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László Bogár : « Il va falloir unir les budgets allemand, italien et français, sans quoi l’euro va tomber » -1/2

Temps de lecture : 16 minutes

Entretien avec László Bogár, économiste et professeur d’université, ancien député et ancien secrétaire d’État hongrois, publiciste : « Ils n’ont pas le choix. Il va falloir unir les budgets allemand, italien et français, sans quoi l’euro va tomber. »

Partie 1/2.

Fin novembre 2018, Raoul Weiss a rencontré László Bogár à Budapest pour un entretien sans concession sur les questions économiques. László Bogár est un économiste hongrois bien connu depuis le changement de régime, ayant été un de ceux qui a structuré la pensée économique du Fidesz. Auteur de 28 livres, László Bogár a été Secrétaire d’État de 1990 à 1994 pour les questions politiques du ministère des relations commerciales extérieures et de 1998 à 2002 sous le premier mandat de Viktor Orbán comme secrétaire d’État de l’office du Premier ministre. Très critique du système capitaliste actuel et des dérives au sein de l’UE, László Bogár est un exemple incontournable d’économiste « illibéral » centre-européen.

 


Raoul Weiss : À propos de la crise de l’euro : que ce soit à Strasbourg ou à Budapest, tout le monde s’emploie à parler tout le temps des prétendus « droits migratoires », mais certains suggèrent que ces grandes questions de principe serviraient aussi de paravent à des questions économiques, qui seraient – entre autres – à l’origine de tensions récentes qu’on peut constater à Bruxelles et à Strasbourg ; ces mauvaises langues nous disent que, confrontée aux pertes financières qu’implique le BREXIT, l’Allemagne aimerait bien repasser la facture à autrui : ou bien à ses obligés de l’Europe latine, et/ou à ses sous-traitants d’Europe centrale. D’après vous, quelle serait la stratégie la plus intelligente du point de vue allemand ? Et, parmi les sous-ensembles subordonnés à l’Allemagne – les pays latins d’une part, d’autre part l’Europe centrale –, d’après vous, lequel est capable de la plus grande résistance ? Ou, pour le dire plus simplement : si les Allemands ne veulent pas payer, qui paiera ?

László Bogár : Je voudrais commencer ma réponse par planter brièvement un vaste panorama historique en toile de fond. Quoi qu’on en pense par ailleurs, il est clair qu’au cours des siècles passés, l’Occident a toujours été le siège d’un empire mondial. C’est particulièrement clair dans le cas des Portugais, des Espagnols, des Hollandais, des Français et des Anglais : chacune de ces nations a détenu l’empire du monde pendant plus ou moins un siècle ; et, une fois que presque tous les États-nations occidentaux ont eu leur plus ou moins 100 ans de puissance mondiale (cette périodicité de 100 ans, soit dit en passant, est assez intéressante en elle-même), le moment est venu de transférer l’empire au-delà de l’océan, à ces États-Unis d’Amérique fondés entre-temps là-bas, comme pseudo-État-nation, mais qui fonctionne aussi comme un État-nation. Et ce siècle est celui que nous vivons. Plus pour très longtemps : si l’empire mute tous les 100 ans, alors l’Amérique aussi, d’ici à une vingtaine d’années, pourrait connaître son crépuscule. Le plus important, c’est de comprendre que la monnaie mondiale est toujours celle de l’État-nation occidental qui assume le rôle de vecteur de l’empire mondial, et qui, ipso facto, présente toujours une structure double : tout en restant un État-nation, il devient simultanément le support structurel d’un empire mondial. Même par la suite, la trace de cette structure reste gravée en lui, le meilleur exemple étant de ce point de vue celui de l’Empire britannique : même tant que la Grande-Bretagne est restée membre de l’Union européenne (ce qui est encore le cas au moment où je parle), elle n’a jamais envisagé un seul instant de renoncer à sa livre Sterling – une ancienne monnaie mondiale – en faveur de l’euro.

J’imagine que le lecteur n’aura pas besoin de longues explications pour comprendre quel immense avantage représente pour une puissance donnée le fait que sa monnaie nationale soit en même temps la monnaie mondiale. Car, en simplifiant à l’extrême, cela signifiait, dans le cas de l’Amérique des années 1960-70, que quand l’empire avait besoin d’argent – par exemple pour une guerre au Vietnam, qui lui a coûté dans les 5.000 milliards de dollars, et la facture finale n’est pas encore émise, étant donné qu’il y a encore et toujours des pensions à verser aux vétérans –, il imprimait l’argent dont il avait besoin, et refilait la note au reste du monde. En effet, tant que le dollar représentait entre 90 et 95% des réserves monétaires mondiales – situation qui n’a pas changé jusqu’à la fin des années 1980 –, seul Charles de Gaulle a osé provoquer le système, et l’a d’ailleurs payé cher : en 1967 il demande restitution de l’or français, en 1968 il reçoit une guerre civile pour solde de tous comptes, en 1969 il démissionne, et meurt en 1970. En 1971, aux termes d’un accord secret passé avec l’Arabie Saoudite, il est décidé qu’à l’avenir, l’Empire liquiderait tous ceux qui tenteraient de faire commerce de pétrole dans d’autres monnaies que le dollar. Après quoi le prix du pétrole est multiplié par 12, ce qui fait que bientôt l’Europe occidentale n’aura plus besoin de se demander que faire avec ses tonnes de dollars, étant donné qu’elle sera obligée de les utiliser pour ses achats de pétrole.

Voilà comment le monde fonctionne réellement. Ce qu’il est important de comprendre dans cette histoire, c’est que les maîtres du monde ont beau nous reprocher de croire à des « théories de la conspiration », ce à quoi nous assistons, c’est la pratique de la conspiration. (…) Ce qu’il faut en retenir, c’est que l’Empire mondial du moment fera toujours tout ce qui est en son pouvoir pour le rester le plus longtemps possible, compte tenu des possibilités hors du commun que lui ouvre la maîtrise de la monnaie mondiale. Au moment où nous parlons, un peu moins de 60% des réserves mondiales sont toujours formulées en dollars, ce qui représente certes une chute énorme par rapport à 95%, mais reste une proportion colossale.

Raoul Weiss : C’est à ce propos que De Gaulle avait parlé – le mot est resté dans l’histoire – de « privilège exorbitant » [Erratum, ces mots appartiennent à Valéry Giscard-d’Estaing, alors ministre des finances, toutefois De Gaulle n’a pas désapprouvé ce commentaire, bien au contraire, d’où l’erreur commune de lui attribuer cette expression, ndlr].

László Bogár : En effet, l’expression va droit au but. En ce qui concerne l’euro, son statut découle d’un problème plus profond. En dressant la liste des États-nations appelés à l’empire, on ne peut pas ne pas remarquer que, après les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Français et les Anglais, les Allemands n’ont pas eu leur tour. Au cours du XXe siècle, l’Allemagne tente à deux reprises d’accaparer à son tour pour cent ans l’empire du monde. Au cours des deux guerres mondiales (que j’ai pour coutume d’appeler « projets » : deux projets du système de domination financière mondial), le système de domination financière mondial – les véritables maîtres du monde – a envoyé des signes très clairs à l’Allemagne pour lui faire comprendre le message suivant : « Toi, tu n’auras jamais l’empire du monde. Nous reconnaissons ton talent, ton zèle, ton énorme supériorité technologique, mais tu ne l’auras jamais, même pas pour 100 petites années, même pas de façon provisoire. » Voilà pourquoi la véritable histoire des 70 ans qui ont suivi la 2e Guerre mondiale est celle d’efforts permanents de l’empire mondial américain pour réduire la marge de manœuvre de l’Allemagne … (…) Pour [parodier le titre d’un film célèbre de] la Nouvelle Vague tchèque – Trains étroitement surveillés –, on pourrait dire que ces 70 ans ont été ceux d’une Allemagne étroitement surveillée. Sur le plan culturel, elle a été matée avec brutalité. Le message était clair : « Tu n’as pas de passé, pas de culture, pas d’histoire – tout ce qui relève de l’identité t’est strictement interdit. » Et je viens de prononcer le mot-clé : toute cette histoire tourne autour de l’identité. Car cette puissance de domination mondiale a pour but de dépouiller aussi bien les personnes que les collectivités plus ou moins amples – jusqu’aux communautés nationales – de leurs identités, pour les dissoudre dans ce que j’ai l’habitude de nommer « la raclure diluée du multiculturalisme », seul état dans lequel elles deviennent inoffensives du point de vue du système. Quiconque dispose d’une identité est dangereux, car la base même du bonheur humain, c’est que je sais qui je suis, et quelles que soient les épreuves et les souffrances par lesquelles je dois passer, je sais pourquoi je les affronte – donc je suis quelqu’un. C’est le seul mode d’existence possible, aussi bien des personnes que des diverses communautés humaines. Voilà ce que cherche à écraser ce système mondial invisible, qui prétend ne pas exister. Il me semble hélas que cet écrasement a été un succès dans le cas de l’Allemagne ; sa démographie catastrophique, notamment, montre à quel point les Allemands se sont désagrégés d’un point de vue spirituel, moral et intellectuel. En parallèle, bien sûr, l’Allemagne comme structure capitalistique a remporté de gigantesques victoires pendant ces 70 ans. Il lui est même arrivé de distancer l’Amérique sur le podium des exportations mondiales (…). Au moment où je vous parle, elles sont coude-à-coude, la course est très serrée ; en dépit d’une énorme différence entre les dimensions des deux pays, les exportations de l’Allemagne rejoignent presque celles des États-Unis d’Amérique. C’est une performance gigantesque.

Et à mon avis, c’est ici qu’on en vient à l’essentiel : pour moi, l’euro est pour l’Allemagne une sorte de lot de consolation. Elle a dû renoncer à l’empire du monde, mais au moins elle a eu le droit de se doter d’une monnaie quasi-mondiale. Pour moi, l’euro est le mark du quatrième Reich allemand. Bien sûr, il est interdit de nommer ce quatrième Reich par son nom – d’autant plus qu’il succède au 3e Reich… Et le fin mot de l’histoire, c’est que pour l’empire américain, de plus en plus poussé dans ses retranchements, s’enfonçant de plus en plus dans le chaos, l’euro devient un obstacle de plus en plus gênant. Il souhaiterait donc voir l’euro s’effondrer au plus vite, car ce dernier piétine ses plates-bandes. 25% des réserves monétaires mondiales sont en euros. La troisième place est occupée par la livre Sterling, suivie du yen et du franc suisse, mais avec, dans tous ces cas, une part de 3-4%. Le reste n’est pas digne de mention – y compris la Chine, avec son yuan qui doit être autour de 2,8%. Seul l’euro est capable de défier le dollar : entre les plus ou moins 60% de ce dernier et les 25-26% de l’euro, il y a communauté d’échelle. La quantité des réserves en euros s’approche de la moitié de celle des réserves formulées en dollars. Ce qui est d’autant plus déprimant pour l’empire américain, que ce dernier perd aussi du terrain dans d’autres domaines, ce qui le rend de moins en moins capable de conserver son pouvoir mondial, et le plonge dans une crise de financement de plus en plus grave – puisque c’est à l’État-nation américain que revient la charge des dépenses de l’empire américain. L’empire n’est pas doté d’un budget de iure – c’est donc bien entendu l’État-nation américain qui passe à la caisse. Or le fermier de l’Iowa n’est pas sûr de comprendre pourquoi son pays a un budget militaire annuel de 1.000 milliards de dollars, alors lui n’est menacé par personne en ce bas monde – et alors que ce qui le menace vraiment, de cela, l’empire se garde bien de le protéger. Par exemple : des migrations.

Raoul Weiss : Mais on peut se demander dans quelle mesure l’Allemagne est vraiment décidée à résister, étant donné que l’État-nation allemand aimerait bien se doter d’un empire, mais rechigne à en assumer les frais…

László Bogár : C’est ce que les Allemands d’aujourd’hui voudraient, de même que l’Allemagne, comme partie de la structure capitalistique mondiale, ainsi que cette société allemande, qui vit encore dans le bien-être, désireraient ce statut impérial. J’hésiterais même à dire que l’Allemagne ne veut pas en payer le prix ; j’ai plutôt l’impression qu’elle n’a pas le courage de s’avouer que, pour défendre sa candidature impériale, elle serait obligée d’affronter l’empire américain. C’est là que se situe la limite de son audace. Elle aimerait bien, mais n’arrive même pas à s’imaginer ce que cette confrontation pourrait signifier. D’abord, n’oublions pas que dans les années 1970, l’Allemagne a été le théâtre de nombreux assassinats politiques : on abattait des personnalités de très haut rang (par exemple le directeur de la Dresdner Bank [il semblerait que László Bogár fasse ici allusion à Alfred Herrhausen, directeur de la Deutsche Bank, ou à Jürgen Ponto, porte-parole de la Dresdner Bank, ndlr]) en pleine rue, et sans jamais trouver l’assassin. Les élites allemandes ont alors senti que l’empire, s’il éprouve le besoin de les punir, peut recourir à des méthodes assez brutales, et ne souhaitent pas renouveler l’expérience d’une telle confrontation. En un sens, le sens le plus profond de la crise migratoire, c’est aussi que l’empire américain souhaite ruiner l’Europe toute entière, et serait bien aise de voir l’euro s’affaiblir, voir éclater – ce qui ferait automatiquement gagner du terrain au dollar, même si cela ne constituerait qu’un répit provisoire. L’éclatement de l’euro aurait aussi pour l’Allemagne des conséquences d’une extrême gravité. Certes, les conséquences les plus graves – détail d’une grande importance – seraient celles qu’aurait à subir l’Europe méridionale, derrière le délabrement de laquelle on trouve néanmoins – et c’est là le point le plus délicat, sur lequel il faudrait insister – l’avidité des élites économiques et politiques allemandes. Car dans ces 2.500 milliards d’euros de la dette d’État italienne, on retrouve ces énormes déficits commerciaux italiens vis-à-vis de l’Allemagne, dont cette dernière a profité dans les grandes largeurs. En d’autres termes : avoir la maîtrise du mark impérial allemand, de la monnaie du quatrième Reich, cela implique aussi des responsabilités. Si l’Union européenne était un empire unitaire, le problème ne se poserait même pas. Au sein des États-Unis d’Amérique, par exemple, il n’est pas même possible de mesurer la part exacte de l’Iowa ou du Kansas dans la dette.

László Bogár (à gauche) et Raoul Weiss (à droite) à Budapest, fin novembre 2018. Photo : Visegrád Post

Raoul Weiss : On parle déjà d’un parlement commun franco-allemand. Il n’existe pas encore, mais il est déjà sur toutes les bouches. Mais où est le budget commun ? Macron a certes soumis à Merkel une demande dans ce sens, mais tout ce que Merkel semble disposée à lui lâcher est de l’ordre de 5% des sommes demandées…

László Bogár : Ils n’ont pas le choix. Il va falloir unir les budgets allemand, italien et français, sans quoi l’euro va tomber. Prononcé aujourd’hui, cela a peut-être des accents de science fiction politique, et l’élite allemande peut choisir de dire « non, je n’accepte pas ça » – mais alors l’euro est fini. À ce moment-là, le calcul serait le suivant : laissons plutôt l’euro couler, l’Allemagne n’est restera pas moins, d’une certaine manière, le maître de l’Europe – eh oui, mais le maître d’une Europe dans laquelle non seulement l’Italie, mais aussi la France sombre dans le chaos le plus complet. Voici le choix en rapport avec lequel les Allemands doivent maintenant peser le pour et le contre : assumer ouvertement leur volonté de faire fonctionner un empire mondial de l’Europe, de telle sorte que cet empire puisse subsister, avec l’euro, ou tout envoyer promener, auquel cas il éclatera, ce qui à moyen terme aura bien sûr des conséquences catastrophiques d’abord pour les Français, les Italiens et l’ensemble de l’Europe du Sud, mais n’épargnera pas non plus l’Allemagne. Ils ne vont pas tarder à devoir décider. L’empire américain mise sur l’effondrement de l’euro, qui ferait ses affaires. Et il existe aussi une certaine partie des élites allemandes qui se dit : « envoyons tout promener – au moins, on n’aura plus ce boulet au pied ». Mais c’est que les élites allemandes ne se sont pas encore fait une idée précise de la taille des blessures que pourrait lui infliger à moyen terme un éclatement total de l’euro. Je pense que les prochaines années vont être critiques – disons : les cinq prochaines années, au cours desquelles les élites allemandes vont devoir choisir – et de ce point de vue, il sera très important de savoir qui va succéder à Merkel au poste de chancelier – (…) Ce monsieur Merz, qui était l’homme de Wolfgang Schäuble – et, à travers ce dernier, en réalité, celui d’Helmut Kohl –, on peut soupçonner dans quelle direction il va. Lui, je le soupçonne d’ailleurs d’être capable de comprendre le problème dans toute son ampleur, alors que, s’agissant des autres candidats, je n’arrive pas à imaginer qu’ils soient en mesure d’interpréter la question. Personne ne saurait dire aujourd’hui quelle serait la réponse de Merz s’il lui fallait un jour affronter le problème en tant que chancelier, mais lui serait au moins en mesure de comprendre le problème lui-même, et de le faire comprendre aux élites allemandes. Merz vient en outre d’essuyer une défaite au premier tour de la compétition pour la présidence de la CDU – ce qui pourrait en fin de compte tourner à son avantage. Mais je pense que ce choix va être fait au cours des cinq prochaines années, et qu’il aura une importance capitale : l’avenir de toute l’Europe – sur, disons, cinquante ans – va être déterminé par la capacité qu’aura ou non le successeur [de Merkel] de comprendre la nature de la situation et d’apporter une réponse stratégique qui représente un moindre mal pour l’Europe. On est un peu à court de bonnes solutions.

Raoul Weiss : Revenons à l’euro – ou plutôt : au forint. En France, aujourd’hui, beaucoup décrivent l’euro comme un piège. A supposer qu’il aurait aussi été un piège pour la Hongrie – ce qui n’est pas certain, tant les paramètres de la situation de départ divergent –, on peut dire qu’elle a réussi à éviter le piège. Reste cependant la question de savoir dans quelle mesure ce forint conservé garantit l’indépendance monétaire de la Hongrie – ou, pour poser la question de façon plus vulgaire : le forint est-il vraiment une monnaie hongroise ?

László Bogár : Il existe un bon mot hongrois – avec l’ironie acerbe qui nous caractérise – selon lequel le seul problème de la Banque Nationale Hongroise est qu’elle n’est pas hongroise, ni nationale, ni même une banque ; en réalité, elle constitue l’antenne locale hongroise du pouvoir financier mondial. C’est le dogme de l’indépendance des banques centrales, que l’endoctrinement libéral de la société hongroise s’efforce de lui inculquer au moyen d’un arsenal médiatique gigantesque – l’idée de l’axiome capital est que la B.N.H. soit indépendante, c’est-à-dire : indépendante du peuple hongrois et des intérêts stratégiques de la Hongrie. De nos jours, heureusement, le discours public hongrois s’est rendu capable de comprendre cette idée, et les gens voient très exactement ce que recouvre vraiment une telle « indépendance » : l’obligation de servir les intérêts du pouvoir financier mondial, à commencer par le premier d’entre eux : l’objectif consistant à soustraire à la Hongrie – en partie à travers les cours monétaires, en partie sous forme d’intérêts sur la dette d’État – le plus de ressources possible. Concrètement : il faut que les intérêts afférents aux titres d’État hongrois, quittant le pays, soient les plus élevés possibles, et les cours, les plus défavorables possible à l’endroit de la Hongrie. C’est de là que procèdent les plus graves des conflits qui ont affecté les gouvernements de Viktor Orbán au cours des 8 dernières années, et il est fort probable que ces conflits – comme le montrent les débats récents du Parlement européen – ne feront à l’avenir – et surtout au cours des mois qui nous séparent encore des élections européennes, mais aussi par la suite – que s’intensifier. Ils prennent en grande partie racine dans le fait que Viktor Orbán est l’un de ces hommes politiques européens – encore très rares pour l’instant – qui ont identifié ce problème.

Un célèbre penseur hongrois du XXe siècle, István Bibó, a proposé la formulation suivante : la faiblesse de l’esprit hongrois, c’est qu’il produit d’une part des réalistes hypertendus, qui voient bien les enjeux de leur temps, mais ne savent pas comment y réagir et préfèrent donc se réfugier dans une posture de prophètes, une tour d’ivoire ; d’autre part, de faux pragmatiques, qui adoptent une attitude cynique consistant à dire : « allons donc, qu’on le veuille ou non, il faudra bien servir l’empire mondial quel qu’il soit, donc autant ne pas s’en faire, le meilleur moyen de s’en sortir, c’est de l’aider lui à s’en sortir » – sauf que cela se fait, bien entendu, au détriment de la majorité du peuple.

Raoul Weiss : Les gens du type Gyurcsány [Premier ministre hongrois de 2004 à 2009, socialiste-libéral, ndlr].

László Bogár : Eh oui, Gyurcsány. Et c’est ce qui fait dire à Bibó que ce dont nous aurions besoin, ce sont des réalistes pragmatiques : des hommes capables de comprendre les enjeux, de voir que leur patrie est acculée, mais aussi d’avoir une conception pragmatique basée sur l’idée qu’on a toujours un minimum de marge de manœuvre. « Essayons de desserrer l’étau. » Et voici l’origine du conflit : le système du pouvoir financier mondial perçoit comme un véritable attentat même le fait qu’un État-nation cherche à s’agiter un peu dans l’étau.

Raoul Weiss : Ça a réussi à vous débarrasser du FMI.

László Bogár : Oui, et pour ce faire, il a même été nécessaire de changer le directeur de la banque centrale. Ce qui est logique : le Premier ministre et le directeur de la banque centrale doivent fonctionner en tandem, dans une collaboration la plus étroite possible, en synchronisant même leur communication à la perfection. Et tout semble indiquer qu’au cours des huit dernières années – au prix de risques, de tensions et de conflits énormes – la Hongrie a réussi – aujourd’hui, tout le monde le reconnaît – à se mettre dans une situation financière bien plus favorable qu’il y a dix ans. Et cela semble devoir nous apprendre que, même si la marge de manœuvre n’est pas énorme, et que bien sûr il faut assumer des risques importants, quand les circonstances le permettent, la fortune sourit aux audacieux. Il faut donc impérativement une bonne dose de courage, et de courage intellectuel, de savoir et de détermination à un homme politique pour réussir à se comporter véritablement en homme d’État responsable, à être plus qu’un simple collabo mondialiste – même si, évidemment, il faut bien aussi un peu collaborer. La confrontation directe étant, elle aussi, absurde. Mais cela dit, la marge de manœuvre existe, et le fait est qu’aujourd’hui, la Hongrie est plus ou moins sortie du piège, elle jouit d’une certaine liberté. Nous restons, bien sûr soumis au système mondial de domination financière, mais cette liberté existe, et qualitativement, on peut dire que Viktor Orbán en fait un bien meilleur usage que Ferenc Gyurcsány – lequel ne souhaitait d’ailleurs probablement pas en faire bon usage, mais c’est là une autre question.

Raoul Weiss : Cependant, la pompe à fric fonctionne toujours.

László Bogár : Bien entendu, c’est hors de doute. Et elle est là pour y rester, mais comme le dit un proverbe hongrois : « gagner un peu de temps peut vous sauver la vie ». Le simple fait qu’une identité locale, déjà mal partie historiquement parlant au cours du siècle passé – la nation hongroise – ait pu, en l’espace d’une décennie, s’épargner la ponction, disons, de quelques malheureux milliards d’euros par an peut suffire à provoquer un changement lui donnant, par exemple, de menues chances supplémentaires sur le plan démographique. Car, comme vous le savez, en Hongrie comme ailleurs, le problème le plus grave, c’est celui-là : au cours des trente dernières années, le nombre de nos décès excède d’un million celui de nos naissances. La population vieillit, ce qui déséquilibre la pyramide des âges, et le nombre des actifs plonge – ce qui présente l’avantage provisoire de revaloriser la main d’œuvre, ce qui rend possible une hausse des salaires : la famine de main d’œuvre est telle que le capital est bien obligé de consentir à de menues augmentations de salaire.

Mais le plus important, c’est qu’il semble bien que Viktor Orbán incarne une victoire de l’option réaliste pragmatique – en d’autres termes : que sa stratégie a des chances de succès.

Raoul Weiss : À l’heure actuelle, la Hongrie s’enrichit et s’industrialise un peu ; mais il n’en était pas de même dans les années 1990 et 2000. C’est un point sur lequel j’aimerais revenir, car dans les débats politiques d’Europe occidentale – souvent même dans ceux des milieux euro-critiques – il est devenu habituel de présenter les pays du V4 comme d’habiles parasites, devenus maîtres dans l’art de sucer le sang des grandes économies de la métropole à travers les fonds européens. Or, en suivant votre activité de publiciste, j’ai été confronté chez vous à un point de vue radicalement différent sur bien des sujets, et notamment sur la façon dont ces transferts de richesses entre Est et Ouest se sont effectués depuis la chute du communisme, et surtout au cours de la période qui a immédiatement succédé au changement de régime.

László Bogár : C’est une présentation des choses qui me semble extraordinairement fausse. En effet, au cours des années qui ont précédé 2004 (date de l’adhésion de la Hongrie à l’UE) – c’est-à-dire d’une période de [14 ans, mais] on pourrait même dire de vingt ans, compte tenu du fait que, dès les années 1980, la Hongrie avait conclu avec la CEE des accords encore plus désavantageux [que les accords actuels] –, la Hongrie a unilatéralement ouvert ses marchés. N’oublions pas que dès 1988, la Hongrie était ouverte aux influx de capital étranger. Dans cette perspective, la Hongrie, en tant que pays ayant ouvert sans contrepartie son espace économique, a en réalité apporté une énorme contribution à la richesse de l’Occident. Il y a au moins un zéro de différence entre le total des fonds qui l’ont quittée, que ce soit en profits ou au titre des intérêts de la dette – étant donné que ses créanciers étaient évidemment des pays d’Europe occidentale – et le total des aides encaissées par la Hongrie depuis son adhésion.

D’une certaine manière, on peut donc dire que c’est le contraire qui est vrai : pendant les 14 ans qui se sont écoulés depuis l’adhésion de la Hongrie, cette dernière n’a fait que récupérer une partie (…) de ce que les pays d’Europe occidentale lui ont unilatéralement ponctionné aux cours des 20 à 25 ans écoulés avant cette adhésion de 2004. La raison pour laquelle il est néanmoins difficile d’aborder ce sujet dans les médias, c’est qu’expliquer, faire comprendre cette réalité est incomparablement plus compliqué que de recourir à la métaphore frappante, mais fausse, du minable petit parasite cynique et crasseux de l’Est, que tout le monde comprend sans peine, et résonne même agréablement aux oreilles du citoyen d’Europe occidental, parce qu’elle a au moins le mérite de lui fournir un bouc-émissaire : grâce à elle, il est enfin fixé : « Le voilà, mon problème ! C’est pour ça qu’il n’y en a jamais assez pour moi ! Parce qu’on fait de l’assistanat au profit de ces pouilleux ! » Et il en va de même dans le cas de la Grèce – de cette pouilleuse et paresseuse société grecque : tout le monde oublie de vous dire qu’on a, sans le moindre fondement, fait grimper à 35% les intérêts des obligations d’État grecques formulées en euros, au moyen d’une hystérie fabriquée de toutes pièces, en racontant que la Grèce allait faire faillite, et que c’est justement pour ça qu’il fallait maximiser les intérêts, pour protéger les créanciers en cas de faillite. Or elle n’a pas fait faillite, mais naturellement, des sommes effroyables n’ont été remboursées par aucun de ces créanciers qui s’étaient servi de cet argument pour dépouiller la Grèce. Tout le monde savait que la Grèce ne ferait pas faillite : tout le monde jouait – et continue à jouer – à un jeu d’un incroyable cynisme.

Fin de la 1e partie de l’entretien. Partie 2/2 à lire ici.