Par Olivier Bault.
Article publié originellement sur Réinformation TV.
Pologne – Mardi 24 juillet 2018, le Sénat polonais adoptait en dernière lecture plusieurs amendements aux lois de réforme de l’institution judiciaire. La particularité de ces amendements, c’était qu’ils étaient une réponse du parlement de la République de Pologne à la révolte d’une partie des juges, soutenus par Bruxelles, contre les réformes votées par le Parlement. Le principal amendement visait à contrer l’obstruction annoncée par plusieurs juges et deux associations de magistrats pour empêcher la nomination d’un nouveau président de la Cour suprême, qui est en Pologne l’instance judiciaire supérieure en matière civile et pénale, ainsi que pour le droit du travail et les tribunaux militaires. A-t-on affaire à un sursaut de la dictature des juges contre la démocratie parlementaire ?
Jusqu’ici, la justice était en Pologne le seul des trois pouvoirs à contrôler les autres et à se contrôler lui-même
Jusqu’ici, la justice était en effet le seul des trois pouvoirs à contrôler les autres et à se contrôler lui-même sans ingérence extérieure, et les juges qui commettaient des abus étaient rarement punis par leurs pairs du Conseil supérieur de la magistrature (KRS). C’est d’ailleurs ce qui a conduit le PiS au pouvoir depuis l’automne 2015 à modifier le mode de nomination des 15 juges membres du KRS (sur 25 membres en tout), de manière à ce que ceux-ci ne soient plus choisis par leurs pairs mais par le Parlement, la constitution polonaise ne précisant pas par qui ces 15 juges doivent être nommés. L’argument de l’existence d’un État profond post-communiste ancré dans l’institution judiciaire est aussi ce qui a servi à justifier la réduction de l’âge de la retraite de 70 à 65 ans pour tous les juges, alignant ainsi cet âge sur celui du régime général des retraites. Et c’est cet aspect des réformes de l’institution judiciaire qui est au centre de la révolte d’une partie des juges aujourd’hui, et notamment de la présidente sortante de la Cour suprême, Małgorzata Gersdorf. Celle-ci estime en effet qu’elle restera présidente jusqu’à l’expiration de son mandat en 2020 et continue de se présenter à son travail au siège de la Cour suprême à Varsovie même si elle s’abstient de participer à des audiences (dont les verdicts n’auraient aucune valeur, puisqu’elle est à la retraite conformément à la loi votée par le Parlement).
La présidente de la Cour suprême mise à la retraite mène la tentative de putsch judiciaire. La majorité parlementaire contre-attaque
Pour faire bref, sur 120 juges de la Cour suprême prévus pour après la réforme (contre 74 en service actif avant la réforme), 27 juges ont 65 ans ou plus et devaient, pour continuer à siéger, s’adresser au président de la République. Celui-ci est tenu, avant de rendre sa décision, de demander un avis du KRS. En théorie, le PiS a ainsi la possibilité, en tenant compte du changement de l’âge de la retraite et de la réorganisation de la Cour suprême, de superviser la nomination de plus de la moitié des 120 juges de la Cour suprême réformée. Pour être plus précis, c’est le président Duda, originaire du PiS, qui nommera les futurs membres de la Cour suprême proposés par le KRS réformé dont une majorité de membres ont été choisis par le PiS. En juin, avant même le départ à la retraite d’une partie des juges ayant atteint l’âge de 65 ans (certains n’ont pas demandé à rester, et parmi ceux qui ont souhaité rester en service actif une partie a reçu un avis négatif du KRS, notamment en raison de leur passé de juges au service de la dictature communiste), le président Andrzej Duda avait déjà annoncé 44 postes vacants. Or pour nommer cinq candidats à la présidence de la Cour suprême à proposer au président de la République, il fallait un quorum de 110 juges sur 120. Face à l’obstruction annoncée pour la nomination des nouveaux juges de la Cour suprême (deux organisations de juges, Themis et Iustitia, ont appelé leurs membres à bloquer le processus), ce quorum risquait d’être inatteignable pour encore longtemps. Pour contrer cette révolte dans le rang des juges, la majorité parlementaire a fait voter, par une procédure législative accélérée, un amendement à sa propre loi réformant la Cour suprême afin de ramener le quorum à 80 juges sur 120.
La présidente sortante de la Cour suprême aurait pu demander à continuer de siéger (les déclarations du président Duda laissaient penser qu’il y était favorable) et même saisir la Cour constitutionnelle sur la question de l’abaissement de l’âge de la retraite applicable aux juges déjà en fonction. Au lieu de cela, elle refuse d’obéir à la loi en se disant soumise uniquement à la constitution (ou plutôt à sa propre interprétation de la constitution) qui lui garantit un mandat de 6 ans (mais sans préciser que ce mandat ne peut pas être interrompu par l’âge de la retraite applicable aux juges, cet âge étant, aux termes de la constitution, défini par le Parlement). Chose curieuse, elle est allée en Allemagne chercher le soutien de son homologue, la présidente de la Cour fédérale Bettina Limperg, qui connaît pourtant sans doute la constitution et les lois polonaises aussi mal que Frans Timmermans, le vice-président de la Commission européenne qui s’obstine à vouloir mettre son nez dans les réformes polonaises et qui veut maintenant en appeler à la Cour de Justice de l’UE contre la réforme de l’institution judiciaire décidée par le Parlement polonais. Mme Gersdorf a aussi le soutien de son remplaçant, Józef Iwulski, nommé à titre provisoire à la tête de la Cour suprême en sa qualité de doyen des juges. Contrairement à Gersdorf qui était membre de Solidarność dans les années 80, Iwulski était un juge communiste et il a participé à des jugements contre des opposants sous le régime de l’état de siège décrété par le général Jaruzelski et sa junte militaire, ce qu’il avait caché, en violation de la loi, dans sa déclaration à l’Institut de la mémoire nationale (IPN). Le KRS a émis un avis négatif pour la demande d’Iwulski de continuer à siéger après l’âge légal de la retraite.
Malgré le soutien actif de Bruxelles, la dictature des juges a perdu une bataille contre la démocratie parlementaire en Pologne
Tous les juges polonais n’acceptent pas l’attitude des juges rebelles et des associations de magistrats Themis et Iustitia. Plusieurs membres éminents de ces associations qui ont émis un avis divergent en ont été expulsés. Les manifestations organisées depuis deux semaines devant le parlement polonais n’ont pas attiré grand monde, et l’opposition polonaise ainsi que les juges « putschistes » mettent désormais leurs espoirs dans la Cour de Justice de l’UE. Néanmoins, même si celle-ci devait accepter de se saisir de la réforme de l’institution judiciaire qui n’entre normalement pas dans les compétences de l’UE, les effets juridiques des lois votées par le parlement polonais souverain seront déjà devenus irréversibles. Entre démocratie parlementaire et dictature des juges, en Pologne le parlement élu vient de remporter une bataille. Et si ces réformes déplaisent aux Polonais, ils n’auront qu’à voter pour d’autres aux prochaines élections.