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Père L’ubomír Urbančok : « Ici aussi une puissante influence nous pousse vers la sécularisation et la libéralisation »

Temps de lecture : 20 minutes

Entretien avec le père L’ubomír Urbančok, prêtre catholique traditionaliste : « Comme partout ailleurs, nous sommes ici aussi soumis à une puissante influence qui nous pousse vers la sécularisation et la libéralisation. »

Ferenc Almássy a rencontré le père L’ubomír Urbančok dans la ville de Trnava, en Slovaquie, communément appelée la « Rome de Slovaquie ». Slovaque et ethniquement hongrois par sa mère, polyglotte, le père L’ubomír a suivi une formation universitaire d’astronome à Prague. Ce jeune prêtre traditionaliste et tout juste trentenaire est très actif. Présent sur les réseaux sociaux, il fait beaucoup pour populariser la messe en latin et s’adresser aux jeunes générations. Il ne cache pas non plus ses vues conservatrices qu’il assume et défend, notamment dans la presse.

Dans cet entretien, le père L’ubomír aborde différents sujets : l’état de l’Église en Slovaquie, pays réputé très catholique mais où comme partout ailleurs les églises se vident – en particulier depuis le Covid ; la visite du pape en Slovaquie ; l’avenir de la messe en latin ; sa vision de conservateur du pape François et de son progressisme ; ou encore le recul de la foi et le renforcement des progressistes en Slovaquie.

Le père L’ubomír à son bureau, à Trnava. Photo : Miloš Vatrt

Ferenc Almássy : Père L’ubomír, merci pour cet entretien que vous confiez au Visegrád Post. Après avoir été le secrétaire de l’archevêque de Trnava, vous êtes à présent officiellement secrétaire du Vicaire général, à Rome. Par ailleurs, on vous a confié la charge des messes en latin du diocèse.

Père L’ubomír : Les missions que vous énumérez sont les plus prestigieuses de mes tâches, mais ma tâche principale, à l’heure actuelle, c’est l’étude.

Ferenc Almássy : Vous êtes aussi actif sur Internet. Vous y avez par exemple initié beaucoup d’internautes à la messe en latin.

Père L’ubomír : Oui.

Ferenc Almássy : Ce qui est d’ailleurs fort intéressant, si l’on considère qu’il y a quelques mois de cela, le pape – je simplifie un peu – s’en est pris à la messe en latin. Je commencerais donc par cette question : Quelle est votre opinion ? Que pensez-vous de ce document ? Ou encore : quel est d’après vous l’avenir de la messe en latin ?

Père L’ubomír : S’agissant du document du Saint-Père intitulé « Traditiones custodes », il représente une évolution qui était prévisible. Cela faisait déjà très longtemps qu’on parlait de la préparation d’une initiative de ce genre. Certains problèmes ont été relevés par le Cardinal Burke, et aussi par d’autres évêques : il semblerait que ce document contienne un certain nombre de contradictions. En ce qui concerne l’argument principal présenté par le Saint-Père, à savoir que nous nous trouvons parfois dans l’embarras vis-à-vis des paroissiens qui suivent les messes de rite ancien – par exemple du fait qu’ils ne connaissent pas les enseignements du Concile Vatican II –, c’est une préoccupation compréhensible de sa part. En tant que pape, c’est sa mission : surveiller ce qui se passe dans l’Église. C’est donc une chose compréhensible. Mais en ce qui me concerne, dès avant ce document, quand on me présentait (en tant que prêtre) l’argument selon lequel il existe des paroissiens qui n’acceptent pas le Concile Vatican II, je répondais toujours que je célèbre aussi des messes de rite nouveau – de rite réformé –, et que je confesse les paroissiens qui y assistent. Et que je pourrais moi aussi très bien dire que, parmi ceux qui assistent à ces messes de rite réformé, il y en a qui n’acceptent pas les enseignements de l’Église…

Il est fort triste qu’on fasse croire aux croyants que la liturgie de l’Église elle-même serait source de division : cette Sainte Messe elle-même dont nous croyons, en tant que catholiques, qu’elle nous rend présent le sacrifice du Christ en croix. De ce Christ, qui est venu au monde pour donner sa vie par amour des hommes, pour le salut du monde. Pour un catholique, il est inimaginable que la Sainte Messe serve à diviser les croyants au sein de l’Église. Si le problème que le Saint-Père cherche à prévenir est la division, alors il faut probablement se dire avant tout que la liturgie ne peut pas être cause de division… Tout au long de l’histoire, la Sainte Messe n’a jamais été source de division – et l’une des principales raisons qui me font aimer la messe de rite ancien, c’est qu’elle me rend plus facile de vivre la communauté des saints. Quand j’ai été ordonné prêtre, la Grâce a voulu que je passe par Ars, en France – où je retourne d’ailleurs régulièrement pour mes congés d’été –, et qu’on m’y accorde, en tant que prêtre fraîchement ordonné, le privilège de célébrer la messe sur l’autel du curé d’Ars, avec son calice – un privilège réservé aux prêtres fraîchement ordonnés et aux évêques. C’est alors que j’ai compris l’ampleur de cette force qui émanait du fait que je célébrais la messe exactement comme lui l’avait célébrée… Je pense donc que c’est là le plus important, et c’est ce que je dis toujours aux paroissiens : que nous devons nous rapporter à notre Sainte Messe traditionnelle comme les pauvres pécheurs que nous sommes, et que la très dense symbolique qu’elle contient est là pour venir au secours de notre faiblesse. J’essaie donc d’éviter toute polémique en la matière. Bien sûr qu’il faut aussi parler ouvertement, mais sans jamais perdre l’essentiel de vue. Et l’essentiel, pour moi, c’est que la Sainte Messe aide les croyants à rencontrer Dieu. L’important, pour moi, c’est qu’on parle de l’essentiel. Et l’essentiel, c’est ça.

Ferenc Almássy : La Slovaquie est un pays de 5,5 millions de personnes, qui faisait jadis partie de la Tchécoslovaquie, qui est aussi passé par le communisme, et malgré tout, on a l’habitude de dire que c’est un pays très catholique. Qu’en est-il réellement à l’heure actuelle ? Comment se porte le catholicisme et l’Église catholique romaine en Slovaquie ?

Père L’ubomír : Tout est bien comme vous le dites ; il y a peu, je suis tombé sur un article intéressant, qui affirmait qu’en l’an 2000, le Vatican lui-même avait fait réaliser un sondage à l’échelle européenne, qui faisait apparaître que l’État le plus catholique était la Slovaquie – du point de vue du nombre de vocations de prêtre par 100 000 habitants catholiques. Il y en avait encore plus qu’en Pologne ! Si mes souvenirs sont bons, la Slovaquie avait dans les 16 vocations sur 100 000, contre 13 en Pologne. On peut donc en effet dire que, d’un certain point de vue, le communisme nous a protégés d’un certain sécularisme qui a commencé plus tôt en Occident, puis de la révolution sexuelle et de mai 1968. Il faut reconnaître que c’est là où la répression est la pire que la foi chrétienne se répand le mieux.

Il faut donc ajouter tout cela. Mais, après la fin du communisme, dans les années 1990, il y a eu un véritable boom des vocations. Il s’agit dans de nombreux cas de prêtres qui, sous le communisme, ne pouvaient pas le devenir. J’ai par exemple connu un curé qui avait attendu 20 ans pour pouvoir être ordonné prêtre.

Ce sont donc de très belles histoires, mais, même dans ce contexte, il n’en est pas moins important de comprendre que nous autres aussi, en Slovaquie, comme les Hongrois et les Polonais, nous faisons désormais partie de cette Europe. Et comme partout ailleurs, nous sommes ici aussi soumis à une puissante influence qui nous pousse vers la sécularisation et la libéralisation.

Maintenant, quant à la question de savoir dans quelle mesure nous pouvons réagir contre ces influences négatives… Il est important de comprendre quelle est notre identité, que nous soyons conscients de ce en quoi nous croyons. Et plus cette foi est faible… Or elle ne repose pas seulement sur une tradition, mais aussi sur une connaissance : savoir pourquoi nous sommes catholiques. À l’époque où je faisais mes études à Prague, un jour, je me promenais avec l’une de mes amies, quand nous avons été rejoints dans notre promenade par l’une de ses amies à elle, qui m’a dit venir d’un certain village de Slovaquie. Aussitôt le nom du village prononcé, je savais qu’elle était catholique. Car ce genre de villages existe encore – quoique fort exceptionnellement –, où, disons que sur une population totale de 5000 âmes, 4000 vont à la messe du dimanche. Là aussi, aujourd’hui, la fréquentation décroît brutalement, mais à l’époque, c’était encore comme ça. Du coup, je ne lui ai même pas demandé si elle était catholique ou protestante… je lui ai demandé aussi sec où elle allait à la messe à Prague. Ce à quoi elle m’a répondu qu’à Prague, elle n’allait pas à la messe. La regardant, je lui ai demandé pourquoi elle n’y allait pas, elle qui venait pourtant d’un village tellement croyant. « Parce qu’ici, l’habitude est de ne pas y aller. » – voilà ce qu’elle m’a répondu. C’est à ce moment que j’ai compris l’importance de la conscience, de l’identité : à quel point il est crucial que je sache pourquoi j’assiste à la Sainte Messe. Pourquoi je suis un chrétien catholique. Le grand danger, c’est que quand on fait quelque-chose en grande quantité, souvent, la qualité en pâtit. Et à mon avis, c’est aussi vrai en matière de foi.

Il se pourrait donc bien que les croyants soient aujourd’hui moins nombreux, que leur nombre aille en décroissant – c’est même certain –, et il faudra aussi parler de l’influence qu’a eue le Covid en la matière… Mais ce qui me rend confiant, c’est la certitude que la qualité, elle, va augmenter. De même, l’influence d’Internet me semble, de ce point de vue, extrêmement positive, car l’Église traverse hélas elle aussi une profonde crise, si bien que de nos jours – c’est triste à dire – même parmi les prêtres et les évêques, j’en croise peu qui parlent des questions fondamentales. Or en tant que prêtre, il est important que je parle – entre autres – de ça : que, quand je regarde mes paroissiens, je voie des âmes. Quand je croise quelqu’un dans la rue, je dois voir non seulement une personne, mais aussi une âme. Mais combien sommes-nous, de nos jours, à penser ainsi au sein de l’Église ? Et quand je vois cette âme, et que je sais qu’elle est peut-être en danger, qu’elle risque la damnation éternelle – combien sommes-nous encore de nos jours à parler de cela ? Ou vaut-il mieux, pour ne pas être aussi antipathiques que nous avons la réputation de l’être, parler de toutes sortes de « guimauves », dire aux gens de « s’aimer les uns les autres », et autres slogans d’une grande généralité – mais en évitant de parler de l’essentiel ? La situation très préoccupante de l’Occident, elle commence à se propager aussi chez nous : au séminaire, on voit bien que les candidatures sont rarissimes.

Photo : Miloš Vatrt

Ferenc Almássy : De nos jours, quelles sont les relations de l’Église et de l’État en Slovaquie ?

Père L’ubomír : C’est une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. C’est, en tout état de cause, une relation, d’un certain point de vue, étroite, étant donné que c’est l’État qui fournit une grande partie des finances de l’Église. Il y a donc une unité : une étroite coopération de l’Église et de l’État.

Ferenc Almássy : Et cela a commencé dès après le changement de régime ?

Père L’ubomír : Cela a toujours été le cas, y compris sous le communisme, et c’est resté comme ça par la suite. La première modification de la loi communiste afférente date d’il y a à peine deux ans. L’Église est financée par l’État en proportion du nombre des catholiques pratiquants. Cette règle ne s’applique pas uniquement aux catholiques. En vertu de l’accord en vigueur, les montants sont redéfinis à chaque recensement. En ce moment, par exemple, on attend les résultats d’un recensement effectué ces derniers mois. L’Église s’est efforcée de faire pression sur les croyants, afin que ces derniers, lorsqu’ils participent au recensement, y participent en tant que catholiques. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure nous y sommes parvenus ; en tout état de cause, ce qui n’a certainement pas favorisé la réussite de l’opération, c’est que la Slovaquie a gardé ses églises fermées très longtemps – probablement le plus longtemps en Europe –, si bien que, lorsque les évêques du pays ont décidé de publier une lettre pastorale pour inciter les croyants à vivre leur foi, ils n’ont pu le faire qu’à travers Internet. Quoi qu’il en soit, à en croire les résultats du recensement précédent, 68% de la population slovaque est catholique. Le nouveau chiffre donnera probablement une proportion bien moins élevée.

Ferenc Almássy : Et les 32% restants ?

Père L’ubomír : Il y avait encore les Uniates, suivis des Luthériens.

Ferenc Almássy : Et ces populations-là augmentent ?

Père L’ubomír : Non, il n’y a aucune Église dont les effectifs augmenteraient.

Ferenc Almássy : Ce qui signifie que les autres sont agnostiques ?

Père L’ubomír : Ils ont dû se décrire comme des individus sans convictions religieuses. Il est intéressant de remarquer que cette fois-ci, certains groupes – on ne sait pas qui se tient derrière ces groupes – ont mené une campagne très violente : ils ont même communiqué par voie d’affichage, pour faire pression sur les gens et les amener à se déclarer sans convictions religieuses. Certains se sont même décrits comme « adeptes de la pálinka » [eau de vie du Bassin des Carpates, à forte teneur alcoolique – n.d.t.], trouvaille qui n’avait pas d’autre finalité que celle de gonfler le nombre de ceux qui seront recensés comme non-religieux. Et tout cela n’est pas sans rapport avec la situation politique actuelle de la Slovaquie, car notre présidente de la République, Zuzana Čaputová, est issue d’un parti ultralibéral. Chose d’autant plus paradoxale que, six mois avant les élections, personne encore ne la connaissait. Elle s’est fait connaître par le biais d’une campagne médiatique – déroulée principalement sur Internet –, qui a promu l’activité qu’elle avait déployée en rapport avec la décharge située sur le territoire d’une petite ville près d’ici, nommée Pezinok – ou Bazin en hongrois. Et cette campagne nous a appris que, du jour au lendemain, elle a décidé de devenir présidente de la République. Entre-temps, elle a divorcé deux fois, et élève à présent deux enfants avec un nouvel amant, en compagnie duquel elle vit probablement en concubinage. Par ailleurs, elle s’est déclarée en faveur de l’avortement, et, le plus paradoxal, c’est que l’archevêque de Trnava – nommé par Benoît XVI, qui l’a ensuite forcé à la démission en raison de ses idées très libérales – a lui-même soutenu la campagne de Čaputová. À propos de Monseigneur Bezák, il faut aussi savoir qu’après avoir été forcé à la démission, il a exercé, jusqu’en juin de cette année, comme professeur de religion dans un lycée protestant, avant de partir – probablement à la retraite.

Disons donc que cette propagande libérale est ici très puissante, et j’ai l’impression qu’elle est pour beaucoup dans le processus de division et de démolition de l’Église slovaque. Car, comme je l’ai déjà dit, nous avons beaucoup de croyants à qui manque toute connaissance de la foi. Quant à notre présidente de la République… à première vue, c’est une dame qu’on pourrait juger jolie, elle est gentille, souriante, parle toujours très vaguement, et, pour une majorité de slovaques, cela a probablement suffi à les convaincre de voter pour elle, même en tant que catholiques. On peut bien sûr aussi se demander dans quelle mesure ces élections offraient une véritable alternative ; mais malgré tout, pour moi, en tant que catholique, un candidat qui se déclare en faveur de l’avortement n’est pas acceptable. Elle, bien sûr, dit que c’est à chaque femme de décider librement en la matière, quand bien même elle-même ne ferait pas un tel choix. Mais elle a tout de même été membre fondateur de ce parti ultralibéral slovaque – à vrai dire du tout premier parti slovaque de ce genre. Aux dernières élections, ils ont failli entrer au Parlement, et, d’après les sondages actuels, leurs intentions de vote seraient en hausse. Je veux parler du parti nommé Progresívne Slovensko, qui soutient naturellement aussi l’agenda LGBTQ.

Ferenc Almássy : Vous avez mentionné le Covid, et les conséquences qu’il a eues sur l’Église – et notamment le fait que, depuis un an et demi, la fréquentation des églises a beaucoup décru. Il est intéressant de constater que des prêtres polonais – y compris un archevêque – ont récemment rompu le silence, déclarant qu’au bout d’un an et demi, maintenant, on exagère en prenant des mesures qu’on n’a jamais prises en temps de guerre, ni à l’époque des épidémies qui ont fait rage au cours de siècles lointains. Comment expliquer que c’est dans la très-catholique Pologne et la très-catholique Slovaquie qu’on a trouvé, qu’on trouve en ce moment même, et qu’on continuera peut-être à trouver les mesures les plus brutales à l’encontre de l’Église ?

Père L’ubomír : C’est là pour moi une question difficile, et je voudrais introduire un distinguo. Je trouve très positif le fait qu’en Pologne, il y a quelques mois, Monseigneur Gądecki ait rompu le silence pour dire que l’Église, à moins d’y avoir préalablement consenti, n’acceptera plus jamais d’être affectée par des mesures de confinement telles qu’on en a récemment imposé. Ensuite, bien sûr, il y a ce Premier ministre actuel, au pouvoir depuis un peu plus de six mois, qui se décrit comme profondément croyant, mais qui appartient à une sorte de groupe charismatique, et dont il est fort difficile de comprendre – en partant de ses propos, mais plus encore de ses actions – en quoi exactement il croit. Il se peut que j’aie entendu dire qu’il aurait fait remarquer qu’on a eu tort de prendre de telles mesures à l’encontre de l’Église – l’ennui, c’est que, même avant de devenir Premier ministre, il faisait déjà partie de ce gouvernement, et aurait donc eu la possibilité de prendre position contre lesdites mesures.

Ici, aussitôt que quelqu’un osait exprimer une opinion quelque-peu critique dans ce domaine, on le regardait de travers. Parmi nos évêques, notre archevêque est hélas le seul – et je tiens à ce que son nom soit retenu : Monseigneur János Oros – à avoir osé parler. C’est la seule prise de position qu’on ait remarquée, comme dans l’Évangile la voix, clamant dans le désert, de Saint Jean Baptiste. Puis, bien plus tard, la conférence épiscopale a publié un appel demandant à l’État de reconsidérer la situation. Seulement voilà, ici, on en revient à ce que j’ai déjà évoqué à plusieurs reprises : la question de savoir où en est notre conscience, et quels droits sont les nôtres. Car si moi je suis convaincu qu’il relève du droit souverain de l’Église d’exercer ses activités, d’annoncer la Bonne Nouvelle, alors je n’ai aucun besoin de demander à qui que ce soit la permission d’exercer ce droit qui est le mien. Car, ce faisant, je reconnais de facto un droit d’ingérence à l’État. Dans ce domaine, on peut encore et toujours prendre exemple sur les États-Unis d’Amérique. Car là-bas, le libéralisme – pris dans le sens positif du mot – signifie réellement que moi, je suis libre, et que c’est à moi de décider de ce que je vais faire. C’est pourquoi j’aime à dire que les véritables libéraux, au sens propre du terme, c’est nous : ce sont les catholiques. Car nous devons certes croire en ce que nous a révélé le Bon Dieu : cela, c’est notre foi catholique – mais pour tout le reste, tout un chacun peut avoir, en sa qualité d’homme libre – en vertu de la liberté que lui a conférée le Bon Dieu – sa propre opinion. Quant à la « liberté que nous donne l’État » d’adorer Dieu, c’est une liberté dont l’histoire ne nous livre aucun exemple. Et cela, jour après jour, nous l’acceptons sans broncher… On pourrait parler de la France, où notre foi ne vit plus que dans de très petits groupes. Comme je vous l’ai dit, j’aime aller passer mes vacances d’été là-bas, et comme j’aime la Sainte Messe de rite ancien, j’aime fréquenter des communautés qui la pratiquent, et là-bas, la foi est vraiment vivante, j’y vois beaucoup de jeunes familles, et beaucoup de vocations. Ces croyants-là ont été capables – et ici, on peut mentionner aussi certains charismatiques, comme ceux de la communauté de l’Emmanuel de Paray-le-Monial – d’aller très sérieusement sur le parvis de leurs cathédrales, pour y protester et y prier. Voilà le genre de réactions qui m’a manqué ici, et j’y vois un signe : pour moi, cela signifie que chez nous, la foi n’existe en réalité qu’à l’extérieur/ qu’à la surface, mais qu’elle n’est pas vraiment vivante.

Ferenc Almássy : Vous voulez dire que cette foi serait une habitude sociale, une obligation ?

Père L’ubomír : Oui, c’est exactement ce que je veux dire. Par ici, c’est une tendance très marquée. Par conséquent, quand vous dites que les Slovaques sont de bons catholiques, des croyants, je dois hélas vous répondre qu’il s’agit plutôt d’habitudes culturelles. Bien sûr que nous avons aussi accueilli Dennis Prager, et qu’il a fait plusieurs vidéos dans lesquelles il dit très bien, suivant la tradition de Saint Thomas, que les coutumes sont d’une grande importance, et que le bonheur est une série de petites habitudes. Mais je ne peux pas en rester aux habitudes. Dans la vie quotidienne, nous aussi, prêtres, croyants, nous nous levons le matin, je fais mes prières de prêtre, je célèbre la messe, j’ai un certain nombre d’activités qui sont les mêmes tous les jours. Tout cela est d’une grande importance, mais cela ne suffit pas. La foi doit être vive, pour déterminer chaque minute de ma vie. Ce qui me dérange, dans tous ces débats européens, et aussi dans nos débats nationaux, c’est qu’on nous interdit de parler ouvertement des causes de la chute des effectifs de croyants. Car si quelqu’un prétendait que même la foi n’est plus capable de motiver l’homme d’aujourd’hui, ce serait un mensonge. Comment pourrais-je croire que le Christ, que tant d’hommes ont suivi – ne serait-ce que par curiosité – n’attirerait pas aussi les hommes de notre temps ? Ce sont donc là des questions d’une grande importance, que nous devons poser. Mais il se peut que je me sois éloigné du sujet…

Ferenc Almássy : Ça ne fait rien, la conversation est passionnante. Mais revenons un peu à la question des rapports entre Église, État et Covid. A votre avis, quelle influence va exercer sur vous cette situation à l’avenir ? – en d’autres termes : à quoi s’attendre dans l’avenir proche et lointain de l’Église ?

Père L’ubomír : Je dois à nouveau répondre de façon très générale, à savoir que, à ce que je vois – pour revenir à la première question –, la Sainte Messe traditionnelle… je ne dis pas qu’elle est meilleure… Je n’aime pas ce genre de comparaisons : qu’est-ce qui vaut moins, qu’est-ce qui vaut plus… mais nous oublions à nouveau de nous pencher sur le problème : quelle est la cause de la désaffection de la pratique religieuse ? Et pourquoi refuse-t-on de voir que certaines choses ont un pouvoir d’attraction sur les croyants actuels, et si cela a fonctionné par le passé, pourquoi ne serait-ce plus valable de nos jours ? N’est-il pas curieux de constater que cette même liturgie, que l’Église a conservé pendant un millénaire et demi, garde intact son pouvoir d’attraction sur les gens ? Et ne devrions-nous pas nous en réjouir ?

D’un côté, on se plaint de ce que les églises se vident… L’année dernière, le cardinal hollandais Eijk a publié un livre d’une grande beauté, qui montre que, alors même que nous pourrions penser que l’Église est morte en Hollande, il y existe de petites communautés très vivaces, et il reconnaît que c’est justement chez les adeptes du rite ancien qu’on les trouve. Ce qui fait que la réponse tout entière à votre question dépend de cela : pouvons-nous, oui ou non, parler librement des raisons pour lesquelles il y a des endroits où le nombre des croyants augmente, et des endroits où il diminue ? Dans ces paroisses où l’on pratique les messes de rite ancien, par exemple, il augmente. On y trouve de jeunes familles, de jeunes prêtres. Pourquoi les communautés de ce genre ont-elles tant de vocations sacerdotales ?

Voilà des questions dont, dans l’Église, tout le monde refuse de parler. Et tant que nous n’en parlerons pas, nous ne pourrons pas répondre à la question de l’avenir de l’Église.

L’avenir de l’Église – comme l’a si joliment dit le cardinal Sarah, dans des livres qui ont été traduits en hongrois, ou encore le père Balázs Barsi, un de mes préférés en Hongrie – est le suivant : plus elle clamera la Bonne Nouvelle du Christ, plus elle attirera de croyants ; si, en revanche, elle s’efforce juste de rester en bons termes avec le monde, cela ne pourra que la rapprocher de sa fin. Mais l’Église n’aura jamais de fin : c’est le Christ qui le garantit dans son Évangile – le Christ, qui n’a cependant jamais dit que le monde ne sera peuplé que de croyants. Il est très important que nous le comprenions, car nous autres, nous ne pensons pas uniquement de façon formelle – car telle est la critique que le Saint-Père a proposée du rite ancien : que nous ne devons pas en rester aux formes, et sa critique est justifiée. Car cette forme qu’est la liturgie nous aide, en nous conduisant vers des profondeurs plus intimes. Et cela concerne l’identité nationale, et cela concerne la foi, car ces choses sont liées entre elles. Pour peu qu’on vive sa foi de cette façon, on trouvera des réponses on ne peut plus claires à toutes ces questions dont regorgent les débats de notre génération – par exemple celui qui entoure la question LGBT.

Nous autres Européens, nous sommes chrétiens – oui mais, voilà : que veut dire « être chrétien » ? Cela renvoie à cette même foi en Christ, en qui nos ancêtres croyaient comme nous. À l’échelle humaine, bien entendu, il y a toujours eu des problèmes, et il y en aura toujours – on aurait tort d’idéaliser le passé. Mais il est d’autant plus important pour l’Église d’affirmer que ce monde d’ici-bas n’est pas le paradis terrestre – comme les communistes cherchaient à nous en convaincre. C’est justement pour ça que l’Église doit aussi parler d’éternité. Tant que nous serons ici-bas, la vie ne sera jamais parfaite. Ce qui, malgré tout, doit nous motiver, c’est l’attente de la vie plus parfaite qui nous est promise après ce monde.

Le père L’ubomír durant la messe. Photo : Miloš Vatrt

Ferenc Almássy : Le 12 septembre, le Pape était à Budapest, puis il a visité la Slovaquie. Quelle est la signification de cette visite papale ?

Père L’ubomír : Là, pour le coup, c’est une question fort délicate que vous me posez. C’est, pour tout État, un grand honneur que de recevoir la visite du successeur de Saint Pierre – dont l’importance découle du fait que ledit Saint Pierre a reçu du Christ la mission suivante : « renforce les tiens dans leur foi ». Nous aussi, c’est cela que nous attendons du Saint-Père : qu’il nous renforce dans notre foi catholique. Telle est la mission du Saint-Père, et, de ce point de vue, l’annonce de sa visite aura été une excellente nouvelle. Moi-même, sur les ondes de Mária Rádió (qui émet depuis Budapest), j’ai catéchisé sur le thème de l’Eucharistie, en préparation du Congrès eucharistique international de Budapest – dont j’ai gardé des souvenirs très émouvants. Un jour, tandis que je catéchisais en adoptant un point de vue historique, parlant de la visite, en 1938, du cardinal Pacelli à Budapest, un vieux monsieur, téléphonant à la radio, nous a raconté que, petit enfant, il a participé à cet événement, et nous a dit à quel point cela était important pour lui. Aujourd’hui encore, il se souvient d’avoir vu le cardinal Pacelli – devenu pape plus tard sous le nom de Pie XII – défiler en brandissant l’Eucharistie. Ces visites sont donc des événements merveilleux – il convient de le remarquer –, et qui offrent une possibilité unique en son genre d’encourager bien des gens dans leur foi.

Par ailleurs, malheureusement, il faut bien dire qu’en Slovaquie, l’État a réduit l’Église à une telle extrémité que seuls les vaccinés devaient être autorisés à assister à la venue du Saint-Père ; après quoi, ils ont fait marche arrière, mais les non-vaccinés ont dû y assister séparément. C’est là, bien entendu, une chose normale partout où ce système du green pass – que je n’approuve bien sûr pas – a été appliqué, mais dans ces pays, ce système autorise non seulement l’accès des vaccinés, mais aussi l’accès de ceux qui (comme moi) ont guéri de la maladie, et de ceux qui disposent d’un test négatif. En annonçant, deux mois déjà avant la visite papale, que seuls les vaccinés pourraient y assister, l’idée était probablement – étant donné que la Slovaquie est l’un des pays les moins vaccinés d’Europe – d’en profiter pour amener les gens à aller massivement se faire vacciner. Seulement voilà : ce n’est pas ce qui s’est produit. Deux semaines avant la date de la visite, sur près d’un demi-million de places disponibles aux quatre messes annoncées, seules 30 000 places avaient été réservées. Finalement, il y a eu dans les 100 000 réservations. Il y a même de nombreux prêtres qui n’ont pas pu assister, n’étant pas vaccinés. C’est donc finalement devenu un événement des plus tristes, et la plupart des gens – y compris des prêtres de ma connaissance – ont tout au plus pu suivre la visite à la télévision, mais n’ont pas pu y assister en personne – pour la raison que je viens de dire. Or cela se trouve justement être en contradiction avec ce que dit souvent le Saint-Père – une idée qui me plaît d’ailleurs beaucoup : qu’il voudrait que les bergers aient l’odeur de leurs ouailles (en italien : il pastore deve avere l’odore delle peccore).

Comme nous autres prêtres et évêques, le Saint-Père, lui aussi, n’est pas là seulement pour les vaccinés. Il doit régner en la matière une grande liberté – et cela, beaucoup tendent à l’oublier. Même s’il est vrai que le Saint-Père a recommandé aux gens de se vacciner – mais cela ne constitue qu’un propos trivial. Le Pape jouit de la primauté dans l’ordre des documents, or, parmi les documents qu’on peut dire officiels, la première place revient à la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui déclare – et ce, il est important de le noter, avec l’aval du Pape François – que c’est à chacun de décider seul et librement s’il désire ou non se faire vacciner. Ce qui s’est produit en Slovaquie, c’est donc – pourrait-on dire – le paradoxe suivant : nous autres invitons le Saint-Père, mais l’État – à l’encontre des documents officiels du Vatican – a forcé l’Église à restreindre l’accès à cet événement, en en excluant les non-vaccinés. On peut donc dire qu’il a entravé l’œuvre du Saint-Père, comme berger de l’Église tout entière, et l’accomplissement de la mission qui est la sienne pendant sa visite. Voilà, peut-être, la réponse que je vous donnerais. Pour ce qui est de la politique, j’aimerais autant ne pas m’en mêler.

Ferenc Almássy : C’est compréhensible, mais j’aimerais tout de même poser une dernière question – si déjà nous parlons du Pape et de politique –, sur les positions libérales – on pourrait même dire : progressistes – bien connues du Pape François. Quels effets ont-elles sur les catholiques plus conservateurs d’Europe centrale, et notamment de Slovaquie ?

Père L’ubomír : Tous les papes sont très influents. Il est donc logique que, même pour un Président des États-Unis, rencontrer le Pape n’est pas si simple. Si ce n’était pas une personnalité importante, pourquoi tous les chefs d’État se presseraient-ils à sa porte ? Mais il faut faire la différence : même Benoît XVI, lui-même théologien, et qui aimait écrire, lorsqu’il a écrit son livre intitulé Jésus de Nazareth, l’a signé « Joseph Ratzinger ». Et dans sa préface, il écrit qu’il destine ce livre à fournir un objet de débat – incitant tout un chacun à le commenter, quand bien même ce serait de façon défavorable. Il est très important de le comprendre : quand il est question du Pape en sa qualité d’enseignant suprême de la doctrine de la foi, nous parlons uniquement de certains moments bien particuliers, au cours desquels il s’exprime en tant que tout premier docteur de la foi au sein de l’Église. Et ces moments ne surviennent pas tous les jours. Du coup, beaucoup essaient de faire passer des opinions personnelles du Saint-Père pour des enseignements ecclésiaux. Or les conversations du Saint-Père à bord d’un avion, ses conversations avec des journalistes, etc. ne trahissent souvent que ses propres opinions personnelles. Or ce qui compte, pour nous, c’est ce que le Pape dit en tant que pape, et nous prions pour que la mission du Pape soit de renforcer les croyants dans leur foi : l’ordre donné par Jésus à Pierre.

Je me souviens de l’époque où, séminariste, j’étudiais le droit canon à Rome ; le professeur qui nous enseignait la philosophie du droit nous a demandé : la Suprema Potestas signifie-t-elle que c’est le Pape qui dispose au sein de l’Église de la puissance suprême ? Or il existe quatre définitions du pouvoir qu’exerce le Pape sur l’Église. L’une d’entre elles affirme que c’est la puissance suprême – suprema potestas en latin : il est le supremus legislator, c’est-à-dire la source la plus haute du droit de l’Église. « Mais cela veut-il dire – nous demandait le professeur – que si le Pape François m’appelait au téléphone cette après-midi pour me dire ‘Eduardo, c’est moi, François, et je t’ordonne de te marier !’, il aurait le droit de le faire ? Je me souviens avoir été le seul à lever la main, pour répondre, du tac au tac : ‘non !’ – ce qui m’a attiré beaucoup de regards scandalisés. Le Pape ne pourrait donc pas faire ce qu’il veut ? Eh bien, non ! Le Pape n’est pape que tant que, au service de la doctrine de la foi au sein de l’Église, il est là pour renforcer les croyants dans leur foi. Et nous aussi, il est très important que nous ne considérions pas autrement la personne du Saint-Père, que nous priions beaucoup pour lui, et que nous prenions garde à ne pas oublier que l’histoire de l’Église regorge de cas dans lesquels, malheureusement, les actes du Pape n’ont pas vraiment contribué à encourager la foi. Cela aussi, c’est une réalité. Mais pour nous, cela aussi doit servir d’exemple, nous faire prendre la mesure des obstacles démesurés en dépit desquels l’Église réussit malgré tout à aller de l’avant, et cela doit nous encourager. Il est important que cela nous encourage dans notre foi, que nous sachions que, tout pécheur que je suis – moi aussi, j’ai beau être prêtre, j’ai mes défauts, je me trompe souvent –, malgré tout, c’est moi que Dieu a élu, tout comme il avait choisi douze simples pêcheurs, pour qu’ils deviennent les premiers apôtres. On aurait, bien sûr, tort de simplifier à l’excès, mais c’étaient vraiment des gens simples. Et on voit bien comment Saint Pierre lui-même se comportait : il a renié le Christ à trois reprises. Voilà comment, pour ma part, je répondrais à cette question – diplomatiquement.