Entretien avec le cardinal Stanisław Dziwisz, ancien secrétaire particulier de Saint Jean-Paul II : « l’Europe s’est construite et se construit encore sur des valeurs chrétiennes ».
Aux cotés de Saint Jean-Paul II pendant quarante ans, d’abord comme son élève, puis comme son secrétaire, Stanisław Dziwisz aura été le plus fidèle compagnon du pape polonais. Créé cardinal en 2006, il évoque des détails passionnants de la vie de Saint Jean-Paul II, mais revient également sur la situation de l’Église sous le communisme. Le cardinal Dziwisz, ami et plus proche collaborateur de Saint Jean-Paul II nous livre un témoignage fort et en homme de foi ne manque pas de livrer un témoignage d’espoir. Un entretien mené à Cracovie par Ferenc Almássy pour TV Libertés en octobre 2019. Voici la retranscription de cet entretien que vous pouvez voir ou revoir ici.
Ferenc Almássy : Votre Éminence, merci de nous recevoir à Cracovie dans votre bureau, pour cet entretien pour TV Libertés. Vous avez déclaré il y a peu, je vous cite : « Ce pèlerinage de Jean-Paul II en Pologne en 1979 a changé radicalement sur le plan mental la situation de l’Église en Pologne. Ainsi que l’affirment de nombreux observateurs de la vie publique, les Chrétiens se sont comptés, ils ont repris courage, ils ont également fait l’expérience d’une communauté alliant fidélité à l’idéal chrétien et effet de masse, ce qui a fait naître peu après le phénomène Solidarność. » On se souvient de l’appel de Jean-Paul II en Pologne, lorsqu’il disait « Que ton Esprit vienne et renouvelle la face de la Terre, de cette Terre ». C’était en 1979. L’année d’après apparut le mouvement, le syndicat Solidarność (Solidarité en français), et dix ans après le mur de Berlin chutait. Selon vous, le communisme serait-il tombé en Europe de l’Est s’il n’y avait pas eu un pape polonais sur le trône de Saint Pierre ?
Stanisław Dziwisz : Quand Jean-Paul II a été fait pape, la situation politique et aussi la situation de l’Église en Pologne étaient entièrement différentes. En Europe, il y avait une frontière entre l’Est et l’Ouest, le rideau de fer. À l’Est régnait le marxisme, le communisme. À l’Ouest, la situation était autre.
Il ne fait pas de doute que la situation a rapidement évolué sous l’influence du pape polonais Jean-Paul II. Le Saint-Père avait tout de suite compris que l’avenir n’appartenait pas au communisme, mais à la liberté, au respect des droits de l’Homme et aussi aux peuples, et que les peuples de l’Est seraient souverains. Cela a commencé avec le discours de Jean-Paul II sur la place Saint-Pierre, à Rome, pour son intronisation : « N’ayez pas peur ». Et aujourd’hui, on peut dire que cette phrase « N’ayez pas peur, ouvrez les portes au Christ » est devenue le programme de tout son pontificat.
Le premier pèlerinage du Saint-Père en Pologne était important, mais pour qu’il puisse avoir lieu il a d’abord fallu qu’il se rende au Mexique. D’une certaine manière, ce pèlerinage au Mexique lui a ouvert la voie en Pologne. Car si le Mexique, qui était hostile à l’Église catholique, avec une constitution anticléricale, accueillait Jean-Paul II, la Pologne devait à fortiori s’ouvrir elle aussi, ce qui n’était pas facile.
Le Saint-Père voulait venir pour le jubilé de Saint Stanislas. Les autorités ne voulaient en aucun cas accepter que son pèlerinage puisse être lié à ce jubilé, parce que Saint Stanislas est un évêque qui s’est opposé au pouvoir de son époque et est mort de la main du roi de Pologne à cause de cela. On craignait qu’une visite de Jean-Paul II en Pologne pour les cérémonies de Saint Stanislas ne génère une résistance aux autorités. Accord a ensuite été donné, après négociations, pour sa venue en Pologne, mais seulement en juin 1979, ce que le Saint-Père a accepté. Mais il a dit aux évêques polonais : « D’accord, je viendrai en Pologne, mais nous fêterons le jubilé des 900 ans de Saint Stanislas à l’occasion de ma venue ».
Personne ne s’imaginait alors que sa visite en Pologne aurait autant d’importance non seulement pour la Pologne mais pour tous les pays de l’Est et même toute l’Europe. C’est avec cette visite qu’a commencé la marche vers la liberté. Et notamment à partir de ses paroles prononcées sur la Place de la Victoire à Varsovie, pendant l’homélie « Que Ton Esprit vienne et renouvelle la Terre. Cette Terre. » Les Polonais se sont sentis libres. Ils ont senti qu’il se passait quelque chose. Un souffle de liberté.
À partir de cette homélie a commencé le processus de libération du joug communiste à Varsovie, puis à Gniezno. On peut considérer que son premier voyage en 1979 a initié la libération du communisme pour les gens et les peuples. C’est ce qui a conduit à la chute du mur de Berlin, qui n’était que le symbole des changements en Europe. Ce n’est pas la chute du mur de Berlin qui a donné la liberté. Le processus de libération avait commencé avec le voyage du pape en Pologne, à Varsovie, Gniezno, Częstochowa, Cracovie.
En Pologne, les gens ont alors senti qu’ils étaient chez eux, qu’ils étaient libres, libérés par les arguments, les mots, la position de Jean-Paul II. C’était le début de cette grande libération. Il y avait déjà eu des tentatives pour se débarrasser du communisme en Pologne et en Hongrie, ou même en Tchécoslovaquie. Mais cela, c’était le début de la libération complète dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Les communistes, comme toutes les dictatures, gouvernent en asservissant les gens, par la peur. Or, sous l’influence du Saint-Père, les gens ont cessé d’avoir peur.
C’est aussi ce qui a fait naître Solidarność. J’insiste sur le fait que la chute du mur de Berlin n’était qu’un symbole. L’origine du processus de libération est à rechercher dans les voyages de Jean-Paul II et dans son attitude. Quand il était arrivé à Rome, on parlait en italien du « compromesso storico », du compromis historique selon lequel l’avenir du monde, de l’Europe, appartenait au marxisme. Le Saint-Père n’a jamais accepté cela et il clamait les droits de l’Homme et des peuples. Et c’est grâce à son action qu’il y a eu ces changements dans le monde, et en particulier au sein des nations opprimées d’Europe centrale et orientale.
Ferenc Almássy : Vous étiez déjà l’aumônier et le secrétaire de l’archevêque Karol Wojtyła, celui qui allait devenir le pape Jean-Paul II, il était donc à la tête du diocèse de Cracovie à l’époque. Quelle était son attitude ? Quelle était l’attitude de Monseigneur Wojtyła, futur pape Jean-Paul II, vis à vis des autorités communistes ? L’Église était-elle persécutée ? Comment viviez-vous votre prêtrise sous le communisme ? Est-ce que la surveillance était constante par les autorités et comment cela se concrétisait ?
Stanisław Dziwisz : Karol Wojtyła avait été nommé archevêque de Cracovie, car on espérait qu’il constituerait une opposition non pas au gouvernement mais au cardinal Wyszyński (le primat de Pologne). Comme le nouvel archevêque était un grand intellectuel, sa position était très respectée dans la société. Mais ils se sont trompés, parce que la collaboration entre Karol Wojtyła et Wyszyński fonctionnait très bien. Par conséquent, le pouvoir a ensuite essayé de restreindre le rôle de Wojtyła. Mais cela n’a pas marché. Wojtyła n’a pas formé une opposition. Il s’efforçait de clamer la vérité, il gagnait par ses arguments, sa conviction, son attitude décidée, inflexible.
Mais, je le répète, il ne formait pas une opposition. Il servait la vérité. Il luttait avec des paroles, des arguments, et pour les droits de l’Église aussi, parce que les autorités n’autorisaient pas la construction d’églises. La ville nouvelle de Nowa Huta (près de Cracovie) devait en être le symbole. Ce devait être une ville sans église, sans Dieu. Karol Wojtyła, en tant qu’archevêque, était aux côtés des gens et exigeait le respect du droit des croyants à une église et à exprimer librement leur foi. Et il s’est avéré être un homme très décidé, inflexible et fort, et ça l’a rapproché des gens. Cela lui a donné une grande autorité en Pologne, et notamment dans le diocèse de Cracovie.
Ce qui était décisif pour définir sa position face au système, c’est qu’il ne se battait pas contre des personnes, mais contre l’idéologie communiste qui prive la personne de liberté. Il savait exiger. Quand il y avait de grands rassemblements, il parlait avec courage des droits de l’Homme et des droits du peuple. Il n’appelait pas à la lutte, mais il exigeait le respect des droits, de la liberté de conscience, et aussi de la liberté d’expression. Il le faisait de manière convaincante et le peuple, mais aussi les dirigeants, ne pouvaient pas s’opposer à ses arguments.
Ferenc Almássy : Vous étiez aussi aux côtés de Jean-Paul II lorsqu’il y a eu le fameux attentat en 1981 sur la place Saint-Pierre à Rome. Vous l’avez tenu à ce moment-là et vous avez dit plus tard : « Aujourd’hui je peux dire qu’à ce moment-là une force invisible est intervenue pour sauver la vie du Saint-Père, une vie qui était gravement menacée. » Le fait que le pape polonais ait survécu à cet attentat, est-ce pour vous, est-ce que cela relève du miracle ?
Stanisław Dziwisz : Le pouvoir communiste à Moscou et en Pologne était très inquiet de l’élection de Jean-Paul II. Dès le début, ils avaient peur de la position du pape Jean-Paul II, de sa force morale et du grand soutien dont il bénéficiait dans la société. C’est pourquoi ils ont décidé de liquider physiquement le pape. C’est en tout cas comment je vois les choses. Et c’est arrivé, avec la tentative de liquidation du pape Jean-Paul II sur la place Saint-Pierre. Je parle en tant que témoin, car j’étais dans la Jeep avec le Saint-Père. De ce fait, j’étais directement impliqué dans cet attentat. Nous avons essayé de le protéger, de tout faire pour le maintenir en vie. Les 8 minutes entre la place Saint-Pierre et l’hôpital Gemelli, c’était la distance à parcourir pour qu’il puisse survivre. La situation était tragique, la balle lui avait transpercé le corps. Il avait perdu beaucoup de sang. J’étais dans l’ambulance qui l’emmenait à Gemelli. Au début, il était encore conscient, il priait. On l’entendait, moi et l’autre personne qui se trouvait là : il priait et offrait sa vie pour l’Église, pour le monde. Il ne demandait pas qui avait fait ça, qui était l’auteur de l’attentat. À ce moment-là on ne savait pas qui avait fait cela, mais cela n’intéressait pas le pape, il avait déjà pardonné. Sur la route de l’hôpital, il lui avait pardonné ce qu’il avait fait. Après, quand nous sommes arrivés à l’hôpital, il avait perdu conscience et il fallait le sauver. Il y a eu des moments très difficiles à l’hôpital. À ce point même qu’un médecin est venu me voir et m’a dit : « Nous sentons à peine le battement du cœur, la tension chute, allez le voir et donnez-lui l’onction des malades ».
C’était une lutte pour sa vie. Pas pour sa santé, mais pour sa vie. Il y avait des problèmes de sang, parce qu’il avait perdu beaucoup de sang. Le sang, le groupe sanguin qui avait été préparé n’allait pas. On a trouvé à l’hôpital des médecins qui avaient le même groupe sanguin. Ils ont donné leur sang pour qu’il puisse survivre à cet attentat.
Plus tard, quand il a recouvré ses forces, il s’est rendu compte que l’attentat avait eu lieu le 13 mai, jour anniversaire des révélations de Fatima. C’est alors qu’il a commencé à dire qu’il avait été sauvé grâce à Notre-Dame de Fatima, que Notre-Dame de Fatima lui avait redonné une vie, parce qu’il était persuadé que celle-ci aurait pu prendre fin. Il se tournait toujours vers la Vierge de Fatima en la remerciant de s’être occupé de son état de santé après l’attentat et d’avoir fait qu’il avait pu recouvrer la santé – ce n’était pas facile, il y a eu beaucoup de complications – et travailler encore pendant de nombreuses années. Il faut dire que cette grâce qui lui a été accordée s’est avérée très efficace. L’attentat ne lui a pas laissé de traces. Il n’avait pas peur. Quand il disait place Saint-Pierre : « N’ayez pas peur », il n’avait pas peur. Il considérait que c’était une grande grâce, parce qu’après un attentat de ce type, on peut avoir des séquelles psychologiques importantes et avoir des peurs. Au bout de quelques mois, il est retourné place Saint-Pierre, sans crainte. Il avançait tranquillement pour servir comme avant. Son entourage avait peur d’un nouvel attentat, mais pas lui.
Ferenc Almássy : Le pape Jean-Paul II a réalisé trois pèlerinages en Pologne : en 1979, en 1983 et en 1987. Les autorités polonaises acceptaient-elles volontiers ces pèlerinages ? Comment est-ce qu’elles réagissaient, comment se fait-il qu’elles aient accepté ? Ou est-ce qu’il y a eu beaucoup d’obstacles ?
Stanisław Dziwisz : Ils étaient forcés, moralement, d’accepter ses projets de voyages en Pologne. Ils posaient des limites. Par exemple, lors du premier pèlerinage, ils n’ont pas permis au Saint-Père d’aller à Lublin. Il avait des liens avec cette ville pour y avoir enseigné à l’université catholique. Ils craignaient un voyage trop près de la frontière orientale. Ils ne lui ont pas non plus permis d’aller dans l’ouest du pays, par exemple à Wrocław, ou en Silésie. Ils avaient peur des réactions des mineurs, qu’il puisse y avoir une sorte de révolution interne à l’occasion de son voyage. Mais le Saint-Père a trouvé le moyen : quand il était à Częstochowa, au sanctuaire de Jasna Góra, il a invité Lublin et l’université catholique à venir le voir. Il a aussi invité le diocèse de Wrocław et encore la Silésie. C’est là qu’ont eu lieu les rencontres, qu’il a parlé. Il y a aussi eu un très sérieux problème lors d’un autre voyage. Le Saint-Père voulait rencontrer Lech Wałęsa. Jaruzelski a répondu : « Ce n’est pas possible. Le pape ne doit pas rencontrer Wałęsa ». Ils pensaient alors que Solidarność avait été éliminée, détruite et ils craignaient que si le pape rencontrait Wałęsa, Solidarność renaîtrait. Le pape a été clair, il a prévenu dès son arrivée à l’aéroport de Varsovie : « Si je ne peux pas rencontrer Wałęsa, je rentre directement à Rome ». Et alors ce sont eux qui ont cédé, ils ont cherché une solution. Ce qui importait au pape, ce n’était pas d’avoir une conversation mais de souligner le fait que Solidarność existe et que son leader est Wałęsa. Alors on lui a dit qu’il pourrait le rencontrer en montagne, dans la vallée Dolina Chochołowska. Ils espéraient que, comme il n’y aurait personne, pas de témoins, cette rencontre entre Jean-Paul II et Wałęsa n’aurait donc pas un gros impact. Cette rencontre, je le rappelle, était importante non pas pour la discussion mais en tant que nouvelle reconnaissance de Solidarność. La discussion s’est déroulée dans un refuge, mais il était évident que la pièce préparée était pleine d’écoutes, de microphones. Le pape a dit à Wałęsa : « Lech, sortons dans le couloir. Dans le couloir, il n’y aura pas d’écoutes, nous pourrons discuter. »
Et effectivement, les autorités n’ont pas pu apprendre de quoi il a été question. Mais le fait que cette rencontre ait eu lieu avait une importance énorme pour préserver la présence de Solidarność dans la vie sociale polonaise. On a bien sûr cherché à faire changer certaines expressions dans les discours du pape, parce que ces discours parvenaient d’une manière ou d’une autre aux autorités. Celles-ci avaient conscience de ce que le pape allait dire. Mais là aussi, il n’a pas voulu céder. Le pape ne menait pas une guerre, mais il était très décidé. Il était convaincu de faire ce qui est juste et d’avoir le droit de dire dans sa patrie ce qu’il considérait bon pour le peuple.
Ferenc Almássy : Vous souvenez-vous de la réaction de Saint Jean-Paul II à la nouvelle de l’enlèvement puis de l’assassinat du père Jerzy Popiełuszko par la police politique en 1984 ? Vous-même, votre Éminence, comment avez-vous vécu cette nouvelle en tant qu’homme d’Église proche du pape et polonais ?
Stanisław Dziwisz : La nouvelle de l’enlèvement du père Popiełuszko – à ce moment-là on parlait encore de disparition – était un vrai choc. Nous étions tous inquiets de voir les autorités en venir à des enlèvements. On ne savait pas encore que cet enlèvement devait aboutir à la mort tragique, en martyr, du père Jerzy Popiełuszko. Le pape s’intéressait beaucoup à la situation au jour le jour. Il était en contact avec l’épiscopat. Par la prière aussi, il sensibilisait la société, les gens, au fait que cet enlèvement était un événement tragique. C’était difficile à accepter. C’était un choc : jusqu’où pouvait aller le pouvoir ? Quand on a appris la nouvelle que son corps avait été retrouvé dans la Vistule, on a vu qu’il avait été horriblement torturé. Il fallait une réaction forte, parce que cet assassinat du père Popiełuszko pouvait marquer le début d’autres situations tragiques. Pour s’opposer à une telle forme d’asservissement et de persécution, cette réaction également morale, forte, du pape et de l’Église en Pologne a probablement contribué au fait que des actions contre le clergé ont parfois existé, mais par la suite cela ne s’est plus répété.
Ferenc Almássy : Lors de son pèlerinage en Pologne en 1991, après la chute du communisme, le pape Jean-Paul II a lancé un appel à ses compatriotes : « Construisons l’avenir commun de notre patrie, conformément au droit divin, ou plutôt reconstruisons car beaucoup a été détruit, en ruine, chez les gens, dans les consciences humaines, les usages, l’opinion publique, les médias. » Saint Jean-Paul II a aussi mis en garde les Polonais contre la liberté mal comprise qui conduit à une certaine forme d’esclavage. Il leur a demandé s’ils voulaient cette liberté que nous a offerte le Christ, ou s’ils préféraient plutôt être libres du Christ et de ne jouir que d’une liberté fictive. Trente ans plus tard peut-on dire que l’appel de Saint Jean-Paul II a été écouté, alors que la pratique religieuse est devenue moins répandue en Pologne, il y a un déclin, même si elle reste toujours très courante, beaucoup plus que dans d’autres pays européens ?
Stanisław Dziwisz : Ce voyage dont nous parlons n’était pas facile. Il survenait à un moment où le peuple polonais avait recouvré la liberté. Le pape mettait en garde sur le fait qu’il faut bien gérer cette liberté, qu’elle ne doit pas être confondue avec de la licence, qu’elle ne doit pas faire violence à autrui. Il appuyait tous ses discours sur le Décalogue. Il disait la vérité, la vérité de Dieu qui n’était pas toujours accueillie avec enthousiasme, mais il s’efforçait d’ouvrir au peuple, aux gens, une voie vraie, fondée sur la vérité évangélique. Trente ans après, peut-on dire qu’il a réussi ?
Je pense qu’aujourd’hui encore, tous ses voyages en Pologne, tous ses discours restent actuels, parce qu’ils étaient et ils sont intemporels. On peut y revenir aujourd’hui et dans le futur. Certes, il y a des changements dans la société, mais l’Église reste vivante, présente dans le peuple. Elle remplit son rôle, sa mission. Elle ne veut pas se mêler de politique. Bien entendu, la vie sociale se reflète toujours dans l’enseignement de l’Église, mais dans cette nouvelle situation la responsabilité de la vie sociale, civile, incombe avant tout à ceux qui exercent le pouvoir. L’Église joue un autre rôle, un rôle moral. Elle se permet donc de porter des jugements moraux sur le comportement de ceux qui gouvernent. L’Église en Pologne, jusqu’à aujourd’hui, n’a jamais exigé de privilèges. Elle veut servir le peuple, elle remplit sa mission et c’est sa force car depuis des siècles le peuple a toujours été avec l’Église et l’Église avec le peuple, parce qu’elle a toujours cherché à servir non pas les dirigeants mais la nation.
Je pense qu’il faut bien constater aujourd’hui que la jeunesse est moins pratiquante, mais elle n’a pas perdu la foi. Les conditions ont changé, mais la foi est toujours présente dans le peuple. Une raison de cet état de fait, c’est que l’Église est suffisamment présente et qu’il y a une bonne catéchisation, car l’ignorance est toujours dangereuse. L’Église s’efforce d’enseigner. Aujourd’hui encore, la catéchisation se fait dans toutes les écoles, de l’école maternelle à l’université, et c’est là la force du christianisme polonais : une bonne catéchisation. Certains comptaient sur le fait que l’Église et la foi perdraient de leur importance avec l’entrée de la Pologne dans la Communauté européenne. Il y a différents signaux, mais l’Église dure et l’idée que tout allait soudain changer, que les gens tourneraient le dos à l’Église et que les jeunes la quitteraient n’a pas trouvé confirmation.
Ferenc Almássy : La Pologne et l’Église polonaise ont joué un rôle clef dans la chute du communisme comme idéologie, notamment antichrétienne. N’y a-t-il pas aujourd’hui une idéologie qui est aussi assez hostile à la chrétienté ? L’Eglise polonaise et la Pologne n’ont-elles pas aussi un rôle à jouer là-dedans, pour aider l’Europe à se rechristianiser et à se défendre d’un certain nihilisme libéral ?
Stanisław Dziwisz : Nous ne voulons pas être le messie des nations. Néanmoins, nous voulons jouer notre rôle de témoin de l’Évangile, de témoin du christianisme, car l’Europe s’est construite et se construit encore sur des valeurs chrétiennes. Il y a de nouvelles tendances, des idéologies qui ne correspondent pas aux valeurs chrétiennes, mais la Pologne, jusqu’ici, s’efforce vis-à-vis des autres nations de conserver les valeurs chrétiennes, de proposer, et aussi de témoigner de ces valeurs et du rôle de l’Église dans la vie des peuples. Bien sûr, on peut dire qu’à l’Ouest, le monde catholique a subi certaines pertes ici et ailleurs, mais on voit aussi des mouvements renaissants, y compris en France. Je ne suis pas pessimiste. L’Europe a aussi des forces renaissantes et l’Église également, parce que l’Église est vivante, bâtie sur le Christ. Le Christ est présent. L’Église existe depuis plus de 2000 ans. Cela veut dire qu’il y a aussi dans l’Église des forces qui lui permettent de perdurer, qui font que, malgré les difficultés et certaines crises, elle peut toujours avancer avec espoir.
Ferenc Almássy : Pendant ses pérégrinations terrestres, pendant sa vie dans ce monde Saint Jean-Paul II a activement contribué à la chute du communisme. Est-ce qu’aujourd’hui, vous-même Eminence, vous vous tournez souvent vers Saint Jean-Paul II dans vos prières pour qu’il intercède personnellement pour aider l’Europe et la sauver de l’apostasie ?
Stanisław Dziwisz : Je ne suis pas vraiment d’accord avec le mot « apostasie ». Il y a un déclin de la vie religieuse, certes, en particulier dans certains milieux. Il y a aussi des tendances visant à détruire les valeurs morales. Mais je reste plein d’espoir pour l’avenir. Jean-Paul II avait très à cœur l’unité de l’Europe. Il parlait souvent de l’Europe orientale et occidentale comme de deux poumons. Il disait que l’Europe doit être unie, mais il insistait pour qu’elle le soit sur les valeurs sur lesquelles elle a été bâtie. Il a dit que si nous coupons la racine sur laquelle l’Europe s’est construite, alors elle cessera de vivre en tant qu’Europe. Il voulait que ces valeurs soient préservées et il pourrait être appelé patron de l’unité de l’Europe. Des voix s’élèvent pour cela. Son enseignement est intemporel. Il n’était pas seulement valable quand il était pape. On peut y revenir même aujourd’hui. Cet enseignement créatif pourrait aider à reconstruire l’Europe, ou au moins de préserver le bien qu’il y a en Europe.
Il est toujours présent, Jean-Paul II reste source d’inspiration. C’est pourquoi les gens se tournent vers lui. Ils prient, demandent son intercession et font l’expérience de cette intercession. J’ai de nombreux témoignages, des lettres, de gens qui se sont tournés vers lui et ont obtenu des grâces, des grâces particulières, pour leur santé, sur le plan moral. Jean-Paul II reste proche des gens. Il suffit de voir place Saint-Pierre le défilé de gens qui viennent le voir depuis bientôt quinze ans. Même les enfants qui ne l’ont jamais vu, qui ne l’ont jamais rencontré personnellement, aiment ce pape qu’ils ont connu par les médias et par la mémoire transmise dans les familles. Dans son action, il avait du respect pour chaque personne, et les gens voyaient sa sincérité, son amour. Et c’est resté. L’amour est resté, un amour réciproque.
C’est aussi un beau patron de la jeunesse et des familles, et ce serait bien de l’appeler patron de l’unité de l’Europe car c’était un homme qui unifiait, qui construisait des ponts et non des murs.
C’est pourquoi les musulmans, les juifs et les bouddhistes le voyaient comme un leader religieux. On ne peut pas parler d’activité intense dans ce domaine, mais il est devenu le leader religieux du monde contemporain.
Ferenc Almássy : Vous apportez un message d’espoir. Vous savez qu’en France il y a des problèmes différents de ce qu’il y a en Pologne. Il y a une situation en France qui est assez difficile, et la situation des Chrétiens se dégrade. Très rapidement, qu’est-ce que vous pouvez donner comme message d’espoir aux Français ?
Stanisław Dziwisz : Le pape Jean-Paul II parlait déjà de printemps, c’est-à-dire de l’Église renaissante, de son rôle dans la société française. Je pense que ses paroles étaient prophétiques. Nous avons vu, par exemple après l’incendie de la cathédrale Notre-Dame, que la France n’a pas perdu la foi. Nous avons vu les gens qui priaient et une France à genoux. Et puis il y a différents mouvements renaissants, nouveaux, qui sont une proposition non seulement pour les Français mais aussi pour les autres peuples. La France a toujours eu son mot à dire car c’est une nation avec une grande culture, qui vit de la culture et qui crée cette culture. Je souhaite aux Français que cette culture soit toujours au service de l’homme et qu’elle ne détruise pas ce qui était beau et sain dans le peuple.
Ferenc Almássy : Votre Éminence merci pour cet entretien accordé à TV Libertés.
Stanisław Dziwisz : Merci pour votre visite. Je salue tous les téléspectateurs. Merci pour votre visite ici, merci pour notre rencontre ici. Nous avons parlé de divers problèmes, j’espère que les Français sont d’accord avec ma pensée.
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