Pologne – Déjà surnommée « Lex TVN » par ses critiques, la loi qui forcerait le propriétaire américain d’un des deux grands groupes privés de télévision en Pologne à vendre au moins une partie de ses parts inquiète l’opposition et met en branle la machine diplomatique américaine. Il s’agit en fait d’une proposition d’amendement à la loi existante sur la radiophonie et la télévision avancée le 7 juillet par un groupe de députés du PiS sous la direction de Marek Suski, considéré comme un proche de Jarosław Kaczyński.
Si cet amendement est adopté en l’état, l’interdiction pour une société non originaire de l’Espace économique européen (EEE) d’avoir plus de 49 % des parts d’une chaîne de télévision serait étendue aux sociétés de l’EEE appartenant majoritairement à une société non originaire de l’EEE. Or le groupe de télévision TVN ayant été racheté en 2015 au groupe polonais ITI et au groupe français Canal+ par les Américains, il appartient aujourd’hui au groupe Discovery, Inc. et pourrait bientôt faire partie du groupe Warner Bros si la fusion entre les deux géants américains arrive à terme. Mais sur le plan formel, le propriétaire direct du groupe TVN est une société néerlandaise propriété de Discovery, Inc.
Parallèlement, le Conseil de la radio et de la télévision (KRRiT), qui est l’autorité de surveillance de l’audiovisuel en Pologne, n’a toujours pas renouvelé la concession de TVN qui arrive à échéance en septembre prochain, alors que la demande de renouvellement a été faite en mars 2020. Le KRRiT fait justement état de ses doutes quant à la limite des 49 % d’actions entre les mains d’une société hors-EEE, même si dans sa version actuelle la loi polonaise permet justement de contourner cette restriction en recourant à une société créée dans un pays de l’EEE.
Le chargé d’Affaires américain Bix Aliu a demandé une réunion au chef du KRRiT polonais, mais n’a pas accepté les conditions qui lui étaient imposées : soit la réunion aura lieu en présence de tous les membres du KRRiT et sera enregistrée, soit le sujet de la concession de TVN ne pourra pas être abordé. Pour le KRRiT, il s’agit de ne pas être accusé d’accepter des pressions, mais le chargé d’Affaires a préféré annuler la réunion.
« Ils ne se sont pas souciés de nous pour le gazoduc Nord Stream 2, et nous n’avons aucun scrupule à leur égard », aurait assuré « un membre influent du PiS » au journal Rzeczpospolita, à propos des réactions américaines. Dans le même temps, la Pologne s’est portée acquéreuse de 250 chars M1A2 Abrams de dernière génération, ce qui a été annoncé le 14 juillet. Il ne semblerait donc pas que les Américains soient prêts à remettre en cause les contrats d’armement (F-35, batteries Patriot…) ou leur présence militaire en Pologne, qui est un élément clé de leur politique vis-à-vis de la Russie et surtout pour assurer la protection des Pays baltes dans le cadre des garanties de l’OTAN. Mais en acquérant par ailleurs des drones de combat turcs, la Pologne avait déjà envoyé un premier signal à l’administration américaine.
Néanmoins, alors que la confrontation avec Bruxelles s’envenime, la Pologne ne peut pas se payer le luxe de trop laisser se détériorer ses relations avec Washington, malgré l’hostilité du très progressiste Joe Biden au gouvernement conservateur du PiS. La « Lex TVN » pourrait ne jamais voir le jour ou être profondément modifiée. Jarosław Gowin, vice-premier ministre et chef du parti Porozumienie (Entente) allié du PiS dans le cadre de la coalition Droite Unie, a déjà fait savoir qu’il n’accepterait pas cet amendement en l’état, notamment parce que cela forcerait le propriétaire de TVN à revendre ses parts alors que TVN est un des grands médias d’opposition. Gowin propose de remplacer la notion d’Espace économique européen par celui d’OCDE pour répondre à l’argument du premier ministre Mateusz Morawiecki et de plusieurs dirigeants du PiS selon lequel il importe de prévenir la possibilité d’une prise de contrôle d’un grand média polonais par un pays hostile ou non démocratique comme la Russie ou la Chine.
Pour Morawiecki comme pour les autres promoteurs de cette loi, il s’agirait en effet de mettre fin à une anomalie et d’adopter des règles similaires à celles en vigueur dans d’autres pays de l’UE. L’exemple de l’Allemagne et de la France est souvent avancé. C’est ainsi qu’en France les sociétés étrangères à l’EEE ne peuvent pas détenir, de manière directe ou indirecte, plus de 20 % du capital social ou des droits de vote dans un média assurant un service de radio ou de télévision terrestre (ce qui est le cas en Pologne de TVN).
Si la réaction américaine est compréhensible car motivée par la défense des intérêts économiques américains, la réaction alarmiste de l’opposition polonaise est compréhensible aussi. Le groupe TVN, qui assure notamment le service d’information le plus regardé, affiche en effet ouvertement son profil européiste et progressiste et son hostilité au PiS. Même quand le PiS était dans l’opposition (et que TVN n’appartenait pas encore aux Américains), le groupe TVN était ouvertement favorable aux gouvernements de Donald Tusk et attaquait sans arrêt le PiS. Réagissant à la proposition de loi du PiS, Donald Tusk, qui vient de reprendre la tête de la Plateforme civique (PO), sonnait l’alarme face au PiS qui cherche à étouffer les médias libres, selon lui.
En revanche, les réactions au Parlement européen ou à la Commission européenne, où la vice-présidente de la Commission chargée de la Transparence parlait le 12 juillet de « signal inquiétant pour la liberté des médias et le pluralisme en Pologne », se caractérisent par l’habituel deux poids, deux mesures. Le porte-parole du gouvernement polonais Piotr Müller, interrogé par des journalistes sur ce qu’il pensait de l’affirmation de l’opposition selon laquelle la proposition de loi serait une « attaque contre les médias libres », a d’ailleurs ironisé : « Dire cela est très injuste pour nos amis autrichiens ou par rapport aux solutions en vigueur en Allemagne ou en France ».