Entretien avec András Kosztur, historien et chercheur principal au XXI. Század Intézet (« Institut du XXIe siècle »), sur les débats que suscite la politique d’ouverture à l’Est du gouvernement hongrois : « Il n’est pas dans l’intérêt de la Hongrie de prendre part à cette crise hystérique de retour à la Guerre froide ».
András Kosztur est chercheur à l’Institut du XXIe siècle, un institut de recherche politique hongrois proche du gouvernement et connu pour ses nombreux travaux, sondages et conférences sur des sujets de société et d’actualité politique. Analyste hongrois originaire d’Ukraine, András Kosztur est spécialiste du monde post-soviétique et suit de près la question de l’ouverture à l’Est.
Yann Caspar l’a interrogé sur la politique hongroise d’ouverture à l’Est impliquant une coopération accrue avec la Chine et la Russie en particulier, mais aussi sur la place de la Hongrie dans un monde à nouveau dominé par la politique des blocs.
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Yann Caspar : En 2024, l’une des institutions d’élite de l’enseignement supérieur chinois, l’Université Fudan de Shanghai, prévoit d’ouvrir en Hongrie son premier campus européen – intention que le président chinois, Xi Jinping, a lui-même soulignée et saluée. Tandis que l’opposition hongroise y voit un risque à l’encontre de la sécurité nationale, le gouvernement présente la réalisation de ce projet de campus comme l’une des réussites potentielles de sa politique d’ouverture à l’Est. À votre avis, qu’est-ce qui explique que la Hongrie ait été retenue pour la création de la première institution de ce type sur le territoire de l’UE ?
András Kosztur : Si l’on examine la situation de l’Europe centrale comme région, on voit que, tandis que, pour l’essentiel, personne – pas plus ici qu’ailleurs – ne cherche à renoncer aux liens économiques noués avec l’Est, il existe une tendance mieux affirmée de prendre ses distances avec d’autres projets plus symboliques, qu’on peut soupçonner de posséder une charge politico-géopolitique. Divers gouvernements de la région – certains par tradition russophobe, d’autres plutôt par conformisme – commencent à adopter une attitude servile dans l’application des directives géopolitiques américaines, quitte à s’enfoncer, à l’occasion, dans des conflits diplomatiques assez bruyants.
Dans un tel contexte, la Hongrie peut, vue de Chine, sembler constituer un partenaire plus fiable que d’autres dans la région :
un partenaire de sang-froid, qui raisonne en termes de relations bilatérales fondées sur l’intérêt mutuel – sans même parler du fait que, grâce à sa stabilité gouvernementale, il fait courir aux Chinois moins de risques de voir un projet torpillé à l’occasion d’une crise de coalition imprévue, ou servant de prétexte politique à une telle crise.
Yann Caspar : À en croire le gouvernement hongrois, sa politique d’ouverture à l’Est annoncée en 2012 est une réussite. En réalité, on constate plutôt que ses résultats commerciaux avec les pays hors-UE n’ont pas connu d’évolutions significatives : comparés proportionnellement à la moyenne de l’UE, ces chiffres restent inférieurs à ladite moyenne. Il est, d’une part, exact que les investissements en provenance d’Asie ont augmenté, avec des conséquences favorables sur le marché de l’emploi ; d’autre part, il ne serait pas exact d’affirmer que ce sont les gouvernements Orbán de l’après-2010 qui ont enclenché ce processus : beaucoup de ces projets remontent aux gouvernements MSZP-SZDSZ d’avant 2010, et c’est le chef de l’un de ces gouvernements, Péter Medgyessy, qui, dès 2003, a entamé une politique de rapprochement avec la Chine – en avance de trois ou quatre ans sur d’autres pays de la région. La différence pourrait être la suivante : le gouvernement Orbán assume ouvertement son ouverture à l’Est, s’en sert dans sa communication, et la présente comme une spécificité de sa politique extérieure. Comment pourrions-nous expliquer cette différence ?
András Kosztur : Pour revenir à ma réponse précédente : ici aussi, il faut partir du principe que la doctrine du gouvernement hongrois actuel est que la Hongrie trouve son intérêt dans l’établissement de relations bilatérales mutuellement profitables avec tout pays rendant l’établissement de telles relations possible et profitable. Le poids économique des pays asiatiques n’a de cesse de croître, si bien que même en Occident, la plupart des puissances dominantes du groupe entretiennent avec eux des relations économiques intenses ; dans une telle perspective, c’est le rejet de l’ouverture à l’Est qui constituerait une attitude étrange et intrigante, une sorte de politique de Sonderweg. En Hongrie, le contexte dans lequel l’ouverture à l’Est peut être considérée comme une spécificité innovante est le suivant : la proclamation de cette politique a officialisé la fin d’une époque au cours de laquelle la volonté de rattraper l’Occident constituait un mot d’ordre non seulement du point de vue des indicateurs de l’économie et du bien-être, mais aussi d’un point de vue politique et en ce qui concerne l’échelle des valeurs.
En annonçant son ouverture à l’Est – voire en la proclamant comme une valeur en soi – Viktor Orbán a donc en réalité officialisé l’un des éléments de sa politique consistant à se détourner du phénomène occidental qu’il allait lui-même, un peu plus tard, nommer « impérialisme moral ».
Yann Caspar : Il est tout de même assez difficile de s’imaginer le gouvernement hongrois prenant quelque décision sérieuse que ce soit à l’encontre des intérêts de l’OTAN et de l’Amérique. Ce qui, en revanche, est nouveau, c’est que – pour de nombreuses raisons – la relation Washington-Berlin n’est plus aussi idyllique que par le passé. Quelle crédibilité reconnaîtriez-vous à la thèse selon laquelle la Hongrie de l’ouverture à l’Est, sous couvert de Sonderweg, servirait en réalité plutôt les intérêts commerciaux et politiques de l’Allemagne – ce qui, bien entendu, favorise au passage aussi ses propres intérêts, compte tenu de la situation de dépendance dans laquelle la Hongrie se trouve par rapport au capital allemand –, ou du moins, ceux de ces intérêts que Berlin ne souhaite pas assumer au grand jour ?
András Kosztur : Dans la sphère politique, le secret est un ingrédient tout aussi important que la publicité des débats entourant la gestion des affaires publiques. Si nous ajoutons à cela les dimensions effrayantes du flux d’informations qui nous entoure, et ce réseau d’interconnexions mondiales dont la présence se fait aujourd’hui sentir dans tous les domaines de la vie, presque toute affirmation portant sur la politique prend un caractère spéculatif. Spéculatif, voire ambigu, étant donné que le dynamisme de la pratique politique – à l’opposé du caractère souvent statique en apparence du monde des idéaux politiques – fait qu’il est impossible d’exclure que deux affirmations apparemment contradictoires soient simultanément vraies. Dans le cas du problème que soulève votre question, on observe justement cette validité simultanée d’affirmations contraires : il est à la fois vrai qu’en Allemagne l’hégémonie américaine ne fait plus l’unanimité, et que, comme on le sait, en dépit de disputes politiques parfois véhémentes, Berlin et Budapest ont d’excellentes relations économiques. L’Allemagne est loyale à l’Occident,
tandis que la Hongrie exhibe souvent une attitude anticonformiste vis-à-vis du « collectif occidental », mais l’Allemagne a elle aussi un mégaprojet en commun avec les Russes : Nord Stream 2,
tandis que la Hongrie fait partie des pays soutenant la politique de sanctions de l’Occident contre la Russie.
Mais revenons au cas précis que vous évoquez dans votre question. On peut en effet dire, comme vous le faites, qu’en termes économiques la politique d’ouverture à l’Est de la Hongrie n’est pas d’un très grand poids, et qu’elle pourrait bien fonctionner comme une sorte d’activité proxy au service du géant économique allemand. D’un point de vue politique, il est bien évident qu’un certain nombre d’acteurs – aussi bien en Allemagne que dans d’autres pays occidentaux – considèrent, pour des raisons de bon sens, qu’il serait préférable de suivre l’exemple hongrois, que ce soit en matière d’ouverture à l’Est ou dans d’autres domaines – la crise migratoire constituant, de ce point de vue, le meilleur exemple de loin –, mais se trouvent dans l’impossibilité de le faire, principalement à cause de l’opinion publique de leur pays – et naturellement du fait des centres de pouvoir qui influencent ces opinions publiques. Il est donc parfaitement possible qu’il existe des accords passés en coulisses, mais on aurait tort de leur accorder trop d’importance, dans la mesure où les événements politiques publics et les nécessités qui en découlent sont susceptibles d’obérer à tout moment l’effet de tels accords. Bref :
l’ouverture à l’Est hongroise est sans aucun doute une initiative originale de Budapest, qui trouve, aussi bien en Allemagne que dans le reste de l’Occident, et même parmi nos alliés de la région, aussi bien des partisans que des opposants.
Yann Caspar : La Hongrie a été l’un des premiers pays d’Europe à rejoindre le projet One Belt One Road, lancé par la Chine en 2013. La modernisation de la liaison ferroviaire Budapest-Belgrade a été décidée en 2014 et, d’après les plans officiels, devrait être réalisée par un consortium serbo-magyaro-chinois, et financée à 85% par un crédit chinois. C’est un projet qui a fait couler beaucoup d’encre. L’opposition critique son manque de transparence et de pertinence économique. En cas de réalisation effective, quel effet pourra avoir sur la Hongrie la modernisation de cette voie ferrée – et, plus largement, le projet mondial lancé par la Chine en 2013, dans lequel beaucoup d’observateurs voient un fort potentiel de réorganisation de la scène internationale ?
András Kosztur : Si l’on prend pour base les grands discours programmatiques de Viktor Orbán, l’un des principaux moteurs de la politique des dix dernières années a été une prise de conscience : on s’est soudain rendu compte que
l’histoire n’a pas pris fin, les rapports de force restant changeants, et que les catastrophes et les guerres restent tout aussi possibles aujourd’hui que par le passé.
On ne peut donc pas baisser sa garde, ou nous réfugier derrière l’idée que suivre la feuille de route occidentale nous mènera automatiquement à un avenir à la fois inéluctable et utopique. Or l’un de ces mouvements tectoniques observables dans le monde actuel est justement
l’ascension des États asiatiques et la remise en cause de la domination univoque des États occidentaux.
Or le déclin de l’Occident est bien sûr un sujet ancien, mais la crise – commentée depuis des lustres – de ses valeurs et de sa morale a d’abord été suivie par un déclin démographique, avant d’en arriver à la situation actuelle, dans laquelle, même dans les domaines économique, technique et militaire, le primat de l’Occident devient de plus en plus douteux. Et la traduction géopolitique de ce phénomène, c’est que, dans l’ordre du monde, à côté du centre de gravité euro-atlantique qui s’est formé à partir de l’époque des grandes découvertes, on voit à nouveau s’affirmer un centre de gravité eurasien, dont la structuration a pratiquement été élevée au rang de programme de politique extérieure par la Chine – ou peut-être devrait-on, plus précisément, parler de restructuration ou de rénovation, dans la mesure où il s’agit, d’une certaine façon, de rouvrir la Route de la soie du temps jadis.
Si ce centre de gravité eurasien finit effectivement par supplanter le centre euro-atlantique, cela pourrait constituer un avantage pour la Hongrie, dans la mesure où, après avoir vécu en périphérie du monde occidental, nous deviendrions les riverains des principaux axes de ce nouvel ordre mondial.
Quant à la voie ferrée Budapest–Belgrade, elle est susceptible de devenir un segment – certes secondaire, mais plus important qu’il ne paraît – desdits axes – évolution dont l’importance stratégique pourrait alors avoir des répercussions sur les décennies à venir.
Yann Caspar : On entend souvent l’opposition – et dans sa bouche, c’est un chef d’accusation – dire que le Premier ministre hongrois n’est même plus un dirigeant européen, mais plutôt un dictateur asiatique. Comme la plupart des joutes verbales des politiciens, ces déclarations peuvent bien sûr s’expliquer en partie par des considérations rhétoriques et communicationnelles. Les disputes entourant la question de savoir s’il faut appartenir à l’Ouest ou à l’Est, en revanche, risquent de laisser perplexe le lecteur qui ne vit pas en Europe centrale. Le problème a probablement des racines socio-historiques assez profondes. Mais tout de même : comment peut-on expliquer que cette question suscite en Hongrie des débats aussi passionnés ?
András Kosztur : À vrai dire, la réponse est dans la question : les coryphées de l’opposition recourent à un artifice rhétorique en accusant le gouvernement d’un tropisme oriental, afin de se présenter comme les seuls représentants crédibles de l’Occident.
Il est parfaitement vrai que cette opposition représente des tendances de plus en plus dominantes dans l’Occident actuel, et qu’on pourrait caractériser au moyen d’expressions comme « politiquement correct », « cancel culture » et autres concepts du même acabit. En s’opposant à ces tendances, Viktor Orbán et son Fidesz, en revanche, ne se voient pas comme des orientaux, mais comme les représentants d’un autre Occident – qui plus est : d’un Occident plus authentique.
Cette attitude mène bien entendu – du fait, justement, de l’hégémonie toujours plus totale des idéaux progressistes en Occident – à des situations difficiles, et d’aspect ambivalent, dans lesquelles on peut avoir l’impression que la Hongrie prend le monde occidental tout entier à rebrousse-poil ; mais la réalité est autre : ces dernières années, de nombreux exemples ont confirmé qu’au cœur même de l’Occident –
dans ce qu’on appelle la vieille Europe et aux États-Unis – nombreux sont ceux qui partagent le point de vue du gouvernement hongrois.
L’opposition Est-Ouest est naturellement une tout autre affaire en Hongrie, pour des raisons historiques qui remontent à bien avant la Guerre froide. Les « origines » orientales du peuple hongrois fournissent bien sûr la base de cette problématique,
mais, même à considérer l’Europe centrale tout entière, son évolution historique présente nombre de caractéristiques qui la distinguent de l’Occident au sens strict.
Ce sont ces spécificités – qui la distinguent d’ailleurs tout autant de l’Est que de l’Ouest – qu’a résumées l’historien Jenő Szűcs dans son ouvrage Vázlat Európa három történeti régiójáról (« Esquisse sur trois régions historiques de l’Europe »), publié en traduction française sous le titre Les trois Europes, avec une préface de Fernand Braudel. C’est précisément en raison de cette différence que les gens de la région – non seulement les Hongrois, mais aussi leurs voisins – préfèrent l’expression d’Europe centrale à celle d’Europe de l’est. Il a bien sûr fallu attendre ces toutes dernières années pour voir cette identité centre-européenne s’affirmer : après quarante ans d’appartenance au bloc oriental, le « reflux » en direction de l’Ouest était en effet jusque-là trop puissant pour le permettre ; les gens portaient, vivante en eux, une image idéalisée de l’Occident, image dont ils voulaient devenir partie intégrante. Mais au cours des dernières décennies, leur coexistence avec l’Occident réel au sein de l’OTAN et de l’UE a aussi fait émerger des contradictions, nous ouvrant ainsi la possibilité de porter un regard plus réaliste à la fois sur nous-mêmes, sur l’Ouest et sur l’Est.
Un élément-clé de ce processus consiste à liquider le mythe selon lequel l’Occident est toujours en avance, nous montre toujours l’avenir, et a toujours plus de liberté à offrir, tandis que l’Est est attardé, condamné par l’histoire à sa perte.
Mais il est tout aussi important que nous soyons capables d’une interprétation correcte de notre propre « retard » par rapport à l’Occident, et de décider si nous souhaitons continuer éternellement à imiter des modèles occidentaux, ou, pour reprendre le concept forgé par Márton Békés, si nous sommes disposés à reconnaître aussi les « avantages de l’arriération ».
Yann Caspar : Dans un article récent du quotidien Magyar Hírlap, vous écrivez que la politique des blocs est de retour. Le fait est que, ces dernières semaines, entre Washington et Moscou, l’atmosphère est de plus en plus électrique. De quatre pays du Groupe de Visegrád, c’est la Hongrie qui entretient les meilleures relations avec le président russe. Elle s’efforce même d’avoir de bonnes relations avec des pays comme la Biélorussie ou les pays du Conseil turcique. Quelle sera la place de la Hongrie dans un monde à nouveau dominé par la politique des blocs ?
András Kosztur : Il n’est pas dans l’intérêt de la Hongrie de prendre part à cette crise hystérique de retour à la Guerre froide, et l’on peut penser que son gouvernement actuel s’efforcera de conserver la marge de manœuvre gagnée de haute lutte au cours des dix dernières années. Bien entendu, il n’aura pas la tâche facile : si les tendances observées au cours des derniers mois se confirment, si Washington continue à chercher à mettre au pas ses alliés en vue de les faire marcher contre la Chine et la Russie, alors la pression qui s’exerce sur Budapest s’aggravera elle aussi – situation que l’opposition hongroise s’efforcera tout naturellement d’exploiter en sa faveur.