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Prendre la défense de Géza Csáth

Temps de lecture : 3 minutes

Par Yann P. Caspar.

Ouvrir Géza Csáth (1887-1919), c’est tomber sur une série de critiques musicales vertigineuses et toujours percutantes, découvrir les nouvelles d’un jeune homme qui ose tout dans un milieu littéraire aussi prolifique que faisandé, assister aux prémices de la psychiatrie européenne et, surtout, se surprendre à éprouver ce malin plaisir fait d’un mélange d’admiration et de mépris — est-ce là une définition de la fascination ? — devant le naufrage éclair du plus grand déglingué de la littérature hongroise, si ce n’est mondiale.

La jubilation érotisante qu’éprouve le lecteur sérieux devant un grand texte n’a peut-être d’égal que la frustration ressentie face à la brièveté d’une carrière littéraire d’excellente augure. Le départ précoce d’un fruit gorgé de promesses débouche alors sur une frénésie spéculatoire ; les petits orphelins d’une œuvre morte-née donnent libre cours à leur imagination jusqu’alors insoupçonnée, rivalisant à coup de vaticination et de fabulation, alors que les plus grands d’entre eux, sachant que l’envergure d’un auteur réside dans la puissance de ce qu’il n’a pas écrit, parviennent tout juste à caresser la hauteur du défunt maître fantasmé.

Mort à trente-deux ans des suites d’une existence on ne peut plus décousue, médecin-psychiatre le plus brillant de sa génération, introducteur de nouveaux genres littéraires dès son adolescence, doué d’une arrogante aisance au piano et à la palette, véritable déchet humain ayant poussé le vice jusqu’à tuer son épouse sous les yeux de sa fille en bas-âge, Csáth entre à merveille dans cette catégorie d’écrivains déchaînant tout et son contraire, même si, au vu de son talent prodigieux, tous s’accordent à dire que sa disparition précoce n’est autre que le plus affreux avortement littéraire du XXème siècle hongrois.

Connu pour avoir signé des nouvelles ténébreuses et son coup de génie ayant consisté à avoir vulgarisé pour le grand public les moindres aspérités de la folie féminine, Géza Csáth détaille, avec une précision dont seuls les scientifiques ont le secret, les sinistres préparatifs de cet avortement dans son Journal1 s’étalant sur la période 1906-1914 — près de cinq-cent pages révélant tout du quotidien d’un homme solidement accroché aux drogues et aux femmes et montrant que, passé un certain stade, l’addiction n’a qu’un seul remède : l’augmentation des doses.

Notant religieusement toutes ses prises de substances destructrices et ses consommations de proies féminines, Csáth est d’une lucidité affligeante quant à sa condition de vulgaire carcasse libidineuse défoncée à outrance. Alors qu’il développe très vite une relation intime et sensorielle à la morphine, il ne manque jamais de rappeler que, pour lui, les femmes ne sont autre chose que des objets dotés d’orifices, dont la seule raison d’exister consiste à être capitonnés. Tout en se moquant bien sûr de toute droiture morale, Csáth réifie le beau sexe à tel point qu’il n’hésite pas à se mettre compulsivement à l’ouvrage sans ressentir la moindre droiture physique.

Son Journal peut être lu comme les carnets de prison d’un jeune homme enfermé par ses propres vices. Cherchant régulièrement à s’en extraire, Csáth livre tout de ce que peut avoir de vain une telle entreprise et plante les jalons qui le mèneront tout droit au délire et au meurtre de sa femme. Il donne tout des secrets expliquant qu’il n’ait jamais été le dépositaire d’une grande œuvre, montrant par la même occasion ce en quoi consiste la pulsion initiale des grands créateurs : un élan constructeur débouchant toujours sur une auto-destruction à l’intensité variable selon les circonstances. Géza Csáth disposait assurément de cet élan ; son Journal est le plus parfait condensé de la destination à laquelle peuvent arriver les plus grands.

Ses notes, rarement interrompues de 1906 à 1914, sont le fantôme de toutes les œuvres qui n’ont jamais existé et n’existeront jamais. Elles sont une somme rappelant qu’un écrivain ne mettant pas « sa peau sur la table » (Céline) ne doit pas être pris au sérieux, que la méthode avec laquelle Csáth s’est acharnée à se foutre en l’air procède de la même énergie motrice qui aurait pu lui permettre de signer le plus grand texte hongrois du XXème siècle. En cela, son Journal plastronne aux côtés d’œuvres connues et reconnues dans la mesure où il constitue l’anti-œuvre hongroise la plus aboutie.

Géza Csáth tient de ces figures toutes aussi géniales qu’éphémères, de ces anges terribles fauchés presque consécutivement à leur envol. Il doit être défendu becs et ongles comme le seul Hongrois ayant indiqué la puissance de déflagration que possède le génie littéraire. Cette position doit être campée notamment contre la brigade des piteuses ridicules protestanto-frigides, ces petites personnes qui, à défaut d’autre chose, manient l’anathème avec une grande assiduité : « Défendre Géza Csáth ? Romantisme noir, misogynie ! » Et alors ? On ne va tout de même pas reprocher à un galibot de s’être salopé la chelmise.

1 Csáth Géza, Úr volt rajtam a vágy, Naplófeljegyzések és visszaemlékezések, 1906-1914, Magvető, Budapest, 2016, 472 oldal

Géza Csáth, Dépendances, L’Arbre vengeur, 2009, 272 pages