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Un procès en diffamation concernant les complicités polonaises dans la Shoah relance la polémique

Temps de lecture : 5 minutes

Un procès en diffamation intenté en Pologne par une vieille dame a rapidement pris une ampleur internationale en raison de sa thématique : le rôle des Polonais dans le génocide perpétré contre les Juifs sur son territoire occupé par l’Allemagne nazie.

Pologne – Réaction du musée de la Shoah aux États-Unis : « Le procès en cours en Pologne contre deux éminents historiens de l’Holocauste est l’une des nombreuses tendances inquiétantes dans la région et au-delà, comme les efforts visant à déformer l’histoire de l’Holocauste et à politiser l’enseignement de l’Holocauste ». Un tweet retweeté par la responsable des questions liées à la Shoah au département d’État américain, avec le commentaire : « Nous soutenons le Musée de l’Holocauste et d’autres en demandant à la Pologne et à tous les pays de protéger les recherches sur l’Holocauste. L’ingérence dans le discours universitaire a un effet paralysant sur la recherche historique et la liberté d’expression. » Allant encore plus loin, le journal suisse Neue Zürcher Zeitung a même assuré à ses lecteurs que la Pologne revenait « aux sinistres pratiques communistes », tandis que la radio publique en France y voit « un déni d’État ».

On se croirait revenus trois ans en arrière, quand un amendement à la loi mémorielle polonaise avait généré de fortes tensions entre la Pologne et Israël, soutenu par les États-Unis, forçant Varsovie à reculer.

Ce qui suscite aujourd’hui l’émotion chez des gens qui n’ont sans doute pas pris la peine de bien s’informer avant de réagir, c’est que deux historiens polonais doivent présenter des excuses signées et adressées par courrier à la nièce d’un ancien maire du village de Malinowo, en Podlachie, qu’ils ont accusé dans leur ouvrage « Plus loin, c’est encore la nuit » d’avoir livré des Juifs aux Allemands pendant la guerre.

Si la demande de dommages-intérêts à hauteur de 100 000 zlotys (environ 23 000 €) a été rejetée, sur le fond le Tribunal régional de Varsovie a reconnu le bien-fondé de la plainte en diffamation de Filomena Leszczyńska. La vieille dame vit toujours dans le village de feu son oncle Edward Malinowski qui aurait donc dénoncé aux Allemands plusieurs dizaines de Juifs cachés dans la forêt avoisinante et aurait volé les biens d’une Juive qui demandait son aide. C’est en tout cas ce qu’affirmaient les auteurs de cet ouvrage décrivant les complicités polonaises dans la Shoah sur la base d’exemples collectés sur le terrain dans des districts choisis de Pologne.

Mme Leszczyńska bénéficiait pour ce procès de l’assistance de la Ligue polonaise contre la diffamation « Reduta Dobrego Imienia », une organisation en pointe, notamment, dans le combat contre l’utilisation de l’expression « camps de la mort polonais » pour désigner les anciens camps d’extermination de l’Allemagne nazie en Pologne occupée (ou annexée, pour ce qui est des camps, comme Auschwitz-Birkenau, situés sur les territoires annexés au IIIe Reich en 1939).

Les deux historiens attaqués, Jan Grabowski et Barbara Engelking, sont des personnalités de renommée internationale pour leurs travaux sur la Shoah, ce qui a contribué, outre la thématique elle-même, à donner une caisse de résonance disproportionnée à ce simple procès en diffamation intenté au civil, et pour lequel le parquet n’était pas partie prenante puisqu’il s’agissait d’un acte d’accusation privé.

Le ministre de la Justice Zbigniew Ziobro, qui est aussi procureur général, s’est certes fendu d’un commentaire cinglant après la décision de justice : « Les faits n’avaient aucune importance pour les auteurs de ce livre, car ils l’ont écrit en fonction d’une thèse préconçue. Ils ont cherché des arguments à l’appui d’une thèse élaborée avant la rédaction de leur œuvre. Il existe des publications scientifiques qui ont démontré beaucoup d’autres manipulations historiques de la part de Barbara Engelking et Jan Grabowski. »

C’est en effet une accusation courante contre ces auteurs liés à la « nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », mais qui n’est toutefois pas partagée par tous, la ligne de fracture suivant grosso modo le clivage politique droite/gauche.

Dans le cas présent, si le tribunal a donné raison à la plaignante, c’est parce qu’il y a effectivement eu diffamation à l’égard de son oncle. Edward Malinowski a en réalité, selon plusieurs témoins, risqué sa vie pour protéger des Juifs pendant l’occupation allemande.

Malinowski avait été lavé de tout soupçon de responsabilité dans la mort de Juifs en 1950, au terme d’un procès qui permet d’avoir aujourd’hui plusieurs dépositions de témoins dans les archives de l’Institut de la mémoire nationale (IPN). Un survivant juif avait ainsi déclaré après la guerre : « Quand je me suis caché près de Malinowo, Malinowski m’a fourni un refuge, il me donnait du pain et du lard, pour lesquels je n’ai rien payé, et il prévenait les Juifs de ne pas trop circuler dans le coin. Les Juifs tués dans la forêt [ceux dont Grabowski et Engelgking rendent Malinowski responsable de la mort] ont été livrés par les garde-forestiers de Czarna et Malinowo. Les partisans ont liquidé le garde-forestier de Czarna. »

D’autres témoignages allaient dans le même sens. Y compris celui de la Juive qui aurait, selon les historiens, été volée par le maire Malinowski. Estera Drogicka a en effet affirmé après la guerre que Malinowski l’avait cachée pendant plusieurs semaines dans sa grange, précisant : « et il me nourrissait alors que j’étais sans le sou ». La fin de la phrase « alors que j’étais sans le sou » a été tronquée dans l’ouvrage où Malinowski est accusé d’avoir profité de la situation pour voler la dénommée Estera Drogicka.

Il mérite ici d’être rappelé que les conditions sous l’occupation allemande étaient particulièrement dures en Pologne et que, outre la pénurie permanente de nourriture, le simple fait de cacher ou même seulement aider un Juif était passible d’exécution sommaire pour le coupable et toute sa maisonnée, y compris ses enfants.

Le 12 janvier dernier, les professeurs Jan Grabowski et Barbara Engelking avaient reconnu devant le tribunal de Varsovie qu’il y avait eu erreur de leur part et que Mme Engelking, auteur du passage incriminé, avait fusionné sans le savoir le destin de deux hommes portant le même nom d’Edward Malinowski. Jan Grabowski, en tant que rédacteur du livre, a expliqué n’avoir pas eu personnellement accès aux sources car ce n’était pas son rôle. Outre les excuses qu’ils doivent envoyer par écrit à la plaignante, les deux historiens ont par conséquent, en vertu de la décision de justice qui vient d’être rendue, l’obligation de corriger leur erreur pour toute réimpression de leur ouvrage.

Si cette erreur doit être corrigée, mais uniquement lorsque l’ouvrage sera réimprimé, l’ouvrage « Plus loin, c’est encore la nuit » en contiendrait d’autres non moins graves et infamantes selon l’avis d’un certain nombre d’historiens polonais.

La liberté d’expression et de recherche historique défendue par le Département d’État américain mérite que l’on puisse en parler sans risquer d’attirer les foudres du monde entier sur le gouvernement polonais.

Le recensement des approximations, erreurs et manipulations reprochées à « Plus loin, c’est encore la nuit » a fait l’objet en Pologne de plusieurs publication (comme ce livre téléchargeable sur le site de l’IPN) où elles sont recensées, arguments et sources à l’appui. C’est donc un débat d’historiens qui se tient sans lien aucun avec ce procès en diffamation. Un procès qui a toutefois démontré que le livre rédigé sous la direction de Jan Grabowski mérite au moins en partie les reproches qui lui sont faits.