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La Guerre des salamandres, de Karel Čapek

Temps de lecture : 3 minutes

Par Yann P. Caspar.

Aldous Huxley et George Orwell sont connus pour être les maîtres du roman dystopique. La commercialisation à grande échelle de leurs œuvres phares, Le Meilleur des mondes et 1984, est là pour rappeler la subtile perniciosité de notre très cher Grand Frère, qui ne jouit jamais tant que lorsqu’il parvient malicieusement à vampiriser et subvertir la matière de ses plus grands détracteurs. Puisque s’enticher à tout va d’Huxley et de 1984 est devenu chose convenue, La Guerre des salamandres, magistralement anticipée en 1936 par l’écrivain tchèque Karel Čapek (1890-1938), offre son précieux secours.

Surtout connu pour avoir donné coup sur coup, au début des années 20, une pièce et un roman prophétisant respectivement l’avènement du robot et de l’arme atomique, il publie sa Guerre des salamandres sur un terrain glissant tout droit vers la seconde déflagration mondiale.

Cette délicieuse arme de destruction satirique des tares de nos sociétés actuelles se chauffe à la flamme trop fièrement dissimulée, mais constamment incandescente, de tant de lecteurs : le roman d’aventures et de science-fiction. Peut-être faut-il d’ailleurs prendre les salamandres de Čapek pour ce qu’elles sont avant tout, à savoir des êtres créés de toute pièce par un auteur jetant son lecteur sur des routes aussi sinueuses que procédant d’une imagination sans fin. Ces créatures sont un moyen de s’injecter ce que notre époque tend à généraliser, alors que seules de légères et occasionnelles piqûres de rappel seraient à tout adulte salvatrices : le confort innocent de l’enfance et la touchante naïveté de l’adolescence.

Mais ce serait se priver d’autres satisfactions que de s’arrêter là, tant cette oeuvre de Čapek est mûre pour torpiller tous les poncifs assommants de crasse malhonnêteté. Puissent les libéraux en voie de décérébration tomber un jour sur ce roman et le lire de bout en bout ! Donner un prix à une chose pour qu’elle soit respectée (la recette libérale au défi écologique) ? Mon œil, voyez le destin de ces salamandres. Le doux commerce entre les hommes, seul remède à la violence ? Mais bien sûr, le sang giclera encore plus haut. Enfin une langue commune, un moyen de s’entendre pour prévenir le carnage général ? La sécurité d’un aéroport international une fois passée, peut-être, et encore ! La croissance, et tout ira mieux ? Tout foutra le camp, voilà tout. Car, s’il s’agissait de ne garder qu’un seul et unique enseignement du roman de Čapek, ce serait sans doute celui selon lequel le règne de la quantité mène à la guerre de tous contre tous.

Pouvant autant intéresser les friands d’éthologie que les amateurs de lectures provoquant le fou rire, La Guerre des salamandres est aussi une charge en règle contre la bassesse de la presse, toujours si prompte à manipuler et émouvoir ; et, contre tous ceux pensant crânement que le jeu international peut être compris en niant les réalités nationales, tout comme contre d’autres qui se servent du drapeau pour taper sur la tête de leur propre peuple. En matière de géopolitique, la tableau des différentes réactions nationales face à la montée des salamandres est toujours d’une étonnante acuité. L’on s’aperçoit que les solutions anglaise, américaine, française et allemande n’ont depuis guère changé de registre, et que le vocabulaire, la posture et les réflexes de ces quatre puissances sont d’une constance historique évidente.

Abordant la question de l’antisémitisme national-socialiste sous l’angle de l’obsession des Allemands pour la race — dans un chapitre hilarant, Der Nordmolch, l’auteur fait de la salamandre du Nord la plus noble des variétés de l’espèce et ridiculise finement la notion allemande d’espace vital —, Čapek sera mis à l’index par le pouvoir allemand, mais aussi, après sa mort, par les autorités communistes, qui le suspectaient de sympathies anti-totalitaires.

Cette double mise à l’écart est le fruit d’une donne idéologique et géopolitique désormais révolue. Elle n’est qu’à prendre en compte dans le cadre d’une compréhension contextuelle de l’oeuvre de Čapek, et ne montre qu’une infime partie de sa puissance. La Guerre des salamandres anticipe tout d’un empire qui ne dit pas son nom, d’une domination pathogène de la technique, du primat de la quantité, du marché sans limites, de la marchandisation de toute chose et de l’eugénisme rampant — tout cela vendu par des media usant de l’esprit simplet d’une langue comprise de tous.

L’anti-totalitarisme de Čapek n’a absolument rien de cette douce et agréable mofette pulvérisée sur les foules haineuses et nauséabondes. Bien au contraire, il fournit de sérieux arguments à ceux qui s’aventureraient à penser que le libéralisme est total ou n’est pas. Et, donc, que ce dernier glisse à bas bruit vers le totalitarisme.


Karel Čapek, La Guerre des salamandres, traduit du tchèque par Claudia Ancelot, Collection Ibolya Virág, La Baconnière, 320 p