Article paru dans le Magyar Nemzet le 23 mars 2021.
Il y a tout juste trois quarts de siècle, le 28 mars 1946, à Prague, l’Assemblée nationale tchécoslovaque donnait force de loi à l’ensemble des décrets adoptés entre avril et octobre 1945 par le président Edvard Beneš. Des tristement célèbres « décrets Beneš » – 143 décrets en tout –, treize concernaient directement, et vingt indirectement, les hongrois et les allemands de Haute-Hongrie [devenue Slovaquie], clairement désignés comme porteurs d’une culpabilité collective. Ils avaient pour but de rendre leur existence entière – non seulement en tant que citoyens, mais même en tant qu’êtres humains ! – impossible, par une série de moyens allant de la perte de la citoyenneté à la déportation hors de leurs terres natales, de l’interdiction de l’emploi de leurs langues maternelles jusqu’à leur exclusion des institutions de l’enseignement et de la culture, des confiscations de biens et des pillages jusqu’à la torture physique. Et au-delà. Pour le dire encore plus clairement : un projet de génocide plus ou moins voilé, un plan d’extermination méticuleusement mis au point.
Comme l’a écrit Kálmán Janics – l’un des premiers grands auteurs à avoir mis à nu ce plan – dans son ouvrage intitulé « Les années apatrides » (A hontalanság évei), publié en 1979 à Munich – avec une préface de Gyula Illyés ! – par les presses de l’Université libre Protestante Hongroise d’Europe : « l’échec du plan de liquidation de la minorité hongroise s’explique avant tout par l’influence de grandes puissances et – pour une part non-négligeable – par des hasards ». « Edvard Beneš, le liquidateur » – tel est le titre, devenu titre d’un roman documentaire publié en 2004, dont sa propre compatriote Sidonia Dedina a paré ce criminel politique de première classe, ce salopard de première. (Pour mémoire : les décrets Beneš restent en vigueur, applicables jusqu’à ce jour.)
Peu de temps avant cet anniversaire des soixante-quinze ans, le secrétaire d’Etat slovaque aux Affaires étrangères a récemment déclaré que la raison pour laquelle son pays ne permet pas aux membres de la minorité hongroise d’accepter le passeport hongrois est que cela conduirait à des problèmes semblables à ceux qu’on observe en Ukraine orientale, en Ossétie du Sud et en Abkhazie. D’après le ministère hongrois des Affaires étrangères, cette déclaration constitue une provocation : présenter les Hongrois comme des éléments subversifs, des agents de déstabilisation, est pour nous inacceptable. Tout comme il est inacceptable qu’un dignitaire de l’Etat compare la situation des hongrois de Haute-Hongrie aux conflits gelés du Caucase. Réponse : l’ambassadeur de Hongrie à Bratislava est convoqué aux Affaires étrangères slovaques, où – ah, la vieille rengaine ! – on l’accuse d’ingérence dans les affaires intérieures de la Slovaquie…
C’est un peu comme si, depuis soixante-quinze ans, nous étions forcés de vivre avec un manque gigantesque. Continuellement. Indépendamment des systèmes politiques et des dirigeants du moment.
Il est bien difficile de croire aujourd’hui que, dès la fin des années 1930 – à l’époque du retour à la mère-patrie de la frange Sud (majoritairement peuplée de hongrois) de la Haute-Hongrie, et de la réannexion de la Subcarpatie –, l’un des plus grands poètes du peuple hongrois au cours du XXe siècle, István Sinka, dans un geste à nul autre semblable, s’adressait à cette ethnie slovaque avec laquelle nous coexistions depuis des siècles en Hongrie Supérieure. Et pourtant : dans un poème intitulé « Petit peuple, grand chagrin » (Kicsi nép nagy bánattal), il écrivait entre autres :
« La loi des montagnes et des plaines nous dicte de vivre –
Peuples sans bonheur – ensemble pour l’éternité !
Il vaut donc mieux pour nous aller vers vous – et pour vous, de venir
plutôt que de laisser couler le sang, et le canon tonner.
Il serait pour nous – comme pour vous autres salutaire
que nous cessions de nous tresser les couronnes du calvaire…
J’entends encore… – même si j’oublie parfois les mots, et souvent même la voix –
mon père me dire : l’origine ne compte pas,
que l’homme porte botte [hongroise] ou guêtre [caractéristique des roumains etc.] :
ses tristesses et ses joies sont les mêmes,
dans les vallées du haut tout comme dans celles du bas.
Je veux bien que vous luttiez pour votre liberté.
Mais suivez, s’il vous plaît, mon conseil :
que les uns, pour l’amour d’autres peuples,
n’aillent point follement ricaner du malheur des autres.
Car si nous choisissons de ricaner,
nous ferons le malheur des deux vallées. »
Comme si souvent par le passé et par la suite, cette main amicale, voire fraternelle, tendue dans un moment historique bien particulier, a été rejetée. (Il est arrivé la même chose à d’autres…) « Une voix s’adresse aux Slovaques » – tel était le sous-titre du poème. La voix s’est perdue, sans susciter d’écho. Et pour en venir à nos jours : en plein milieu du scandale susmentionné – revoici l’effet Sinka ! –, la Hongrie aide la Slovaquie à se procurer des vaccins russes…
Nous savons, bien sûr, que nécessité a force de loi. Depuis le déclenchement, en 2015, de la crise des migrants, du fait de notre coopération au sein du Groupe de Visegrád, nous avons été plus attentifs à l’évidente communauté d’intérêts qui nous lie aussi bien au peuple slovaque qu’au peuple tchèque ; à l’occasion, cette coopération a d’ailleurs débouché sur des initiatives et des résultats diplomatiques communs, réellement prometteurs.
Seulement voilà : la diplomatie et les intrications d’intérêts de la politique étrangère sont une chose – et la politique de la nation en est une autre. Que, tout au long de soixante-quinze années, absolument rien n’a changé en réalité : voilà un fait, dont nous ne pouvons que prendre connaissance, avec amertume – de même qu’il est évident que les braves Palócs [groupe ethnico-dialectal de Haute-Hongrie] du comté de Gömör [Gemer en slovaque] sont jusqu’à l’os de bons hongrois, et que les fières fortifications de Krasznahorka [Hrad Krásna Hôrka] font tout autant partie intégrante de notre histoire et de notre conscience nationale que la tombe de Rákóczi dans la cathédrale de Kassa [Košice en slovaque], la maison du peintre Szinyei Merse dans le comté de Sáros [Šarišská župa], la merveilleuse grand-place de Bártfa [Bardejov] ou encore le labyrinthe d’eaux sauvages du Csallóköz [Veľký Žitný ostrov, sur le Danube]. (Tout cela sans mentionner une seule fois l’équipe de football DAC de Dunaszerdahely [Dunajská Streda] et la chanson Nélküled [« sans toi » : tube de pop hongroise devenu l’hymne de ce club].)
En pleine renaissance de la prose hongroise d’esprit patriotique, l’un de ses grands espoirs, Ákos Jezsó, originaire de Haute-Hongrie, travaille à une trilogie romanesque : le premier volume, « Je vais traverser » (Megyek túlra), paru en 2017, et le deuxième, « Lanterne dans le brouillard » (Mécses a ködben), en cours de publication, qui présentent le destin tragique des ancêtres de l’auteur en Haute-Hongrie, montre cet océan de souffrance inhumaine qu’ont dû traverser nos frères du Nord du pays, tout comme l’avaient montré, parmi ses camarades en littérature plus âgés originaires de Haute-Hongrie, les créations les plus éminentes de Lajos Grendel ou de László Dobos.
Ce que je viens de citer, ce sont autant de raisons de ne pas perdre de vue ce manque invétéré – déjà vieux de soixante-quinze ans. De ne pas le perdre de vue du tout. Non seulement parce que la pratique des régimes communistes nous a appris à quoi peut mener la gestion du manque [nom donné dans les années 1950 à la politique de rationnement], mais aussi compte tenu de ce qu’a écrit, un siècle avant István Sinka, un autre grand poète hongrois, un certain János Arany, dont je reproduis ici ces vers si précieux :
« Et le cours des temps ne s’inverse pas,
Il gonfle et coule en avant, inarrêtable. »
Sommes-nous capables de voir, de comprendre cela ? Le voyons-nous suffisamment ? En faisons-nous assez ? Faisons-nous bien, ou faudrait-il faire mieux, voire le faire encore plus énergiquement, quelles que soient les tactiques, les contraintes ? (Cf. « La patrie avant tout » [A haza minden előtt, chanson du groupe de rock nationaliste hongrois Kárpátia]) Et le cours inarrêtable du temps, gonflant dans sa course en avant, saura-t-il nous attendre ?
Trois quarts de siècle, d’une certaine façon, c’est très long. Soixante-quinze ans d’absence, soixante-quinze ans de silence. Ou d’autre chose, peut-être ?
László Domonkos
Journaliste
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Traduit du hongrois par le Visegrád Post