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Entretien avec un amoureux de la Serbie, Jean-Christophe Buisson (Figaro Magazine)

Temps de lecture : 13 minutes

Jean-Christophe Buisson est directeur adjoint de la rédaction du Figaro Magazine. Passionné de la Serbie, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs sur son sujet de prédilection. Notamment une biographie du général serbe Mihailović ou une histoire de Belgrade.

À l’occasion d’une conférence sur la promotion du tourisme pour le public français en Serbie fin avril 2018, le Visegrád Post l’a interrogé sur la Serbie et l’intérêt du patrimoine et de l’Histoire serbes pour les Français.


Visegrád Post : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la Serbie?

Jean-Christophe Buisson : Je n’avais pas de tropisme slave particulier, c’est en travaillant au Figaro Magazine où je suis entré en 1994 que j’ai proposé, deux ans après mon arrivée, un reportage sur les cimetières des soldats Français morts entre 1914 et 1918, ou plutôt entre 1917 et 1918, sur ce que l’on appelle le front d’Orient, donc les poilus d’Orient morts pour libérer la Serbie de l’occupation autrichienne et bulgare.

À l’époque la Yougoslavie était sous embargo, j’ai dû un peu ruser pour m’y rendre avec un photographe, en m’intégrant dans une association d’anciens combattants, de souvenir, dirigée par une femme qui était la petite-fille du général Tranié qui avait combattu sur le front d’Orient, et là j’ai découvert vraiment un monde que je ne soupçonnais pas, qui était cette succession de cimetières à travers la Grèce, la Macédoine et la Serbie, des cimetières parfaitement entretenus avec des tombes de soldats Français qui sont donc tombés pour libérer la Serbie, loin de leur propre patrie elle-même occupée. C’est un souvenir ancré dans la mémoire de tous les Serbes parce que tous les Serbes ont eu un grand-père, un arrière grand-père, quelqu’un de la famille qui, effectivement, a de fait été libéré par des soldats Français.

Donc j’ai fait ce premier reportage par l’angle historique plutôt, et ensuite je suis retourné dans le pays pour couvrir notamment les manifestations anti-Milosevic. Je suis parti au Kosovo dès 1997 pour voir la situation, et j’ai suivi plutôt les affaires politiques, géopolitiques de l’ex-Yougoslavie, puis de la Serbie jusqu’à la chute de Milosevic que j’ai couverte le 5 octobre 2000, mais toujours à chaque fois j’emmagasinais des impressions, des visions, des souvenirs, des vues sur ce pays qui n’étaient pas que politiques, et beaucoup de choses m’intéressaient de manière extra-politique, que j’ai pu exploiter ensuite après que la situation politique ait été un peu plus apaisée.

J’ai vraiment décidé de revenir dans le pays pour le faire connaître par un biais plus apaisé que celui de la guerre et des conflits, même si la Serbie n’existerait pas telle qu’elle est aujourd’hui sans être fière de son passé, sans être tout à fait consciente de ce qu’elle doit à l’Histoire, à son esprit combattant, à cet esprit Haïdouk et Tchetnik de résistance aux occupants, qu’ils soient Ottomans ou Turcs à une époque, ou Autrichiens ou plus tard Allemands, voire Soviétiques, parce que l’on se souvient de la rupture entre Tito et Staline.

J’aime cette mentalité qui fait aussi l’intérêt du peuple serbe, et toute l’architecture – notamment médiévale et religieuse – de ce pays évidemment ne peut se comprendre que lorsqu’on comprend sa situation historique. Construire des monastère c’était d’une certaine manière résister à l’occupation islamique à l’époque, et aujourd’hui ça fait partie du paysage, c’est pour cela qu’il y a aujourd’hui encore autant de participation aux liturgies orthodoxes dans cette région du monde.

Séminaire Bogoslovski (Sremski Karlovci).

Découvrir le pays sous un aspect apaisé et touristique, c’est aussi tenir compte de cette Histoire, de cette beauté, et c’est vrai qu’aujourd’hui, les Français lorsqu’ils partent en Serbie ont plutôt des a priori, ont soit aucun avis, soit un avis en se disant « Ô mon Dieu, c’est le pays où il y a eu la guerre, qui a fait la guerre à la moitié de l’Europe ou presque », et découvrent tout à fait stupéfaits, une nation qui encore une fois est fière de son Histoire mais tout à fait ouverte et accueillante parce que son Histoire elle-même est l’Histoire d’un pays qui a été sans cesse attaqué, envahi, occupé puis libéré, donc évidemment toute la géographie, toute la topographie et l’architecture de ce pays se ressent de cette Histoire, et c’est cela qui m’a beaucoup plu et qui la rapproche beaucoup de la France d’une certaine manière, c’est-à-dire à la fois toujours à deux doigts de la guerre civile. Il y a un dicton serbe qui dit « deux Serbes, trois partis », c’est le côté Gaulois des Serbes toujours en train de se disputer, y compris lorsqu’on a un ennemi commun, et puis à un moment donné on se fédère, on lutte, et on se libère de l’occupant, exactement comme en France où à un moment donné vous avez une Jeanne d’Arc ou un Clémenceau ou un de Gaulle ou un Napoléon qui surgit pour unifier tant bien que mal provisoirement le pays contre l’ennemi extérieur, donc je crois qu’il y a vraiment des rapports parallèles entre la France et la Serbie qui sont frappants lorsqu’on visite le pays.

VP : Comment les Serbes ont-ils vécu le fait d’être considérés comme étant les grands méchants de l’histoire éclatement de la Yougoslavie ? On se souvient qu’il y a encore peu de temps M. Bernard Henri-Lévy les qualifiait de salopards, comment est-ce que eux l’ont vécu ?

Jean-Christophe Buisson : Ils l’ont vécu avec un mélange de sentiment d’injustice et de fatalisme. Injustice parce que les Serbes – on l’oublie souvent – ont toujours été au rendez-vous de l’Histoire du bon côté. En 1914 ils étaient de notre côté, du côté de la France contre la Triple Alliance, contre les Bulgares, les Allemands, les Autrichiens, contre les Turcs. Encore une fois de la même façon que le roi Pierre à la fin du XIXe siècle s’est engagé dans la Légion Étrangère en 1870 et a combattu avec la France contre les Prussiens, eh bien d’une certaine manière en 1914 c’est la France qui est intervenue pour défendre la Serbie qui avait été attaquée par l’Autriche-Hongrie, et cette alliance, cette union s’est faite dans les tranchées du Vardar, dans les tranchées de la Šumadija [une région de Serbie centrale au sud de Belgrade, NDLR], cette campagne victorieuse de Franchet d’Espèrey l’été 1918 est dans toutes les mémoires serbes.

En 1941 il s’est passé la même chose. Lorsqu’il n’y avait qu’un seul pays qui résistait dans cette région du monde à l’occupation allemande, et dont le régime n’était ni un régime fascisant ou fasciste, ou en tout cas allié à Hitler et Mussolini, ni communiste, et qui était un État semi-autoritaire, une monarchie autoritaire qui était celle du Prince Alexandre puis du Régent lorsque le Prince Alexandre a été assassiné à Marseille en 1934, eh bien c’était la Yougoslavie. Et en mars 1941, les gens l’ont oublié, ont est en 1941 donc la France est occupée, la moitié de l’Europe est occupée, l’Allemagne s’apprête à envahir l’Union Soviétique, le seul pays qui résiste un petit peu à cette tendance c’est la Yougoslavie. Et Hitler se dit, si je veux envahir l’Union Soviétique il faut que je sois tranquille sur mon flanc Sud-Est, donc les Serbes qui ne veulent pas intégrer son pacte d’acier commencent à le fatiguer, il convoque plusieurs fois le Régent qui finit par signer l’accord qui fait entrer la Yougoslavie du côté des Allemands et des Italiens.

Que se passe-t-il, huit jours après il y a un coup d’État à Belgrade. L’armée, la jeunesse, l’Église renversent le Régent, mettent sur le trône un enfant de 17 ans qui s’appelle Pierre, donc Pierre II, en disant nous ne voulons pas du pacte avec Hitler, nous sommes du côté des Alliés, du côté de l’Angleterre. Scandale, Hitler envahit la Yougoslavie, perd quatre semaines à envahir la Yougoslavie et à la dépecer consciencieusement, ce sont ces quatre semaines qui seront fatales lorsqu’il envahira l’Union Soviétique le 22 Juin 1941 alors qu’il avait prévu de l’envahir début avril juste après Pâques, et on sait qu’il n’arrivera à Moscou qu’en décembre, trop tard pour prendre Moscou.

On a oublié que c’est grâce à Belgrade et à ce coup d’État qu’on a finalement gagné la Seconde Guerre mondiale. De la même façon que les Tchetniks de Mihailović, mouvement de résistance non communiste, royaliste fidèle au roi Pierre qui a commencé à combattre avant que les communistes n’entrent en résistance puisque eux étaient liés par un pacte avec les Allemands, on l’oublie aussi, cette résistance là a permis aux Anglais de se reformer en Lybie et en Égypte pour combattre Rommel correctement et aux Alliés de gagner du temps. Ils étaient donc du bon côté à ce moment là, de la même façon qu’en 1914.

Pourtant en 1999, on les a bombardés, en 1994-95 on les a bombardés, on les a attaqués, considérés comme les seuls responsables de la guerre, et cela encore une fois ils l’ont vécu comme une injustice en se demandant mais pourquoi on nous fait cela après tout ce qu’on a fait pour vous, mais aussi un fatalisme parce que à la fin de 1944 le fameux général Mihailović pro-Anglais a été abandonné après les accords de Yalta, au profit de Tito, au profit du communisme, au profit de l’ennemi de l’Occident.

Finalement, les Serbes sont habitués à être les dindons de la farce géopolitique mondiale, à être abandonnés alors qu’ils ont donné des preuves de leur capacité de résistance et de leur attachement aux valeurs qui sont les nôtres. Donc évidemment il y avait ce sentiment d’injustice, de colère et d’aigreur lorsqu’il y a eu les bombardements de Belgrade en 1999 quand j’étais présent. Ils ont même recouvert le fameux monument, la sculpture de reconnaissance à la France, construite dans les années 30 justement en remerciement de ce que la France avait fait en 1918, sculpture dans le parc du Kalemegdan à Belgrade qui représente l’allégorie de la France avec une inscription « Aimons la France comme elle nous a aimés ».

 

Inscription sur le monument à la France.
Le parc du Kalemegdan à Belgrade.

Pendant quelques jours cette sculpture a été recouverte d’un voile noir, pendant les bombardements de 1999, en signe de dépit, de colère, de détresse des Serbes qui ne comprenaient pas comment les Français qui avaient été leurs frères d’armes, participaient aux bombardements de l’OTAN sans accord de l’ONU, des Américains et des Anglais sur leur pays. Les Anglais à la limite ils comprenaient, en 1944 – on l’oublie – mais le bombardement le plus terrible qu’a vécu Belgrade, ce n’est pas celui de 1941 par les Allemands mais celui de 1944 par les Anglais qui n’avait a priori aucun sens tactique ou stratégique très clair.

Au bout de trois jours ils ont enlevé le voile noir et brisé la vitre de l’Institut français de Belgrade, puis ils se sont dit non, ce sont quand même nos amis éternels, ils nous ont sauvés en 1918. Aujourd’hui on a enfin l’occasion dans un contexte géopolitique à peu près apaisé de retrouver des relations saines entre nos deux peuples et nos deux États. Il ne faut jamais mêler les peuples et les États. Il ne faut jamais considérer que Milosevic incarne toute la Serbie ou toute la Yougoslavie à l’époque, de la même façon qu’on ne peut pas considérer que Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy ou François Hollande incarnent toute la France et tous les Français, non. On est dans des systèmes où le président est élu et représente une majorité des Français mais qui n’est pas l’intégralité des Français, donc les Serbes n’ont jamais mélangé le fait qu’un Jacques Chirac accepte de bombarder Belgrade avec le sentiment profond des Français qui, espèrent-ils, gardent en mémoire ces combats communs passés.

VP : Où en est la Serbie aujourd’hui ? Que peut-elle espérer ou craindre de l’éventualité d’une adhésion à l’Union européenne par exemple, notamment concernant la problématique du Kosovo, qui n’est toujours pas résolue ?

Jean-Christophe Buisson : Les Serbes ont un sentiment ambigu vis-à-vis de l’Europe, ils voient très bien à quoi ressemble l’Europe aujourd’hui, une Europe à deux vitesses avec des pays riches d’un côté et des pays pauvres de l’autre, et s’ils entraient dans l’Europe évidemment ils feraient partie des pays pauvres. Ils ont bien compris que les pays pauvres qui sont entrés tardivement sont désormais un peu punis, et ne trouvent pas dans l’Europe le soutien économique, financier et la solidarité qu’ils avaient espérés. En Croatie qui est entrée dans l’Europe il y a quelques années il y a eu récemment un sondage indiquant que 60 % des Croates regrettent d’être entrés dans l’Union européenne car ils y ont trouvé plus d’inconvénients que d’avantages, la jeunesse ayant émigré et ils ne vivent plus que du tourisme de masse surtout germanique, alors qu’ils n’auraient pas eu besoin d’être dans l’UE pour vivre de ce tourisme de masse, donc les Serbes sont un peu partagés. Ils se demandent s’il y a un intérêt réel d’appartenir à l’Europe, surtout si la condition sine qua non est de renoncer définitivement au Kosovo, ce qui est impensable pour la majorité des Serbes, dans la mesure où le Kosovo fait partie de leur âme, de leur cœur, de leur mémoire, de leur souvenir et de leur foi.

VP : Est-ce que vingt ans après les bombardements et dix ans après la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo c’est encore quelque chose qui est dans l’esprit des gens, ou bien le temps a-t-il fait son œuvre ?

Jean-Christophe Buisson : Le temps a fait son œuvre dans le sens où aucun jeune Serbe n’irait se battre pour libérer le Kosovo des Albanais. Les rares Serbes qui sont allés au Kosovo constatent que c’est un pays habité par 90 % d’Albanais, aucun Serbe n’a envie de vivre au Kosovo. Si vous ne reconnaissez pas l’indépendance du Kosovo, cela veut dire que vous prévoyez une politique de repeuplement du Kosovo, de remigration comme on pourrait dire, et aucun Serbe n’a envie d’aller vivre dans cette plaine sinistre dont seule la présence des monastères permet de rappeler qu’il s’agit d’une terre serbe d’essence serbe, la Jérusalem serbe.

C’est ce rapport étrange des Serbes avec leur Histoire. En théorie ils considèrent tous que le Kosovo est une terre serbe et cela ne discute pas, mais dans la pratique personne ne veut y habiter.

Je pense que depuis le début il y a une solution qui avait été avancée par certains experts qui était une sorte de partition de cette région : le nord habité à 90 % par des Serbes est rattaché à la Serbie, le sud devient indépendant s’ils ont envie d’être indépendants et albanais, et les monastères sont protégés par un statut d’extraterritorialité. C’est la solution de bon sens qui a été avancée dès le début et qui a été refusée notamment par les Serbes – bien que cela soit proposé par certains Serbes – mais surtout par les Albanais.

Les Albanais ont un esprit de vengeance et de revanche de ce qu’ils considèrent comme une occupation de leur territoire et du fait que étant démographiquement très majoritaires, il n’y a aucune raison de faire de la place à des Serbes, avec un petit esprit (pas loin de celui qui est reproché à leurs adversaires) d’épuration ethnique. Lorsque le Kosovo a été « libéré » par l’OTAN, dans les semaines qui ont suivi les Serbes ont été chassés du pays, on les a parqués et on leur a dit de partir. La communauté internationale a empêché que cette contre-épuration ethnique ait lieu, mais elle avait quand même été envisagée par les Albanais les plus durs. Aujourd’hui, c’est l’économie qui réunit tout le monde. Il existe un système économique qui permet aux uns et aux autres d’avoir des relations apaisées, tous les pays des Balkans commercent ensemble, c’est le commerce qui permet aux peuples de ne pas faire la guerre et c’est très vrai dans cette région.

Sur l’Europe, les Serbes ont un président qui était très nationaliste et qui est devenu très pro-européen [Aleksandar Vučić, NDLR], mais qui a fixé une ligne rouge sur le Kosovo, ce qui lui permet de rester dans une situation de flottement qui je pense l’arrange, car je ne suis pas sûr qu’il soit totalement convaincu lui-même qu’intégrer l’UE compte-tenu de ce à quoi elle ressemble aujourd’hui, c’est-à-dire une espèce de structure socio-économique qui écrase la souveraineté des peuples, corresponde à la volonté non seulement majoritaire des Serbes, mais même à l’intérêt de l’État serbe.

Il est de bon ton notamment pour garder de bonnes relations avec l’UE et avoir peut-être des subventions et des aides européennes, de dire qu’on tient beaucoup à entrer dans l’UE et qu’on en rêve car nous appartenons à la même communauté de destin, mais dans la pratique je pense qu’il n’y a pas de grand enthousiasme à entrer dans l’Union européenne de la part des Serbes.

VP : Qu’est-ce qu’un français a à voir et trouver en allant en Serbie?

Jean-Christophe Buisson : Je pense qu’un Français retrouvera une familiarité avec sa propre Histoire, sa propre géographie, sa propre foi aussi puisque la Serbie a beaucoup de points communs avec la France de ce point de vue là. C’est un pays de vieille tradition chrétienne qui s’est battu pour défendre sa foi. C’est aussi un pays dont la géographie offre un panorama qui va des bords de fleuves aux montagnes, qui ressemblent certes plus à l’Auvergne qu’aux Alpes, des plaines, des forêts et des vallons, donc des paysages qui nous sont assez familiers, et puis une Histoire qui ressemble un peu à la nôtre et qui l’a même croisée à plusieurs reprises.

C’est quelque chose qui doit vraiment entrer en ligne de compte dans le choix des Français quand ils vont dans des destinations étrangères, en quoi ils seront un petit peu dépaysés, ce qu’ils peuvent apprendre d’un pays, mais tout en ayant des points de contact avec leur propre sensibilité. Je crois que la Serbie répond à tout cela et même plus, car il y a cette vieille amitié franco-serbe que l’on retrouve dans l’Histoire mais l’Histoire a ses facéties.

Pour anecdote, on rouvre au mois de juin 2018 le musée national de Belgrade qui a été en travaux pendant des années, et qui érige une exposition qui avait été interdite depuis la Seconde Guerre mondiale, car les tableaux de Degas, Manet, Gauguin, Matisse, Botticelli, Rubens, du Tintoret, c’est-à-dire les plus grands artistes Italiens, Flamands et Français des XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles sont dans ce musée et n’ont jamais été exposés parce qu’ils appartiennent à la collection d’un homme, Erich Chlomovitch (Šlomović), qui était l’ami du grand marchand d’art français Ambroise Vollard. Quand Vollard est mort en 1939, Chlomovitch est revenu en Yougoslavie avec ces tableaux. Lui-même étant juif a été obligé de fuir la Yougoslavie quand les Allemands l’ont envahie, les Allemands l’ont rattrapé et il a été exécuté quelque part dans un village du sud de la Serbie, mais à l’époque on ne savait pas ce qu’étaient devenus les tableaux. Il les avait sans doute cachés, ils ont sans doute été retrouvés, puis ils ont été récupérés par l’État yougoslave qui les a exposés dans certains ministères et certains lieux mais avec interdiction aux gens de dire qu’ils les avaient vus, et pour cause puisqu’ils ne lui appartenaient pas. À un moment donné l’État a voulu les exposer, mais comment exposer des tableaux qui ne lui appartenaient pas ? Il n’y a pas eu de solution pendant des décennies, ils étaient donc stockés au musée national yougoslave avec interdiction de les montrer, puis la Yougoslavie s’est débarrassée du communisme et l’affaire a manifestement été réglée il y a quelques mois, ce qui permet que ces tableaux soient enfin exposés au musée national de Belgrade. Ce sont des tableaux exceptionnels. Le rapport des Français avec la peinture, et notamment la peinture impressionniste est tel que tous les gens qui aiment l’impressionnisme viendront à Belgrade pour voir ces œuvres d’art parce qu’elles sont inédites, elles n’ont pas été vues depuis soixante-dix ans. Quand on voit le succès qu’ont des expositions en France avec des tableaux qu’on a déjà vu de nombreuses fois, on peut imaginer que les Français qui sont sensibles à cet art viendront.

Il y a donc des raisons qui sont inattendues, car on a l’impression que des patriotes Français peuvent se dire qu’ils vont à Belgrade parce que ce sont ceux qui se sont battus contre les Ottomans pendant des siècles, qui ont été les victimes de la propagande occidentale et américaine durant les guerres de Yougoslavie des années 1990, donc par solidarité. C’est sûrement une raison, mais je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure. Il y a beaucoup d’autres raisons qui sont moins évidentes, comme découvrir une culture, une Histoire, une architecture religieuse. Ce sont des Orthodoxes mais ils ont une architecture exceptionnelle qui nous rappellera qu’en France aussi nous avons des richesses architecturales de ce type.

Peut-être qu’un Français qui vient en Serbie, quand il rentrera en France se dira que finalement il aurait bon goût à être assez fier de ce qu’il a dans son propre pays, quand on voit la fierté que les Serbes ont avec leur propre pays, leur propre Histoire et leur propre patrimoine, qui est pourtant beaucoup moins important que le nôtre.

Propos recueillis par Nicolas de Lamberterie

À voir : Jean-Christophe Buisson et Alexis Troude parlent du potentiel touristique de la Serbie pour les Français