone d’influence (ce serait de toute manière impossible) mais parce que nous y sommes intéressés comme quelque chose qui pourrait être indépendant de Bruxelles et qui pourrait affaiblir la présence des structures mondialistes en Europe. La Russie apportera son soutien à la neutralité et à une plus grande indépendance de l’Europe orientale. Je pense que la majorité des mouvements conservateurs et populistes en Europe et en Amérique pourrait soutenir une telle initiative. La même chose vaut également pour les tendances socialistes et anti-capitalistes.

Sofia Metelkina : Quel genre de relations serait possible entre cette région et les USA, la Russie ou la Chine ?

Alexandre Douguine : Je pense que la Russie est actuellement l’allié naturel du Groupe de Visegrád. En partie à cause d’Orbán. En Pologne, il y a encore beaucoup de russophobie. Mais c’est une question de mémoire historique et il y a aussi des intérêts nationaux actuels et des calculs rationnels en jeu. Je pense que pour la Pologne moderne, la Russie représente plus une opportunité nouvelle qu’un vieil ennemi. Autrefois, la Russie fut la ruine de la Pologne et les Polonais avaient de nombreuses raisons de détester la Russie. Mais aujourd’hui, une fois que l’on regarde au-delà de tout cela, des calculs froids et rationnels montrent qu’avoir de bonnes relations avec la Russie aujourd’hui peut être un enjeu important pour une Pologne conservatrice et traditionaliste. La Russie pourrait être un partenaire clé.

Je pense que la Chine pourrait aussi jouer un rôle positif. La Chine est très loin, elle est unique en son genre et elle promeut ses propres intérêts. Dans le contexte de la création d’un monde multipolaire, la Chine a toutes les ressources pour aider au projet de Grande Europe orientale.

Si Trump devenait le vrai Trump et non un simulacre, l’Amérique pourrait aussi jouer un rôle positif, mais pas maintenant, parce que dans l’instant présent, ce n’est pas l’Amérique de Trump mais plutôt un pays agressif, néocolonialiste et interventionniste. Il semble que Trump ait été kidnappé par des neocons et des groupes d’officiers fanatiques qui essaient de déclencher une guerre mondiale. Donc pour le moment, les États-Unis ne peuvent être un allié de l’Europe orientale. Actuellement, la politique américaine est un mélange de mondialisme d’extrême-droite avec des gauchistes destructeurs et des idéologies d’extrême-gauche (big business et marxisme culturel, ce qui est une alliance mortelle).

De toute manière, je pense que l’Europe orientale doit trouver ses alliés de partout. Dans cette situation, la Russie et la Chine seraient ses principaux soutiens.

Sofia Metelkina : Quelle est votre opinion au sujet de l’Initiative des trois mers ?

Alexandre Douguine : Je pense que c’est une conséquence de tendances anciennes en Europe orientale, de l’époque où celle-ci fut utilisée par les mondialistes afin de détruire l’influence russe et soviétique en Europe. Il émerge de cette idée que la Russie est l’ennemi principal, une sorte de continuation de la mentalité de la Guerre froide. En termes politiques, ceci fut réalisé dans le cadre de l’intégration à l’OTAN et à l’UE. En conséquence, il y a une contradiction entre la continuation de divers projets visant à détruire l’influence russe et l’idéologie du Groupe de Visegrád. Je pense qu’il est temps pour lui à présent de réaliser ses intérêts communs avec la Russie – de laisser la Russie organiser les livraisons d’énergie à l’Europe occidentale avec la participation de l’Europe orientale. Mais l’Europe orientale devrait sécuriser ses propres profits au lieu de saboter ces initiatives. Cette relance de son statut de cordon sanitaire est contradictoire avec la croissance de sa souveraineté. Mais à présent, l’existence du Groupe de Visegrád montre que les choses sont en train de tourner dans une nouvelle direction. L’intégration de l’Europe orientale comme l’espace entre trois mers pourrait être déterminée par un choix de civilisation et par la défense de ses valeurs traditionnelles.