Par Olivier Bault.
Article originellement publié sur Kurier.plus en anglais.
Europe centrale – À environ deux mois de la date butoir du Brexit, les Britanniques et leurs concitoyens européens ne savent toujours pas à quelles conditions le Royaume-Uni quittera l’UE ni même s’il le fera réellement. L’accord annoncé en novembre dernier entre le gouvernement britannique et la Commission européenne avait été approuvé par le Conseil européen – c’est-à-dire par les gouvernements des 27 pays qui resteront dans le bloc après le Brexit – mais il devait encore être approuvé par le Parlement européen et les 28 parlements nationaux, y compris la Chambre des communes britannique, qui le 15 janvier a rejeté l’accord par une très large marge (432 voix contre 202). Vu des capitales d’Europe centrale, la meilleure option serait que le Royaume-Uni reste dans l’UE, car Londres est un puissant allié à Bruxelles contre les projets d’Europe à deux vitesses conduits par l’Allemagne et la République française et contre le mouvement vers un super-État fédéral. Le nouveau traité franco-allemand signé le 22 janvier à Aix-La-Chapelle par le président Macron et la chancelière Merkel est un pas de plus dans cette direction. Sans le Royaume-Uni, la domination économique et politique de l’Allemagne dans l’Union européenne ne peut que s’accroître. Il est également déjà clair que ceux qui croient en une intégration de plus en plus poussée de certains pays de l’UE autour de l’axe franco-allemand voient dans le Brexit une opportunité. Londres a toujours été perçue comme le principal obstacle à une union plus étroite. Cela fait du Royaume-Uni un allié naturel des pays d’Europe centrale, qui ne souhaitent pas céder une grande partie de leur souveraineté durement acquise aux institutions de Bruxelles, mais qui ne veulent pas non plus être laissés pour compte dans une Europe à deux vitesses. Londres et les capitales d’Europe centrale ont également souvent eu des points de vue communs sur des questions importantes décidées au niveau européen, telles que la libre circulation des biens et des services, la nécessité d’une politique énergétique commune garantissant la sécurité énergétique et l’importance de maintenir l’OTAN au centre des préoccupations des futures politiques européennes de défense.
La deuxième meilleure option, du point de vue de l’Europe centrale, serait que le parti travailliste de Jeremy Corbyn arrive à ses fins et qu’ainsi le Royaume-Uni reste dans une union douanière avec l’UE. Cela le lierait aux règles européennes, y compris la libre circulation des personnes. Mais c’est une des lignes rouges que Theresa May a tracées dans son discours de Lancaster House en janvier 2017 et après sa défaite le 15 janvier, elle a réitéré son engagement de ne pas maintenir le pays dans une union douanière, ce qui constituerait une trahison du vote du peuple lors du référendum de juin 2016. La troisième meilleure solution pour l’Europe centrale serait que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne selon les termes de l’accord annoncé en novembre dernier, même s’il devait être modifié pour supprimer le « filet de sécurité » irlandais, pour augmenter les chances de May de le faire passer par le Parlement. Selon cet accord, si les deux parties ne peuvent pas se mettre d’accord sur un nouvel accord commercial d’ici la fin de 2020, le Royaume-Uni restera lié par les règles du marché commun jusqu’à ce que les deux parties en décident autrement par accord mutuel. Au cas où le Royaume-Uni quitterait le bloc européen, cette solution donnerait les meilleures garanties possibles pour les intérêts économiques des pays d’Europe centrale, ainsi que pour leurs citoyens vivant déjà au Royaume-Uni.
Malheureusement, aucun des scénarios décrits ci-dessus (le deuxième ou le troisième meilleur choix) n’a de grandes chances de se produire, car ils semblent manquer de l’appui de la majorité à la Chambre des communes. Les deux solutions feraient que le Royaume-Uni resterait lié à l’UE sans avoir voix au chapitre dans la détermination de ses règles et sans la liberté de négocier ses propres accords commerciaux avec des pays tiers. De plus, dans le cas de l’accord Royaume-Uni-UE conclu en novembre, le « filet de sécurité » irlandais pourrait amener l’Irlande du Nord à se doter d’un statut spécial au Royaume-Uni et à être encore plus étroitement liée à l’UE que le reste du pays. D’après les déclarations antérieures de Nicola Sturgeon, Premier ministre écossais et chef du Parti national écossais (SNP), il y a de bonnes raisons de croire que l’Écosse pourrait très bien demander un statut spécial similaire. L’accord pourrait donc entraîner une certaine partition de facto du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord. En recherchant le soutien du parti travailliste, Theresa May pourrait certes trouver une majorité favorable au maintien de l’ensemble du Royaume-Uni dans une union douanière sur le modèle norvégien, ce que l’UE des 27 accepterait probablement – mais elle aurait alors à franchir une ligne rouge dont elle a toujours dit qu’elle serait une trahison du vote du peuple, ce qui provoquerait certainement une scission permanente au sein de son propre parti conservateur.
Outre la possibilité d’un deuxième référendum, qui pourrait finalement amener le Royaume-Uni à rester dans l’UE, le scénario le plus probable est donc ce qu’on appelle « Brexit dur » ou « Brexit sans accord ». Cela signifie que le Royaume-Uni quitterait l’Union européenne aux conditions de l’OMC. Ce scénario, qui est devenu l’option par défaut en vertu de la loi sur le retrait de l’UE après le rejet de l’accord de May avec l’UE des 27, constitue sans doute le pire scénario pour toutes les parties, y compris les pays du Groupe de Visegrád (V4) et de Initiative des Trois Mers (I3M). Si un Brexit dur venait à se produire, les conséquences se feraient ressentir sur le commerce et sur les fonds européens, car l’engagement pris par le Royaume-Uni de verser jusqu’à 44 milliards d’euros au budget de l’UE d’ici 2020 pourrait être remis en question, et des conséquences pourraient également avoir lieu pour les ressortissants des pays d’Europe centrale et orientale qui vivent et travaillent au Royaume-Uni, puisqu’un futur gouvernement britannique ne serait plus lié par les promesses de Theresa May concernant leur droit de rester.
Pourquoi le pire scénario est-il si probable ? C’est une question que les capitales du V4 devraient poser à la Commission européenne et à d’autres capitales européennes, notamment Paris et Berlin, qui auraient exercé des pressions sur Bruxelles pour que les négociateurs européens soient intransigeants. Il convient de se demander si l’UE a mené ces négociations dans le but de promouvoir « l’intérêt général de l’Union » et en prenant « les initiatives appropriées à cette fin », comme l’exige l’article 17 du traité sur l’Union européenne. Ou peut-être ces négociations ont-elles été menées avec d’autres priorités, telles que la nécessité de dissuader les autres pays de l’UE de choisir de quitter le bloc en punissant les Britanniques d’avoir pris leur décision, nonobstant les conséquences potentielles d’une telle approche pour les économies et les citoyens des 27 pays restants. Malheureusement, les avertissements contre ce type de comportement exprimés par les dirigeants d’Europe centrale, notamment ceux de la Pologne et de la Hongrie, n’ont pas été pris en compte. Par exemple, lors de son entretien avec le Telegraph, lors de sa visite à Londres en octobre dernier, le ministre polonais des Affaires étrangères, Jacek Czaputowicz, a souligné que « le Brexit est le résultat d’une décision souveraine des Britanniques, mais également des mauvaises politiques de l’Union européenne et des faiblesses existantes dans les institutions européennes, » avant d’ajouter que « [le gouvernement polonais est] fermement opposé aux tentatives de condamner ou de punir les Britanniques pour leurs décisions. Nous voyons cette attitude et elle n’est pas acceptable pour nous ». Toujours à la mi-octobre, lors d’une réunion informelle entre le ministre britannique des Affaires étrangères, Jeremy Hunt, et les représentants des pays de Visegrád, le ministre hongrois des Affaires étrangères, Péter Szijjártó, a déclaré que les pays d’Europe centrale attendaient de la Commission et des autres institutions européennes de ne ménager aucun effort pour parvenir à un accord avec le Royaume-Uni qui pourrait être considéré comme juste par les deux parties. Il a évoqué les investissements britanniques en Europe centrale et le grand nombre de centre-européens qui étudient et travaillent en Grande-Bretagne pour expliquer qu’un accord équitable était nécessaire. Dès février 2017, Jarosław Kaczyński, le chef du parti polonais Droit et Justice (PiS), avait promis dans un entretien accordée au journal The Telegraph de s’opposer aux États de l’Union européenne qui cherchaient à punir le Royaume-Uni pour le Brexit. Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a également demandé en septembre dernier d’organiser un « Brexit équitable » et de ne pas sanctionner le Royaume-Uni pour la décision souveraine prise par son peuple.
Toutefois, si les négociations sur le Brexit doivent être considérées comme un indicateur du centre de gravité du pouvoir dans la future UE des 27, elles sont de mauvais augure pour les pays d’Europe centrale. Selon les médias français et britanniques, le président français Emmanuel Macron aurait été le principal dirigeant européen derrière la position dure adoptée par le négociateur en chef de la Commission européenne, le Français Michel Barnier, et également derrière le durcissement de la position de l’UE des 27 contre Theresa May lors du sommet raté de Salzbourg en septembre dernier. Comme le rapportait la presse britannique à la veille de son élection en mai 2017, ce « centriste europhile a qualifié de criminelle la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne, affirmant qu’il était attaché à une approche dure sur le Brexit ». Macron a également publiquement exprimé à plusieurs reprises sa conviction que le référendum de 2016 avait été manipulé avec l’utilisation de fausses informations et que les électeurs britanniques avaient choisi le Brexit parce qu’on leur avait menti. « Les gens ont été trompés et leur choix est impossible à mettre en œuvre », a déclaré le président français après le rejet de l’accord de Theresa May le 15 janvier. Macron utilise maintenant ce qui est perçu comme un échec du processus du Brexit comme argument contre le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC), réclamé par le mouvement des Gilets jaunes qui organise des manifestations partout en France depuis la mi-novembre. Bien que les entreprises allemandes, en particulier les constructeurs automobiles, pourraient subir de lourdes pertes en cas de Brexit sans accord, la chancelière allemande Angela Merkel aurait également apporté son soutien à cette position dure, s’écartant de son pragmatisme habituel. Lorsqu’il est devenu évident début décembre que l’accord que le Premier ministre britannique Theresa May avait ramené à Londres n’obtiendrait probablement pas le feu vert de la Chambre des communes, Mme Merkel a déclaré sans détour que toute modification de cet accord serait désormais impossible. Après son rejet massif par les Communes le 15 janvier, les premières réactions entendues à Bruxelles laissent penser que la seule solution sensée pour le Royaume-Uni serait désormais d’inverser le processus de sortie de l’UE. Par exemple, juste après le vote des Communes, le président du Conseil européen, Donald Tusk, a tweeté: « Si un accord est impossible et que personne ne veut un accord, alors qui aura le courage de dire quelle est la seule solution positive ? ».
Au centre des négociations sur le Brexit, la question du retour d’une frontière physique entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord a été utilisée dès le début pour forcer le gouvernement de Theresa May à un accord qui maintiendrait le Royaume-Uni dans l’obligation de respecter les règles de l’UE. Le gouvernement irlandais et son Premier ministre, Leo Varadkar, ont rendu furieux les Britanniques à plusieurs reprises au cours des négociations en réclamant une partition de facto de l’Irlande du Nord du reste du Royaume-Uni, l’Ulster restant dans le Marché commun et la Grande-Bretagne le quittant. M. Varadkar est allé jusqu’à suggérer que si le Royaume-Uni voulait garder ses eaux de pêche pour lui, il ne devrait pas s’attendre à ce que ses avions passagers puissent voler à travers le ciel irlandais. Après le sommet européen de novembre, au cours duquel l’UE des 27 a approuvé l’accord de Theresa May du 25 novembre, le président Macron a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il a rassuré les pêcheurs français sur le fait que le « filet de sécurité » contenu dans l’accord serait utilisé dans les futures négociations commerciales avec le Royaume-Uni afin de garder ses eaux ouvertes. Mais c’est l’Irlande qui est la plus exposée à l’effet dévastateur d’un Brexit qui n’aurait pas été négocié, ce qui est maintenant une issue probable en raison de cette position inflexible et parfois provocatrice. Début janvier 2019, le gouvernement irlandais a sonné l’alarme en annonçant qu’il devrait solliciter une aide spéciale de plusieurs centaines de millions d’euros à Bruxelles en cas de Brexit dur.
Les conséquences d’un Brexit sans accord pour les pays du V4, pour l’UE des 27 et pour le Royaume-Uni lui-même restent à voir. Un rapport coordonné par l’Aston University et financé par le fonds de Visegrad a été publié en février dernier sous le titre « Brexit, Europe Post-Brexit Europe et V4 ». Selon les chiffres de l’OCDE pour 2016, le Royaume-Uni représentait 6,6% des exportations polonaises de biens, ce qui en faisait son deuxième marché d’exportation après l’Allemagne. Bien que cela ne soit pas mentionné dans le rapport, il convient également de noter que les produits agricoles, qui pourraient être les plus durement touchés par un Brexit sans accord, représentent plus de 15% de ces exportations. En termes de services, le Royaume-Uni est le deuxième marché d’exportation de la Pologne, avec une part de marché de 7%, et la Pologne affiche un excédent commercial avec le Royaume-Uni tant pour les biens que pour les services. Le Royaume-Uni est également une source importante d’investissements étrangers en Pologne, représentant 4 à 5% du total. S’agissant de la libre circulation des personnes, même si les dirigeants politiques polonais ne le diront pas à voix haute, ils se réjouiraient probablement de la fermeture de la frontière britannique aux immigrants de l’Europe centrale, alors que l’économie florissante de leur pays souffre d’une pénurie de main-d’œuvre et a recourt à des travailleurs immigrés, principalement originaires de l’Ukraine voisine, mais également de plus en plus de pays non européens. Cependant, même avant la date d’un possible Brexit, le flux d’émigration de la Pologne vers le Royaume-Uni s’était déjà tari. Depuis le référendum sur le Brexit de 2016, le nombre de Polonais vivant au Royaume-Uni s’est stabilisé à environ un million, ce qui en fait la nationalité étrangère la plus représentée dans ce pays.
Vu de la Hongrie, le Royaume-Uni n’est que le neuvième plus grand marché d’exportation de biens, représentant moins de 4% du total des exportations, et la quatorzième source d’importations de la Hongrie. Comme les autres pays du V4, la Hongrie a un excédent important dans ses échanges commerciaux avec le Royaume-Uni, en particulier dans le secteur des biens. Un Brexit sans accord pourrait malgré tout nuire à certaines industries dans lesquelles la majeure partie des échanges de la Hongrie avec le Royaume-Uni est concentrée. Environ 100.000 ressortissants hongrois vivent au Royaume-Uni, et la fermeture des frontières britanniques aux immigrants hongrois ne serait pas non plus une mauvaise nouvelle pour la Hongrie, ce pays connaissant également une grave pénurie de main-d’œuvre.
Le « Plan B » du Premier ministre May déposé devant les Communes le 21 janvier est à peu près le même que le « Plan A » mais avec une « clause de fin » sur le « filet de sécurité » de l’Irlande du Nord, ce qui signifie une date limite pour la fin du statut spécial d’Ulster. Un « filet de sécurité » limité dans le temps, inscrit dans l’Accord de retrait, pourrait aider Theresa May à obtenir le soutien des 10 unionistes irlandais du DUP et d’une majorité de Tories favorables au Brexit, ainsi que de certains députés travaillistes, et aurait ainsi de bonnes chances d’obtenir le soutien du Parlement. Le jour où May a présenté son plan B, le ministre polonais des Affaires étrangères, Jacek Czaputowicz, a déclaré dans une entrevue que, pour éviter un Brexit sans accord, le « filet de sécurité » pourrait être limité à cinq ans. Czaputowicz a souligné que bien que ce résultat ne soit pas idéal pour la République d’Irlande, il serait quand même bien meilleur qu’un Brexit aux conditions de l’OMC. Cette proposition a toutefois été rapidement rejetée par son homologue irlandais, Simon Coveney, qui a obtenu le soutien public du ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas.
D’autres projets ont été présentés à la Chambre des Communes le 21 janvier. L’un d’entre eux prévoirait le report de la date du 29 mars pour le Brexit et l’exclusion d’un Brexit sans accord. Un autre plan prévoyait que le Parlement appelle à un deuxième référendum. Le dirigeant travailliste Jeremy Corbyn souhaite toujours modifier l’Accord de retrait afin de garantir une union douanière permanente avec l’UE. S’il ne peut obtenir le soutien d’une majorité de députés pour son projet, il semble prêt à soutenir l’appel à un deuxième référendum afin d’éviter un Brexit dur.
Un vote sur la nouvelle proposition de Theresa May est prévu pour le 29 janvier. Avec le soutien possible de John Bercow, président de la Chambre et lui-même anti-Brexit, d’autres votes pourraient avoir lieu à la Chambre des Communes dans les jours et les semaines à venir sur des propositions permettant au Parlement d’agir sans le consentement du gouvernement. Une telle mesure sans précédent pourrait à son tour amener le Premier ministre à demander à la Reine de ne pas donner la sanction royale aux projets de loi rédigés par des simples députés. Ce serait la première fois qu’un monarque bloquerait une législation parlementaire depuis plus de 300 ans. Selon certains spécialistes du camp pro-Brexit, Theresa May aurait également la possibilité de demander à la Reine de suspendre la session parlementaire au moins jusqu’au 30 mars, afin qu’un Brexit sans accord puisse automatiquement prendre effet le 29 mars. Mais, bien que Theresa May ait refusé d’exclure un Brexit sans accord, elle ne semble pas préparée à une telle éventualité.
Quel que soit le résultat final du processus du Brexit (pas de Brexit ; le Royaume-Uni reste dans une sorte d’union douanière avec l’UE ; un Brexit aux conditions de l’OMC), le fait même que ce résultat reste inconnu deux mois avant la date du 29 mars est en soi très dommageable pour les entreprises et les citoyens. Et c’est là le plus grand échec de l’Europe.
Traduit de l’anglais par le Visegrad Post.