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Combat pour l’hégémonie mondiale

Temps de lecture : 12 minutes

Article paru sur Látószög le 18 mars 2021.

Au lieu de la « fin de l’histoire », il faut s’attendre à une lutte géopolitique encore plus acharnée que jusqu’à présent, et à une nouvelle période de guerre froide.

La dynamique historique de la mondialisation

Il faut attendre le XVIe siècle pour pouvoir réellement parler d’un ordre global du monde – ou, pour reprendre l’expression de Carl Schmitt, d’un nomos de la Terre –, même si les époques précédentes – dont certaines fort reculées – avaient déjà fourni des exemples de processus de « mondialisation limitée », et, subséquemment, d’une sorte d’ordre du monde pré-global. Ainsi, au Moyen-Orient, dès le 2e millénaire avant Jésus Christ, on a vu se former un environnement qu’on peut – par certains aspects – décrire comme globalisé : un monde dont le babylonien était la lingua franca (pour ainsi dire : l’anglais de l’époque), et où le socle juridico-idéologique des relations internationales était assuré par la « traductibilité des dieux » (Jan Assmann). Avec le déclin de la civilisation babylonienne – et, parallèlement à ce dernier, celui de la civilisation égyptienne – la région est passée sous la coupe d’une succession d’empires unificateurs : l’assyrien, le caldéen, le perse, le macédonien, et finalement le romain. Au fil du temps, le grec a fini par remplacer le babylonien, avant de céder la place, plusieurs siècles plus tard, à l’arabe, mais la région a en grande partie conservé ce caractère unitaire tout au long de l’antiquité gréco-romaine, puis de l’époque du face-à-face entre Islam et Chrétienté, ainsi que son rôle de point d’affrontement et de rencontre entre diverses civilisations.

Autre caractéristique de l’ordre mondial pré-global : le rôle déterminant de l’espace eurasien (du heartland de Halford Mackinder) : l’interminable plaine nichée au cœur même du monde ancien, constituant simultanément un élément de séparation et de liaison (Route de la soie) entre les civilisations sédentaires qui, successivement, s’épanouissaient et déclinaient en marge de ses immensités, et des profondeurs duquel émergeaient des vagues toujours renouvelées de nomades, dont on peut dire qu’elles ont été l’un des moteurs de l’histoire. Cet ordre du monde pré-global, qui n’incluait que les civilisations du monde ancien, avait un caractère terrestre : la navigation y était pour l’essentiel limitée aux fleuves et aux mers intérieures, et beaucoup des composantes de cet ordre – à l’exception notable du « carrefour » moyen-oriental susmentionné – constituaient pour ainsi dire des mondes séparés.

Ce sont les voyages de découverte des marins occidentaux, au tournant des XVe et XVIe siècles, qui ont provoqué une transformation radicale : non seulement ils ont rattaché l’Amérique aux luttes de domination en cours dans les espaces eurasiens et africains – ce qui eut pour conséquence de remplacer un ordre centré sur l’Eurasie par un ordre dont le centre de gravitation est euro-atlantique –, mais leur navigation tout autour de la planète a « rendu rond » le monde, tandis que l’aventure de Francis Drake a laissé entrevoir la possibilité d’une conduite mondiale de la guerre. À la même époque, l’État moscovite bouleversait aussi l’histoire : en soumettant le heartland, il mettait un point final à la série historique des vagues d’invasion nomades.

C’est cette période qui a vu naître – pour reprendre un autre concept de Schmitt – le jus publicum Europaeum : l’ordre international centré sur l’Europe, dans lequel le monde entier est entré dans la dépendance de quelques puissances européennes dominantes. La culmination de cet édifice a été achevée sous la forme de la conférence de Berlin de 1884 sur le Congo, au cours de laquelle les dirigeants occidentaux – guidés par la conscience de leur mission civilisatrice, et bien entendu aussi intéressés par l’accaparation de matières premières et de main d’œuvre bon marché – se sont pratiquement partagé l’intégralité du continent africain. Quant à la puissance maritime anglaise, de par sa domination des mers et son contrôle de la quasi-totalité des nœuds de circulation maritime stratégiques (Gibraltar, Malte, Suez, Singapour, Hong Kong, Le Cap, Ceylan, etc.), elle s’est, au cours du XIXe siècle, transformée en un empire mondial de dimension planétaire. Entre 1890 et 1918, on assiste déjà au déclin de cet ordre européo-centré : les États-Unis d’Amérique, installés dans leur doctrine Monroe, expulsent progressivement les puissances européennes du continent américain, tandis que le Japon frappe les positions extrême-orientales des Russes. Bien sûr, ces développements n’ont cependant pas le moins du monde signifié un déraillement du processus de mondialisation – bien au contraire : le déclin du jus publicum Europaeum a conduit à une guerre mondiale mobilisant presque tous les pays de la planète.

L’hégémonie mondiale remplace le partage du monde

Il est coutumier de dire que l’enjeu de la Première Guerre mondiale était un nouveau partage du monde, qui néanmoins s’est finalement soldé par l’émergence de deux puissances dont le but était désormais l’hégémonie mondiale. L’une d’elles étaient les États-Unis d’Amérique, tentant, dans l’esprit des principes de Wilson, de réformer le monde à leur propre image. Mais se détournant finalement, du fait d’un virage de politique interne, des affaires internationales – et même de la Société des Nations dont ils avaient pourtant eu l’initiative –, ils se sont enfoncés pendant près de deux décennies dans une politique isolationniste (qui n’a cependant bien sûr pas affecté – ou seulement de façon très partielle – l’hégémonie dont ils jouissaient sur le continent américain). L’autre État parti à la poursuite d’enjeux mondiaux fut l’Union Soviétique, fraîchement fondée sur les ruines de la Russie, une fois que, renonçant à l’objectif d’une révolution communiste mondiale, elle s’est attelée à construire « le socialisme dans un seul pays », normalisant ses relations diplomatiques avec ses voisins et adoptant elle aussi une politique de facto isolationniste jusqu’au milieu des années 1930.

Les deux États au programme messianique ayant quitté le devant de la scène, c’est – de façon légèrement anachronique – à nouveau le problème de l’hégémonie continentale européenne – et, par voie de conséquence, les problèmes de la domination coloniale qui sont repassés au premier plan.

Or le système des relations internationales dont le monde avait hérité : le système westphalien – fondé en théorie sur les relations bilatérales des États-nations (européens) et sur leurs alliances fluctuantes, mais destiné en pratique à rendre impossible toute hégémonie continentale en Europe – s’est alors avéré ne plus fonctionner – pour diverses raisons, le vide de pouvoir créé par la disparition de la Double Monarchie Austro-hongroise n’étant pas la moindre. Ce système inter-étatique prévu pour de nombreux acteurs et tendant à l’équilibre du pouvoir a été balayé par des perspectives de Großraum, et – l’espace d’un instant – il a semblé que quatre « grands espaces » allaient en pratique se partager le monde : la Nouvelle Europe sous conduite allemande (ou germano-italienne), la Sphère de Coprospérité de la Grande Asie orientale proposée par le Japon, l’Amérique dominée par les USA en vertu de la doctrine Monroe (avec ce qui restait de l’Empire Britannique) et l’Union Soviétique.

Néanmoins, l’agression de l’Union Soviétique par les Allemands et celle des États-Unis par le Japon a entravé l’émergence de ce système, pour ainsi dire, « westphalien mondial », et l’échec des puissances de l’Axe a – tout du moins pour un certain temps – mis fin aux perspectives de grand-espace. Il restait alors sur le podium deux puissances en compétition pour l’hégémonie mondiale, mais que la pression des circonstances a tout de même obligées, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à procéder à un nouveau partage du monde. Même si leur compétition en vue de l’hégémonie mondiale n’a alors pas débouché sur un affrontement ouvert, l’enjeu de la Guerre froide était, en dernière instance, de mettre définitivement un terme aux luttes des grandes puissances d’un monde déjà engagé dans un processus de globalisation permanente.

C’est la promesse trompeuse d’une telle conclusion qu’a ensuite fait miroiter l’effondrement de l’Union Soviétique et du bloc socialiste – promesse dont l’exemple le plus trivialisé est la théorie de la « fin de l’histoire » prônée par Francis Fukuyama, qui proclamait le triomphe des démocraties libérales. On peut certes, pour les années 1990, parler, en effet, d’une hégémonie du modèle proposé par les USA et la démocratie libérale. C’est ce modèle que la plupart des États de l’ancien bloc socialiste ont tenté d’adapter à leurs réalités, mais la Chine, entrée elle aussi sur la voie des réformes, s’est de mieux en mieux intégrée au système économique mondial dominé par l’Amérique. Dernier obstacle sur la voie menant au triomphe final : quelques « États-voyous » (Irak, Iran, Corée du Nord, Syrie, Venezuela), dont la liquidation a d’ailleurs commencé au début des années 2000.

À ce moment, néanmoins, une erreur est apparue dans le mécanisme : la « démocratisation » de l’Afghanistan et de l’Irak est loin d’avoir été un succès (sans même parler, plus tard, des « printemps arabes »), et la Russie, ainsi qu’une série d’État post-communistes, se sont engagés dans un changement de modèle les éloignant du type occidental, pour les mener à un genre de système tenant davantage compte des spécificités locales. Mais l’événement qui a eu le plus de poids est certainement le fait que la Chine, de zone de sous-traitance industrielle qu’elle était, est de plus en plus devenue un concurrent, qui a fini, sous la forme du projet One Belt – One Road (OBOR), par annoncer la couleur en proposant au monde un modèle destiné à rivaliser avec celui des Américains. Ce modèle, de plus, attaque dans ses fondements mêmes la domination occidentale déjà vieille de plusieurs siècles, en promettant de réorganiser autour de l’Eurasie l’ordre mondial jusqu’ici euro-atlantique. Finalement, la crise sanitaire, économique, politique et spirituelle causée en 2020 par le coronavirus a exacerbé non seulement les conflits géopolitiques, mais aussi les contradictions internes du monde occidental.

Identité – socialisme

D’après la grande théorie de la morphologie historique d’Oswald Spengler, l’idéal fondamental appelé à marquer la dernière période de l’histoire occidentale (« faustienne ») est le socialisme – même s’il n’employait pas ce terme dans son sens habituel, c’est-à-dire en référence à une théorie socio-économique. D’après Spengler, le but du socialisme occidental moderne est d’ordre impérialiste : son fondement est une volonté de pouvoir infinie, et son essence, le principe selon lequel « ce en quoi nous croyons, tous les autres doivent aussi y croire ; ce que nous voulons, tous doivent le vouloir. […] tous doivent se soumettre à nos idéaux politiques, sociaux et économiques, et nous détruirons ceux qui ne le veulent pas » (Prussianisme et socialisme, 1919).

À l’occasion des deux guerres mondiales, ce sont deux variantes de ce « socialisme éthique » qui se sont affrontées pour décider laquelle des deux déterminerait la suite du parcours de l’Occident (même si ce n’est là naturellement que l’un des éléments de la série d’affrontements entre grandes puissances qu’on appelle « Deuxième Guerre mondiale »). Or le combat opposant ce capitalisme anglo-(saxon) que Spengler considère (en vertu de la définition ci-dessus) comme étant une forme du socialisme au « socialisme prussien » dégénéré en national-socialisme pangermaniste a débouché sur la victoire du premier. Par la suite, par la logique même des processus « révolutionnaires », des scissions sont peu à peu apparues entre les vainqueurs, pour finalement s’exacerber tout particulièrement à partir de la fin de la Guerre froide.

À la fin des années 2010, au sein des élites occidentales, l’opposition des populistes – plus conservateurs – et du « parti » progressiste est devenue évidente (j’utilise bien sûr ici le mot « parti » dans un sens quelque peu figuré, ressemblant plus à l’usage prémoderne de ce mot : plutôt un réseau informel, s’organisant avec souplesse autour de certains intérêts et de certaines valeurs, qu’un parti moderne, organisé et discipliné). Les uns souhaitent préserver l’Occident, en préservant son rôle d’hégémon mondial, tandis que les autres veulent effacer les différences le séparant des autres parties du monde, pour fondre l’humanité tout entière en une seule civilisation universelle et multiculturelle : la société ouverte (en réalité, on pouvait déjà lire l’opposition de ces deux points de vue dans le débat qui a fait rage entre Huntington et Fukuyama).

Les processus de crise déclenchés par l’épidémie de coronavirus ont fourni au Parti Progressiste une occasion de tirer le rideau et de contrer l’offensive lancée au cours de la seconde moitié des années 2010 par le Parti Populiste en cours d’organisation au sein des États occidentaux. L’un des éléments centraux de cette contre-offensive a été d’empêcher la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis : une opération en vue de laquelle l’État profond américain a fait cause commune avec la Silicon Valley, devenue au cours des dernières décennies le moteur du Parti Progressiste, et sa force la plus centrale ; ensemble, ils ont, sans s’en cacher le moins du monde, interféré dans des processus électoraux démocratiques – ou conservant, tout du moins, l’apparence de la démocratie. L’excès de confiance des géants de la technologie a été favorisé par le fait qu’au cours de l’année dernière, la demande d’instruments numériques et de solutions en ligne a brutalement explosé, en conséquence de quoi leurs oligarques – déjà inclus auparavant dans la liste des hommes les plus riches du monde – ont augmenté leur fortune de sommes de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de dollars – chacun.

Le Parti Progressiste, en réalité, n’est autre qu’une oligarchie mondiale constituée du grand capital mondialisé, de la bureaucratie internationale et des représentants de divers services de renseignement imbriqués les uns dans les autres ; quant à la numérisation croissante, elle est appelée à fournir les instruments de la consolidation du pouvoir de cette oligarchie.

Cette pratique de la surveillance high-tech, les révélations faites par Edward Snowden nous ont permis de nous en faire une idée il y a déjà presque dix ans ; or, depuis lors, du fait du monopole des méga-entreprises et de l’intégration croissante de l’humanité à la sphère numérique, les possibilités d’un tel contrôle total n’ont fait que se multiplier. Les moyens traditionnels du contrôle, pour autant, ne sont pas négligés ; en partant de la définition spenglerienne susmentionnée, et de son recentrage autour de divers « groupes identitaires », on pourrait appeler l’idéologie de ces moyens de contrôle « socialisme identitaire » – quoiqu’on pourrait aussi utiliser l’expression Ingsoc forgée par Orwell, étant donné qu’il s’agit, en dernière instance, de l’arsenal des instruments de pouvoir d’un collectif oligarchique, appelés à assurer la « discipline de parti » et la subjugation de la majorité.

Des campagnes de provocation #metoo et BLM jusqu’au soutien aux mouvement LGBTQ, en passant par des propositions de loi incitant les enfants à espionner leurs parents et par des projets de systèmes de quotas sans cesse renouvelés, toute une série de mesures et de plans est mobilisée en vue de tenir la société en respect par l’usage de catégories juridiques difficiles à définir. L’absence de définitions et de règles précises n’est pas une lacune à combler, mais un instrument de pouvoir, appelé à s’assurer de ce que tous soient virtuellement coupables de tel ou tel « crime de haine », et que tout un chacun puisse, par conséquent, être à tout moment convocable devant les tribunaux de l’opinion publique – ou, pour les cas plus graves, de la justice – et risque l’annihilation – pour l’instant seulement morale.

À la veille de l’affrontement décisif

À l’heure actuelle, le Parti Progressiste sent avoir le vent en poupe, et va, au cours des prochaines années, s’efforcer d’étendre le monopole du pouvoir dont il jouit déjà au sein du monde occidental. La réussite de cette entreprise est loin d’être garantie, comme le montre non seulement le grand nombre des voix qui se sont portées sur la candidature de Donald Trump, mais aussi le fait bien visible que, au sein même des élites européennes, ceux qui cherchent à prendre leurs distances d’avec le centre décisionnel américain sont de plus en plus nombreux. La « logique des révolutions » mentionnée ci-dessus pourrait à nouveau être à l’œuvre, si bien qu’une nouvelle scission pourrait se produire au sein du camp des vainqueurs, d’autant plus que la possibilité que l’Europe se « débranche » des États-Unis a été évoquée de façon récurrente au cours de ces dernières années.

Dans l’état actuel du conflit, néanmoins, on ne voit encore que deux blocs se dessiner : le bloc « océanique » conduit par Washington, avec l’UE, le Royaume-Uni et l’Australie, et, face à lui, la Chine et ses alliés, dont la Russie (soit, dans la langue d’Orwell : « l’Eurasie »). Dans le tandem sino-russe, le rôle dominant des Chinois est désormais bien établi, tout comme le fait que, à l’instar de son prédécesseur Trump, Biden sera lui aussi obligé de relever le gant d’une influence mondiale grandissante de la Chine. En dépit des apparences, les deux centres qui s’affrontent se ressemblent beaucoup dans leur organisation politico-économique.

A Pékin comme à Washington, on voit des alliances entre technocrates d’État – une catégorie qui, en l’occurrence, comprend aussi la direction des organes répressifs – et oligarques (high-tech) – deux oligarchies, au demeurant, en situation de symbiose avancée –, la différence étant tout au plus que, dans ce mariage, le conjoint dominant en Chine est peut-être le parti-État, et l’oligarchie aux États-Unis. S’il ne peut plus être question de capitalisme traditionnel de marché concurrentiel dans le cas de la Chine, en réalité, les USA ne correspondent plus non plus à ce modèle – en tout cas sûrement pas dans les secteurs-clés dominés par quelques entreprises monopolistiques étroitement imbriquées à l’État. Et le système de surveillance mis en place par Pékin fonctionne aussi, à un stade avancé d’implémentation, aux États-Unis.

Bien que chacun de ces deux centres se soit fixé des objectifs mondiaux, dans ce domaine, en revanche, on rencontre une différence sensible : tandis que la version chinoise de « la communauté de destin unitaire de l’humanité » proclame l’acceptation de la différence des cultures et vise à une augmentation du bien-être mondial, les fantasmagories du progressisme vert d’origine américaine (Great Reset, 2020) visent au contraire à remettre au pas une société de consommation et de bien-être en état de « surconsommation », et naturellement aussi à effacer les différences entre nations.

Pour paraphraser une phrase célèbre inspirée par la restauration des Bourbons au terme des guerres napoléoniennes, nous pourrions aussi dire : La Chine a tout appris et n’a rien oublié. Elle évite d’une part de commettre les mêmes erreurs que les colonisateurs occidentaux et les idéologues américains, qui ont imposé leur propre système de valeurs aux territoires placés sous leur domination économique et politique, chose qui y a naturellement provoqué des mouvements de résistance. Mais la Chine ne tombe pas non plus dans des folies comme celle à laquelle ont cédé, au cours de la première moitié du XXe siècle, les Allemands et les Japonais, lorsque ces derniers, sentant leurs forces croître, ont provoqué les puissances dominantes de leur époque jusqu’à les obliger à un conflit ouvert. Dans le cadre de sa compétition avec les États-Unis, la Chine a pour objectif stratégique l’ajournement (l’évitement procrastinant – cf. Sun-Tse) d’un affrontement ouvert, jusqu’à ce que se présente un contexte dans lequel un tel affrontement pourrait tourner à l’avantage de la Chine, ou qui permette d’y surseoir totalement. On trouve une expression caractéristique de cette doctrine dans l’entretien accordé par le politologue chinois Yan Xuetong, dans lequel il affirme que le déclin des USA ne surprend personne, dans la mesure où on sait bien que tout empire est condamné au déclin, de telle sorte que les États-Unis sont probablement promis au sort qui a été celui de l’Empire britannique.

L’éventuelle chute de l’Amérique, quelques en soient les circonstances, serait loin d’impliquer une hégémonie mondiale totale de la Chine (et on peut se même se demander dans quelle mesure une telle chose serait tout simplement possible). De même qu’après la « victoire » des États-Unis, en cas de victoire chinoise au terme de cette nouvelle guerre froide, il faudrait s’attendre à l’émergence de nouvelles puissances. Compte tenu de « l’islamisation » actuelle de la partie occidentale de l’Europe, le nouveau rival pourrait même être une sorte d’empire islamique – qu’il soit néo-ottoman, ou même conforme au scénario décrit par Michel Houellebecq (Soumission, 2015). De même que, conformément à la « logique des révolutions » sus-décrite, une victoire sino-russe pourrait déboucher sur une rivalité sino-russe.

Tout cela, cependant, constitue encore un avenir éloigné : on peut penser que les prochaines années vont se dérouler dans une atmosphère de nouvelle guerre froide. Il est même encore trop tôt pour considérer la fin des États-Unis comme un fait accompli, tout comme il reste encore impossible d’affirmer avec certitude que cette nouvelle guerre froide ne risque pas de déboucher, dans un moment d’imprudence, sur une confrontation ouverte. Ce qui est, en revanche, certain, c’est que, comme à l’époque de « l’ancienne » guerre froide, les deux camps vont se préparer à cette confrontation décisive – que cette dernière finisse ou non par se produire.

András Kosztur
Chercheur principal à l’Institut du XXIe siècle

Traduit du hongrois par le Visegrád Post


Ouvrages cités

Jan Assmann, Religio Duplex : Comment les Lumières ont réinventé la religion des Égyptiens [2010], Aubier, 2013

П. М. Бицилли, « ‘Восток’ и ‘Запад’ в истории Старого света » [1922], in : Избранные труды по филологии. Наследие, Москва, 1996, p. 22-34

Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, coll. Histoire, 1992

Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015

Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations [1996], Éditions Odile Jacob, Paris, 1997

Halford John Mackinder, « The Geographical Pivot of History », Geographical Journal, 23 (1904), p. 421–437.

George Orwell, 1984 [1949], Gallimard, 1950

Андрей Савиных, « Два плана глобальной модернизации », БЕЛТА, 4 février 2021, https://www.belta.by/comments/view/dva-plana-globalnoj-modernizatsii-7656/

Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre [1950], Paris, PUF, 2001

Edward Snowden, Mémoires Vives, Paris, Éditions du Seuil, 19 septembre 2019

Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident (2 tomes 1918-1922), Gallimard, 1948, réédition 2000

Oswald Spengler, Preußentum und Sozialismus [1919] C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung Oskar Beck, München 1920 – traduit comme : Prussianité et socialisme, Actes Sud, Arles 1986