Article paru dans le Magyar Nemzet le 14 octobre 2021.
Il est hors de doute que, parmi les terroristes, on trouve des gens parvenus en Europe suivant les routes de l’immigration illégale, et aussi que certains ont été cachés au sein de communautés musulmanes. L’essentiel, cependant, ce n’est pas le nombre des immigrés, mais le fonctionnement du processus d’immigration, et l’importance du sentiment d’intégration chez les musulmans. Cela relève bien sûr aussi de leur responsabilité à eux – pas seulement de celle de l’État d’accueil – affirme, dans cet entretien confié à Magyar Nemzet, Diego Muro, chercheur spécialisé dans le terrorisme auprès de l’université écossaise St.Andrews, présent à Budapest à l’invitation du Mathias Corvinus Collegium.
László Szőcs : Récemment, le monde entier a commémoré le 20ième anniversaire des attaques terroristes du 11 septembre. Pourtant, depuis 2001, le mode de fonctionnement du terrorisme mondial a évolué. Qu’en pensez-vous ?
Diego Muro : Historiquement, des anarchistes du temps jadis jusqu’au terrorisme gauchiste (comme celui de la Fraction Armée Rouge), en passant par les violences de la décolonisation, le terrorisme s’est toujours présenté sous forme de vagues. Ce qui frappe depuis les années 1970 et 1980, c’est l’image toujours plus précise de motivations religieuses derrière le terrorisme, et le fait qu’il semble lié à l’Islam, et tout particulièrement à l’extrémisme sunnite. Dans le cas de deux des « marques dominantes » du terrorisme islamiste – Al-Qaeda et l’État Islamique (ISIS) –, on observe qu’elles se propagent par agrégation de petits groupes autonomes combattant au niveau local, qui les rejoignent en déclarant leur allégeance. Il y a donc à la fois centre et décentralisation, et la tension qui se crée entre les deux joue, elle aussi, un rôle. Mais nous avons tendance à surestimer le rôle du centre. Sur Al-Qaeda, on dispose maintenant de recherches approfondies, et on sait désormais que tout cela n’a pas été inventé au Pakistan, comme on l’a longtemps cru. Aujourd’hui, Al-Qaeda représente à nouveau pour le monde une menace bien plus grave qu’ISIS, organisation dont l’idéologie est certes toujours vivante, mais qui est asphyxiée sur le plan organisationnel, qui a été vaincue et ne menace même plus l’intégrité territoriale de la Syrie et de l’Irak.
László Szőcs : En Europe, les auteurs d’actes terroristes islamistes sont typiquement des immigrés ou des citoyens issus de l’immigration. C’est ce que nous rappelle le plus grand procès pour terrorisme actuellement en cours, à Paris, avec, sur le banc des accusés, Salah Abdeslam, né à Bruxelles, mais citoyen du Maroc et de la France. Et pourtant, il se trouve malgré tout des voix pour nier tout lien entre immigration et terrorisme.
Diego Muro : Vous avez certainement entendu la formule qui pose qu’en statistique, la causalité – c’est-à-dire : un rapport de cause à effet – ne peut pas être déduite de la corrélation. Mais il est hors de doute qu’il existe un lien de corrélation entre les deux. Ce qu’on observe en Europe, c’est que les attaques terroristes ont pour la plupart lieu là où vivent d’importantes communautés musulmanes, par exemple en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne. Là où vivent moins de musulmans – par exemple dans cette région du monde où nous parlons en ce moment-même –, on n’assiste guère à ce genre d’incidents. Il est hors de doute que, parmi les terroristes, on trouve des gens parvenus en Europe suivant les routes de l’immigration illégale, et aussi que certains ont été cachés au sein de communautés musulmanes. On ne peut, en revanche, pas parler de lien de cause à effet, au sens où il serait possible de déduire le nombre des actes terroristes de celui des musulmans. L’essentiel, ce n’est pas le nombre des immigrés, mais le fonctionnement du processus d’immigration, et l’importance du sentiment d’intégration chez les musulmans : dans quelle mesure ils ont l’impression de faire partie de la communauté locale, sont-ils traités sur un pied d’égalité avec le reste des citoyens, disposent-ils de couloirs de promotion sociale ? Cela relève bien sûr aussi de leur responsabilité à eux – pas seulement de celle de l’État d’accueil. Et cela représente partout un défi – il n’y a pas de recette miracle. La présence musulmane est aussi massive aux États-Unis, sans que les actes terroristes prémédités dans le pays n’y soient particulièrement fréquents.
László Szőcs : Anna Lindh, ministre des Affaires étrangères de l’un des États les plus développés du monde – la Suède – a été poignardée par un immigré de deuxième génération dans un grand magasin. Du coup, on se pose la question : quelles sont ces conditions que l’Europe devrait pouvoir assurer aux immigrés pour qu’une partie d’entre eux ne soit pas tentée de se défouler de ses frustrations sous forme d’attentats ?
Diego Muro : Les plaies dont il est question ne sont pas forcément visibles à la lumière des circonstances objectives. On peut, bien entendu, arguer du fait que les migrants de Suède jouissent d’un haut niveau de vie, et s’en sortent bien mieux que s’ils étaient restés chez eux. Mais le concept de frustration relative – très employé dans nos travaux de spécialité – a justement pour vocation de mettre en lumière la différence existant entre l’opinion qu’un sujet se fait de ce à quoi il aurait droit et la réalité de ce dont il dispose effectivement. Il s’agit donc d’une plaie de la perception. Supposons que vous disposez d’un revenu annuel de vingt mille euros. Mais que vous avez l’impression de mériter trente mille. Ce sentiment de manque se transforme en plaie. Dans le cas des Musulmans, il faut aussi prendre en compte le fait qu’ils se sentent aussi blessés par le sort réservé à leurs frères en religion, même quand ces derniers vivent à l’autre bout du monde.
László Szőcs : Pour revenir au procès Abdeslam : en quoi est-il important pour vous ?
Diego Muro : Je suis certain qu’il aura un effet cathartique sur la société française tout entière, comme la commission sur le 11 septembre aux États-Unis. J’ai été très touché par l’évocation des événements de 2015 par des victimes, des témoins, des survivants de la série d’attentats. Je pense que ce procès aidera à la cicatrisation de nombreuses plaies, et amènera les Français à des réflexions sur leurs propres valeurs, mais aussi sur leur relative impuissance en tant que société.
László Szőcs : Aura-t-il aussi un effet sur la campagne présidentielle française, qui va beaucoup tourner autour du thème de l’immigration ?
Diego Muro : Il fournira très certainement des munitions à certains politiciens à la recherche du talon d’Achille de leurs adversaires. C’est de bonne guerre. Je ne pense néanmoins pas qu’il soit destiné à avoir une influence décisive sur les chances de réélection d’Emmanuel Macron. Ce qui me semble plus important dans le cas de ce procès, c’est l’effet à long terme qu’il risque d’exercer sur la France.
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Traduit du hongrois par le Visegrád Post