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Viktor Orbán s’attend à une nouvelle crise financière mondiale

Temps de lecture : 7 minutes

Par Modeste Schwartz.

Europe centrale – Depuis plus d’un mois, les monnaies d’Europe centrale (terme que, pour ma part, j’emploie toujours dans un sens conventionnel/géographique : Europe post-communiste hors-ex-URSS) décrochent face aux monnaies occidentales – qu’il s’agisse du dollar, de l’euro ou de la livre Sterling : cette dévaluation de 5% à 10%, dans un contexte de volumes de transactions stables, affecte pratiquement tous les pays de la zone (à l’exception, bien entendu, de la Slovaquie, qui a fait en 2005 le choix de l’euro).

De cette simple constatation découlent deux conclusions évidentes :

1.En dépit des efforts désespérés d’une presse libérale largement discréditée cherchant, notamment en Hongrie et en Roumanie, à interpréter cette évolution comme la manifestation d’une faillite prévisible des politiques économiques plus ou moins « hétérodoxes » appliquées par les gouvernements de ces pays (depuis 8 ans en Hongrie et 4 ans en Roumanie), ce mensonge tombe à plat pour peu qu’on considère l’étendue géographique et la chronologie du phénomène, affectant aussi bien la riche et industrieuse Pologne (cf. cours euro/zloty) qu’une Roumanie encore bien enfoncée dans l’extractif (cf. cours dollar/leu), et aussi bien cette Roumanie encore très largement soumise politiquement aux dictats occidentaux que la très rebelle Hongrie (cf. cours dollar/forint).

2.Inversement, même s’il ne me viendrait jamais à l’esprit de nier la réalité des manipulations à visée politique du cours de diverses monnaies, les « théories conspirationnistes » qui voudraient y voir une « punition de l’Europe centrale » (par exemple pour sa réaction massive de rejet des politiques migratoires de l’Open Society) font difficilement face à la réalité du phénomène, à la fois dans son timing (il s’aggrave depuis les élections hongroises, et alors que les présidentielles roumaines sont encore – en principe – relativement loin de nous) et dans son étendue (à quoi bon, par exemple, punir la Roumanie, qui reste un paradis de la délocalisation occidentale à fiscalité « négociée », a fait profil bas pendant la « crise migratoire » et subventionne le complexe militaro-industriel occidental bien au-delà du raisonnable, compte tenu de ses capacités budgétaires anémiques ?).

Bref, il est clair qu’il s’agit d’une tendance financière réelle et profonde (non d’un écran de fumée passager au service d’un agenda politique), et qui demande une explication globale.

Cette explication, le premier ministre hongrois Viktor Orbán en personne nous la fournit à mi mots dans une interview radiophonique du 8 juin dernier, d’ailleurs chargée sur YouTube sous le titre « Il est possible que la crise arrive ». A la question d’une journaliste lui demandant pourquoi, dans le projet de budget de 2019, la réduction du déficit budgétaire hongrois va-t-elle au-delà des exigences de Bruxelles en la matière, il répond qu’il s’agit d’un budget de « sécurisation de la croissance », qui doit être « à l’épreuve des tremblements de terre ». Affirmant « tendre l’oreille aux conseils des économistes hongrois de premier plan », il considère comme probable un redressement mondial des taux d’intérêts, ainsi que l’aggravation d’une « guerre commerciale » mondiale déjà entamée (laquelle, en aggravant l’instabilité de l’économie globalisée, ne peut en effet que renforcer la tendance haussière des taux d’intérêt).

Ce faisant, on peut d’ores et déjà dire que Viktor Orbán a trahi le secret de Polichinelle. Prévu de longue date par divers analystes, un remake de la crise de 2008 (dont l’inévitabilité découle d’arguments fort sérieux – par exemple ceux qu’expose depuis des mois l’auteur français Michel Drac) pourrait bien se produire avant la fin de l’année, ou en 2019 au plus tard. Son imminence – pour des raisons psychologiques aisément compréhensibles – fait certes rarement les gros titres, mais il devient de plus en plus facile de la discerner, en toile de fond de diverses déclarations – y compris de déclarations faites par des officiels des partis de gouvernement de l’Ouest de l’UE. Réagissant à la déclaration Macron-Merkel de Meseberg (contenant un timide appel à la création d’un budget européen commun), Wolfgang Steiger, secrétaire général du Conseil Economique de la CDU, critique la position de sa propre chancelière, et affirme notamment que « l’Europe a besoin d’un mécanisme transparent permettant aux pays de l’euro-zone de restructurer leur dette en cas de crise. » Bien entendu, les enjeux conscients d’une telle déclaration, et de sa diffusion (par la Wirtschafswoche, reprise par Euractiv) relèvent de la politique allemande (à l’approche des élections bavaroises) : Steiger peut à la fois subir lui-même l’influence des intérêts bancaires allemands, et craindre en politique une rupture de son parti avec la CSU (cette dernière étant probablement capable, en effet, de scier par fanatisme ordo-libéral la branche bruxelloise sur laquelle la prospérité allemande est assise – l’histoire le dira sous peu). L’imminence de la crise est, dans ce discours, un simple élément de contexte, et représente apparemment déjà une évidence dans les discussions tenues off the record par ledit Steiger et les décideurs européens du même niveau. De même, l’interview, citée ci-dessus, de Viktor Orbán, donnée en hongrois à la radio nationale hongroise, s’adresse avant tout au public hongrois, et non aux marchés financiers (qui savent de toute façon très bien à quoi s’en tenir). Il est d’autant plus intéressant de remarquer, chez ces deux hommes politiques que tout sépare par ailleurs (hors leur appartenance, de plus en plus nominale, au PPE), l’existence d’un même horizon d’attente en matière économico-financière.

Et cela ne date pas d’hier : on peut notamment se demander dans quelle mesure – au-delà du passif historique des relations Madrid-Barcelone – la crise catalane récente n’a pas été en grande partie inspirée par les craintes d’une bourgeoisie catalane qui aimerait bien pouvoir négocier la taille de la livre de chair qu’elle va devoir livrer lors du dépeçage économique de l’Espagne (lequel ne pourra que s’accélérer en cas de crise mondiale). Enfin, en poussant un peu plus loin l’audace spéculative, il n’est pas interdit non plus de penser que le soutien accordé par certains secteurs du capitalisme anglo-saxon au Brexit et à la campagne de Donald Trump a aussi pu découler d’une volonté de se positionner au mieux sur le pont du Titanic financier mondial à l’approche de l’impact.

Une fois cette hypothèse admise, la crise récente des monnaies centre-européennes n’est plus mystérieuse du tout. Ceux qui, comme moi, ont eu le douteux privilège d’être en âge et en état de comprendre l’enchaînement des événements lors de la « crise de 2008 » se souviennent qu’une chute des cours de ces mêmes monnaies avait aussi fait partie des signes avant-coureurs de ladite crise, et ce, pour des raisons au demeurant bien connues (mais que la presse mainstream se garde bien de rappeler) : dans diverses proportions (un peu moins en Pologne, un peu plus en Hongrie, et totalement en Roumanie), le système bancaire de ces pays reste largement dominé par les banques occidentales, présentes soit à travers des filiales portant le même nom (Société Générale, Erste Bank, Raiffeisen, etc.), soit un peu mieux dissimulées sous la raison sociale de banques jadis fondées par le capital local, mais qu’elles ont rachetées entre temps. Or toute anticipation de relèvement des taux directeurs mondiaux entraîne (on a presque honte de devoir le rappeler) une crise du crédit (au moins potentielle – par anticipation), qui aggrave l’exposition déjà énorme des banques occidentales (du fait, notamment, des champs de mines de « produits dérivés » qui parsèment leurs bilans) au risque d’une rétractation monétaire brusque ; les maisons-mères s’efforcent donc de fortifier leur capitalisation interne, notamment en décapitalisant leurs filiales des pays périphériques, bien obligés d’encaisser le choc, étant donné qu’ils se trouvent du mauvais côté de cette « souveraineté monétaire limitée » dont les chiens de garde mondiaux sont la BCE, le FMI, la Banque Mondiale etc.. Elles créent ainsi une famine de devises sur les marchés locaux, laquelle, par la loi (globalement faussée, mais localement efficace) de l’offre et de la demande, entraîne le renchérissement desdites devises face aux monnaies locales (pour qui la seule manière d’y échapper serait une dédollarisation / déeuroisation des systèmes bancaires locaux – naturellement impossible en l’absence d’un système bancaire à capitaux autochtones).

S’agissant des conséquences prévisibles du phénomène, commençons par écarter certaines des fausses conclusions que pourrait dicter une analyse superficielle, ou biaisée : non, à court terme, ces dévaluations n’ont rien de catastrophique pour l’Europe centrale. Elles dopent ses exportations (y compris cette exportation in situ qu’est le tourisme, très important dans l’économie hongroise), font réaliser des gains salariaux aux multinationales présentes sur place (qui paient leurs ouvriers en lei, forints, zlotys etc., mais vendent leurs produits en euros ou dollars après montage final en Allemagne, Autriche, France etc.), et encouragent donc l’investissement (par exemple le boom de l’IT en Roumanie, qui ne désenfle pas, en dépit des épouvantails de papier qu’agite la presse pro-occidentale locale dans le cadre de ses campagnes anti-PSD). De plus, elles encouragent la très nécessaire intégration économique régionale – étant donné que toutes ces monnaies restent relativement stables les unes par rapport aux autres, ne décrochant qu’en groupe face aux monnaies occidentales ; en se pérennisant, elles pourraient donc, mutatis mutandis, avoir les mêmes conséquences – finalement salutaires – que les sanctions imposées à la Russie depuis la crise ukrainienne : réduire les importations (notamment alimentaires), et pousser à produire localement pour les marchés locaux et régionaux. On pourrait rétorquer qu’elles encouragent aussi l’exportation des cerveaux, ce qui est techniquement vrai, mais sans grande importance réelle, compte tenu du fait que le brain drain a déjà atteint des limites structurales (manifestées par la disparition du chômage et la croissance permanente des salaires dans la région, depuis plus d’un an).

A moyen et long terme, en revanche – c’est-à-dire concernant les conséquences à prévoir après déclenchement effectif de la crise qui pointe à l’horizon – le tableau est moins rose. La Hongrie et la Pologne, notamment, très urbanisées, et relativement bien industrialisées, mais du fait d’une réindustrialisation tragiquement dépendante du capital allemand, exportent assez bien, mais importent aussi beaucoup, et principalement depuis la zone euro. On comprend mieux, du coup, les enjeux à moyen terme de la politique d’ouverture à l’Est (et notamment à la Route de la Soie) de Viktor Orbán : si l’Allemagne devait perdre la guerre financière et commerciale en cours, les grands groupes allemands pourraient, sous pression politique, tenter de sauver leurs établissements allemands en rapatriant une partie de la production jusqu’ici délocalisée dans son hinterland centreuropéen – auquel cas des pays comme la Hongrie et la Pologne auraient à choisir entre un déficit budgétaire galopant (du fait de l’effondrement de leur balance commerciale) et une réorientation (déjà en cours en réalité) de leurs importations de biens et de capitaux – laquelle, à terme, posera forcément aussi le problème de leur loyauté géopolitique – dont le seul garant réel semble, à l’heure actuelle, être la hantise d’une menace russe, qui possède (pour des raisons compréhensibles) les état baltes, ainsi que, à divers degrés (et pour des raisons plus discutables) la Pologne et la Roumanie.

Quant à la Roumanie, du fait de sa moindre industrialisation et de l’externalisation d’un quart de sa population, elle est à la fois moins exposée aux conséquences à long terme exposées ci-dessus (puisque de très nombreux roumains touchent tout ou partie de leur salaire… en devises occidentales), et plus sensible aux conséquences à court terme, étant à la fois importateur net face à la zone euro et bénéficiant, en proportion, beaucoup moins de la manne européenne (que « Bruxelles » préfère naturellement diriger vers Budapest et Varsovie, où elle finance en réalité… l’industrie allemande) : cette configuration rend le risque d’inflation (frénétiquement brandi depuis des mois par la presse anti-PSD) de plus en plus crédible (quoique pas pour les raisons généralement avancées par ladite presse), et le pouvoir en place à Bucarest ne sera en mesure de capitaliser positivement sur les conséquences d’un contexte inflationniste qu’à condition de concrétiser ses velléités d’Etat-stratège (et notamment de créer ce fond souverain qui, en monstre du Loch Ness, réapparaît tous les six mois à la surface du discours du PSD, mais sans jamais déboucher sur aucun calendrier ferme). Plus généralement, alors même que les 15 à 18 derniers mois ont démontré la stabilité du régime PSD-ALDE, en dépit d’une contestation hystérique de la « société civile », dans un contexte de croissance (particulièrement élevée en Roumanie), on peut se demander dans quelle mesure son style de gouvernement actuel – relativement passif, gestionnaire, timoré et apolitique – saura résister à une période régionale, voire européenne ou mondiale, de vaches maigres.