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Le nationalisme ukrainien et ses démons du passé

Temps de lecture : 6 minutes

Pologne / Ukraine – Le 1er janvier 2019, plusieurs milliers d’Ukrainiens ont défilé dans les rues de Kiev, Lviv et Khmelnytskyï (Ukraine occidentale) pour célébrer le 110e anniversaire de la naissance de Stepan Bandera. Ces dernières années, de nombreux défilés similaires ont eu lieu en Ukraine, en particulier dans sa partie occidentale. Des milliers de jeunes ukrainiens participent à ces marches nationalistes en y agitant des drapeaux à l’effigie de Stepan Bandera et Roman Choukhevytch. Bien qu’ils aient contribué à la création d’une Ukraine indépendante, les deux hommes se sont également rendus coupables de nombreux crimes de guerre dans le cadre de leur collaboration avec l’Allemagne nazie au cours de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, Bandera et Choukhevytch demeurent des figures historiques controversées. Ils sont perçus par certains comme des héros nationaux et par d’autres comme des criminels.

Un territoire prisé par ses puissants voisins

En termes de superficie, l’Ukraine est le troisième plus grand pays d’Europe (derrière la Russie et la France). Le nom « Ukraine » (en ukrainien : Україна [ukrɑˈjinɑ]) a été utilisé pour la première fois en référence au territoire de la Rus’ de Kiev au XIIe siècle. Tout au long de son histoire, ce large territoire a fait l’objet d’innombrables invasions et fut intégré à plusieurs puissances européennes.

Au cours du XVIIe siècle, la quasi-totalité de l’actuelle Ukraine est sous contrôle du Royaume de Pologne-Lituanie. Plus tard, aux XVIII et XIXe siècles, ce sont les Empires Austro-Hongrois (à l’Ouest) et Russe (au Centre et à l’Est) qui se partagent cette zone d’Europe de l’Est. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Pologne réapparaît sur la carte de l’Europe et récupère les parties les plus occidentales de l’Ukraine tandis que l’URSS place le reste du territoire sous son joug.

Le contexte soviétique et le « Holodomor »

L’Ukraine souffrit terriblement de l’occupation soviétique. L’exemple le plus frappant de cette période difficile est certainement la famine soviétique de 1932-1933. La famine ukrainienne, désignée par le nom de « Holodomor » (en ukrainien : голодомо́р, littéralement « extermination par la faim »), est vue par beaucoup comme un meurtre de masse pouvant être apparenté à un génocide (bien que cet épisode soit omis dans bon nombre de livres d’histoire).

Sur une période de temps d’à peine un an et demi, cette famine provoqua la mort de six à huit millions de personnes, selon les différentes sources, dont deux à cinq millions rien qu’en Ukraine. Bien que la plupart des victimes fussent ethniquement ukrainiennes, celles-ci ne furent pas les seules touchées par cette politique meurtrière menée par Staline (des centaines de milliers de Russes, de Tatars et de Kazakhs périrent également).

Une zone multiculturelle convoitée

Au cours de la première moitié du XXe siècle, les tensions ethnique, culturelle et religieuse se sont fortement accentuées en Ukraine de l’Ouest. Selon un recensement de la population datant de 1931, les Ukrainiens (majoritairement orthodoxes) constituaient la majorité de la population locale (64%) dans la région ouest-ukrainienne de Volhynie. Les autres groupes ethniques et religieux étaient les Polonais (15,6%), les Juifs (10 %), les Allemands (2,3%) ainsi que d’autres groupes moins nombreux (Tchèques, Slovaques, Biélorusses,…). [1] Les tensions préexistantes entre ces différents groupes allaient être considérablement attisées durant les années 1930 pour se transformer en véritable haine au cours de la Seconde Guerre mondiale.

À cette époque déjà, deux Ukraine semblaient se dessiner. D’une part l’Ukraine occidentale anciennement sous influence polonaise et autrichienne et d’autre part l’Ukraine orientale russifiée. Aux yeux des indépendantistes ukrainiens, la Pologne et l’URSS représentaient les ennemis héréditaires de la nation ukrainienne et devaient être combattus pour permettre la création d’un État ukrainien indépendant. C’est précisément l’objectif que poursuivait l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (ou OUN) créée en 1929.

La stratégie de l’OUN pour parvenir à la création d’une Ukraine indépendante incluait violence et terrorisme contre ceux qui étaient perçus comme les ennemis de l’Ukraine libre. Parmi eux, on peut citer les ennemis « externes » – la Pologne et l’URSS – ainsi que les ennemis « de l’intérieur », à savoir toute personne ethniquement non-ukrainienne ou suspectée de collaborer avec l’ennemi. L’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (ou UPA), elle, était une armée paramilitaire nationaliste engagée dans une série de conflits au cours de la Seconde Guerre mondiale. Elle était composée de différents groupes militants de l’OUN susmentionnée. L’OUN et l’UPA avaient respectivement pour leader Stepan Bandera et Roman Choukhevytch.

Collaboration avec l’Allemagne nazie

Quelques années plus tard, ce fut le début de la Seconde Guerre mondiale. En 1940, de nombreux ukrainiens occidentaux voyaient l’Allemagne nazie comme un partenaire susceptible de les aider à la création d’un État ukrainien indépendant. Hitler était même considéré comme un symbole d’espoir face à la domination soviétique. La troisième clause de la Déclaration de l’Indépendance de l’Ukraine datant du 30 juin 1941 est on ne peut plus claire :

« 3/ L’État ukrainien nouvellement formé travaillera en étroite collaboration avec le national-socialisme de la Grande Allemagne, sous la direction de son chef, Adolf Hitler, qui veut créer un nouvel ordre en Europe et dans le monde et aide les Ukrainiens à se libérer de l’occupation soviétique. (…) » [2]

Le 28 avril 1943, la division « SS Galizien » est créée. Il s’agit d’une formation militaire composée majoritairement de volontaires d’origine ukrainienne de la région de Galicie (Ukraine de l’Ouest). Sous l’impulsion de la Wehrmacht, la division SS Galizien massacre la quasi-totalité de la population juive de la région.

Le massacre de Volhynie

Une fois les Juifs éliminés, ce fut le tour des Polonais. C’est principalement dans la région ouest-ukrainienne de Volhynie que s’est déroulé le massacre de la minorité polonaise. Alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, les leaders nationalistes ukrainiens donnent l’ordre à leurs sympathisants de massacrer la population polonaise de la région. Voici un extrait de l’ordre donné par l’OUN le 2 février 1944 à ses membres :

« Liquidez toutes traces de polonité. Détruisez les églises catholiques et les autres lieux de prière polonais (…) Détruisez les habitations de sorte qu’il n’y ait plus aucune trace que quelqu’un vivait là (…) Gardez à l’esprit le fait que s’il reste quelque chose de Polonais, alors les Polonais viendront revendiquer nos terres ». [3]

Les groupes de nationalistes ukrainiens font irruption dans les villages de Galicie et de Volhynie et y tuent entre 40 000 et 60 000 personnes, surtout des femmes et des enfants. Personne n’est épargné. Le 11 juillet 1943 seulement, environ 100 villages polonais sont pillés et la population massacrée de la plus brutale des manières. En plus d’assassiner la population locale, les hommes de Bandera pratiquent des tortures d’une atrocité rare. Malgré l’absence de résistance, les civils sont tués dans leur maison, à l’école ou à l’église pendant un office religieux. Tout comme l’a pratiqué plus tard l’armée soviétique, le viol est largement utilisé comme arme de terreur.

L’héritage et les démons du passé

L’écrivain polonais Jan Zaleski dira plus tard : « Les Polonais vivant en Volhynie ont été tués deux fois. La première fois par à l’arme blanche et la seconde fois par le silence ». Par ces mots, il fait référence à la manière dont le sujet du massacre de Volhynie est souvent évité ainsi qu’au déni ukrainien des atrocités qui s’y sont déroulées. Et malgré les nombreux crimes commis par les membres de l’OUN et de l’UPA, bon nombre d’Ukrainiens considèrent les leaders de ces organisations comme des héros nationaux. En témoignent les nombreux monuments érigés à la gloire de Stepan Bandera et Roman Choukhevytch dans l’Ouest du pays, notamment dans la ville de Lviv où ils sont d’ailleurs régulièrement entretenus.

Le 22 janvier 2010, l’ancien président ukrainien Viktor Iouchtchenko a même élevé Stepan Bandera et l’ancien chef de l’UPA Roman Choukhevytch à la dignité posthume de « Héros d’Ukraine ». Cette décision fut très controversée aussi bien au sein de l’opinion publique ukrainienne que chez les voisins polonais et russe. Par ailleurs, il semblerait que les manifestations de l’« Euromaïdan » de 2014 ait contribué à la création d’un véritable mythe autour de ces deux personnalités pour le moins ambivalentes.

Le conflit armé qui fait actuellement rage dans la région orientale du Donbass entre l’armée ukrainienne et les séparatistes soutenus par Moscou a déjà fait plus de 10 000 victimes (à la mi-novembre 2017, selon l’ONU). Dans ce contexte, la Pologne apparaît comme un allié logique face au menaçant voisin russe. Et il est vrai que ce conflit a contribué à un rapprochement entre les deux pays (plus d’un million d’Ukrainiens se sont installés en Pologne depuis 2014). Pourtant, l’Ukraine demeure bien esseulée sur l’échiquier géopolitique européen. Des excuses officielles de la part des dirigeants ukrainiens pour les massacres commis dans les régions de Galicie et de Volhynie au cours de la Seconde Guerre mondiale pourraient représenter un premier pas encourageant en vue de l’amélioration des relations diplomatiques entre l’Ukraine et ses voisins.


1. http://volhyniamassacre.eu/zw2/history/175,Ukrainians-in-Interwar-Poland-1918-1939.html

2. MOTYKA, Grzegorz, Od rzezi wołyńskiej do akcji Wisła, pp.123-129.

3. WOLCZANSKI, Jozef, Eksterminacja Narodu Polskiego i Kościoła Rzymskokatolickiego przez ukraińskich nacjonalistów w Małopolsce Wschodniej w latach 1939–1945.


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