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Vers la renaissance de vieux rêves ?

Le Magyar Nemzet est le principal quotidien imprimé de Hongrie. Fondé en 1938, le Magyar Nemzet (Nation hongroise) est un journal de référence pour les conservateurs et est sur une ligne proche du gouvernement de Viktor Orbán.

Temps de lecture : 7 minutes

Article paru dans le Magyar Nemzet le 28 mars 2021.

La question « quo vadis, Unio, quo vadis, Europa ? » se repose de plus en plus souvent dans l’opinion publique européenne – d’autant plus souvent que la Commission actuelle, sous la (non-) direction d’Ursula von der Leyen, a essuyé un échec spectaculaire dans la lutte contre la pandémie – plus précisément, dans l’organisation d’une campagne de vaccination au niveau de l’Union. L’impuissance plus que suspecte de la Commission en matière de vaccinations est même devenue un véritable scandale.

Mais cet échec n’est en réalité que le sommet émergé de l’iceberg : cela fait déjà des années que de nombreuses lignes de fracture divisent et dispersent l’Union comme confédération de nations. L’une d’entre elles est le choc des idéologies/visions du monde (libéralisme mondialiste contre conservatisme national) ; une autre, la profonde et insoluble discorde entourant la question de l’appréciation et du traitement du phénomène migratoire ; mais aussi le conflit opposant théorie du genre et politique familiale traditionnelle, ou encore la querelle du fédéralisme et de la souveraineté nationale – pour ne mentionner que les plus importantes. Ajoutons, à titre de circonstance aggravante qui approfondit ces divisions, le fait que ces lignes de fracture opposent pour la plupart les anciens États membres d’Europe occidentale, d’un côté, aux nouveaux États membres d’Europe centrale et orientale, de l’autre (avec, bien entendu, diverses exceptions de part et d’autre – par exemple, celle du Danemark à l’Ouest).

Il y a quelques semaines, je finissais l’un de mes textes sur les réflexions suivantes : en 1951, l’Europe du Charbon et de l’Acier associait six pays culturellement semblables et d’un même niveau de développement, et leur coopération a été couronnée de succès pendant de longues années. Aujourd’hui, en revanche, ce sont 27 États membres qui s’efforcent d’accorder entre elles 27 positions géopolitiques divergentes, 27 niveaux de développement économique, 27 traditions, 27 histoires et 27 spécificités nationales. On voit bien que c’est là un défi gigantesque, et que, pour que l’Union reste soudée, il faudra changer radicalement bien des choses – alors même que l’Union n’a pas la réputation d’être très rapide dans les changements de cap, faisant plutôt penser à un énorme paquebot transocéanique.

Récemment, les dirigeants de l’Union ont signé une déclaration annonçant qu’à partir de mai, une série de conférences va traiter de l’avenir de l’Union ; le moment est donc venu, aussi pour nous autres Hongrois, d’exprimer notre point de vue à ce propos. Concernant l’avenir de l’Union, on se trouve, pour l’essentiel, devant un choix à faire entre deux options : l’une est de faire perdurer, d’une manière ou d’une autre, l’alliance de nations actuellement existante ; l’autre est que cette alliance finisse par se montrer dysfonctionnelle, et disparaisse. On gagnera à prendre en compte chacune de ces deux possibilités, en regardant ce qui risque d’arriver dans un cas et dans l’autre. Autre façon de dire que nous en sommes revenus à la vieille question – juste un peu reformulée – de savoir s’il existe pour l’Europe une vie en-dehors de l’Union ?

Si l’Union reste unie, on peut, à mon avis, envisager quatre scénarios :

Premier scénario : les « grands » (les puissances centrales : Allemagne, France) réussissent à imposer leur volonté – c’est-à-dire celle de l’élite de Bruxelles et des réseaux mondiaux qui la sous-tendent (comme celui de George Soros) ; l’Union, étape après étape, devient un État fédéral dans lequel de plus en plus de décisions sont prises à la majorité simple : en matière, notamment, d’immigration, de politique étrangère et de politique budgétaire. C’est le scénario qui a le plus de chances de se produire dans le cas où le PPE capitule et, se défroquant de ses principes, rejoint le camp des familles politiques mondialisto-fédéralistes.

Dans ce cas de figure, les États membres souverainistes d’Europe centrale seront tout simplement broyés – qui plus est, sous le prétexte qu’eux ne respecteraient pas les valeurs de « l’état de droit » et de la démocratie, s’attirant ainsi une juste punition (à la fois politique et économique). Le modèle de l’Europe à deux vitesses sera appliqué de telle façon que les États réduits à la « seconde classe » seront rétrogradés au rang de junior partners de l’Union.

Deuxième scénario (loin d’être improbable) : les conflits qui, au sein de l’Union, opposent les fédéralistes aux souverainistes ne trouvent pas de solution, et aucun camp n’obtenant véritablement gain de cause, un équilibre compliqué et changeant se met en place entre diverses institutions – la Commission, le Parlement et le Tribunal de l’Union continuant à représenter les intérêt du supranationalisme, tandis que le Conseil de l’Europe reste fidèle au principe de la décision intergouvernementale (et donc implicitement au principe de la souveraineté des États membres), et c’est cette concertation des gouvernements qui caractérisera le mode de fonctionnement futur de l’Union, comme elle a caractérisé son fonctionnement antérieur depuis bientôt soixante-dix ans – nonobstant de continuels changements dans les « rapports de force ». Dans un tel mode de fonctionnement – dans le monde des compromis sans cesse obtenus et sans cesse remis en cause –, nous pourrions encore slalomer un bout de temps – mais l’érosion de l’Union se poursuivrait.

Le troisième scénario est celui d’une montée en puissance du principe souverainiste, qui s’incarnerait avant tout dans le fait que les États du V4 et leurs alliés d’Europe centrale et orientale souhaiteraient prendre des décisions autonomes dans les domaines de l’immigration, du multiculturalisme, de l’état de droit et de la démocratie, de la mondialisation, de la question du genre etc., au besoin contre la volonté d’une majorité au sein de l’Union, constituant ainsi, dans divers domaines, une minorité de blocage permanente. Cela pourrait pousser l’Union dans la direction d’une confédération, c’est-à-dire d’une alliance d’États souple, en rognant sur les domaines qui dépendaient jusqu’ici de la coopération communautaire, et en ramenant ainsi, dans une certaine mesure, l’Union à l’époque du Marché commun – mais en réduisant, même par rapport à ladite époque, le liant idéologique qui unit, sur le plan des valeurs, les États membres. En cas de maintien de l’Union, c’est le scénario qui, dans la situation actuelle et du point de vue de la Hongrie, me semblerait optimal.

Voyons, enfin, le quatrième scénario. C’est le cas de figure qui rappellerait le plus l’époque du déclin de l’Empire romain germanique. Dans ce cas de figure, les divers États membres appliqueraient des politiques durablement divergentes dans divers domaines, ce qui les amènerait de plus en plus à former des alliances particulières, et donc à segmenter l’Union en plusieurs parties. (Le passé a présenté des exemples de telles alliances particulières : l’EFTA promue dans les années 1960 par les Britanniques, le Conseil Nordique créé en 1952 par les pays scandinaves et la Finlande, et bien entendu le Benelux.) Dans un tel processus, un rôle d’initiative et de canalisation pourrait revenir aux pays de l’Europe centrale et à leur alliance au sein du V4, dont le pouvoir d’attraction, leur agglomérant d’autres États membres des Balkans et d’Europe orientale, pourrait les transformer en alliance confédérative des États d’Europe centrale et orientale – laquelle pourrait, à son tour, servir de source d’inspiration à la renaissance et au renouvellement d’autres alliances unissant des membres plus anciens du club (axe franco–allemand, Benelux, alliance scandinave, alliance des pays de la Méditerranée). Dans ce cas, on éviterait certes d’officialiser la dissolution de l’Union, mais cette dernière deviendrait semblable à ce que fut l’Empire romain germanique à l’époque où, existant encore nominalement, il avait, en réalité, depuis longtemps déjà bien moins de réalité politique concrète que les nations qui s’étaient formées en son sein, et les alliances changeantes que passaient ces dernières entre elles.

Mais qu’arrivera-t-il dans le cas où, les conflits continuant à s’exacerber, l’Union finit par éclater ?

Il existe de bonnes raisons de soulever cette question. Ravivons seulement notre mémoire ! Qui aurait cru, jusque vers le milieu des années 1980, que la « grande » Union Soviétique, alors vieille déjà de soixante-dix ans, allait éclater ? Peu d’entre nous, n’est-ce pas ? Et pourtant, elle a éclaté, et le système Kádár, qui pouvait sembler destiné à durer une éternité, l’a suivie dans les poubelles de l’histoire. En d’autres termes : l’histoire nous a appris que des choses qu’on juge aujourd’hui inimaginables finissent, un beau jour, tout de même par se produire, en raison de nouvelles crises apparues entre temps, et que personne n’avait pu prévoir. Qui a réussi à prévoir la crise financière de 2008, la crise des migrants de 2015 ou la crise sanitaire de 2020 ? L’atmosphère actuelle ne serait-elle pas lourde du risque d’une cyberattaque dévastatrice, appelée à remettre à zéro le système financier mondial ?

Cela ne veut pas dire que nous attendons maintenant – loin de là – la chute de l’Union, comme nous attendions celle du communisme. Il est bien évident qu’une Union rafistolée, reconstruite sur un principe d’égalité des États membres, reste préférable à l’absence d’Union. Et pourtant, l’idée vaut la peine d’être examinée : que signifierait l’éclatement de l’Union ?

A mon avis, il représenterait une opportunité pour l’Europe centrale et pour la Hongrie.

Pro primo : en rompant avec le principe de fonctionnement top down – de guidage vertical – de l’Union, les États-nations, en se réorganisant selon un principe bottom up – de bas en haut –, pourraient, de leur libre volonté, sans contrainte ni hiérarchie, créer des alliances souples entre nations. C’est ce que pourraient notamment faire les États d’Europe centrale – en vue de quoi le V4 fournirait un excellent point de départ –, sous la forme d’une coopération entre nations souveraines qui pourrait s’étendre aux États de la Baltique, à ceux des Balkans et à ceux de l’Adriatique – ainsi qu’en direction de l’Autriche.

Pro secundo : si cette alliance venait à se former, elle deviendrait un véritable facteur géopolitique, aussi bien économiquement que politiquement. S’il est facile pour les grandes puissances – selon leur mauvaise habitude – d’opprimer et d’intégrer de force de petits États centre-européens et est-européens, elles auraient beaucoup plus de mal à soumettre au même traitement une alliance centre-européenne.

Pro tertio : on voit bien que la Chine, par exemple, dans le cadre de son initiative One Belt One Road, traite d’ores et déjà notre région comme un facteur existant, et – même si ces deux puissances sont aussi des concurrentes – la Russie est elle aussi prête à coopérer avec les Centre-européens. Elle y trouve un intérêt géopolitique, pour diverses raisons – l’une d’entre elles étant que cela lui permet, en partie, de tenir les États-Unis à bonne distance de ses frontières, de même que c’est dans le contexte de sa compétition avec les États-Unis que la Chine, elle aussi, donne de l’importance à notre région. Pendant que la Russie a davantage de motifs politiques de vouloir compter sur nous, la Chine a plus de motifs économiques. Mais l’ouverture à l’Est ne signifierait bien entendu pas pour nous l’affiliation à quelque nouvelle « fédération » que ce soit – chinoise ou russe –, car les grandes puissances se comporteront toujours comme telles. C’est pourquoi nous devrons toujours, en permanence, défendre notre souveraineté, y compris dans nos rapports avec la Chine et la Russie.

Pro quarto : après un éventuel éclatement de l’Union, les grandes puissances d’Europe occidentale ne pourraient pas se permettre de nous placer en « quarantaine économique » pour nous punir de nos activités « destructrices » au sein de l’Union, pour la simple raison que – ne constituant plus pour notre région la seule alternative envisageable – elles ne seraient plus alors suffisamment fortes pour cela, ni politiquement, ni économiquement.

Enfin, pro quinto : face au pouvoir occulte de la finance mondiale, une alliance régionale de nations souveraines est capable de bien plus de résistance qu’une Union dominée d’entrée de jeu par une orientation mondialisto-libérale.

Résumons-nous : la disparition de l’Union signifierait la fin d’un rêve, mais permettrait aussi la renaissance de rêves plus anciens. Et je ne vois pas de manière de conclure qui soit plus sage que ce mot d’Héraclite : rien n’est permanent, sauf le changement.

 

Tamás Fricz
Politologue, conseiller-chercheur auprès de l’Institut Alapjogokért Központ

Traduit du hongrois par le Visegrád Post