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Andriy Shkrabyuk : « L’Ukraine est un mélange de religiosité orientale et de traditions politiques occidentales »

Temps de lecture : 13 minutes

Ukraine – Entretien avec l’universitaire ukrainien Andriy Shkrabyuk : « Historiquement, l’indépendance ukrainienne avait déjà existé à l’époque des cosaques, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Divers éléments de cet hetmanat ukrainien ont fonctionné jusqu’en 1783. En outre, il y avait une culture différente de la culture russe en Ukraine, plus inspirée par les coutumes européennes, par exemple par le droit de Magdebourg, avec des éléments de séparation des pouvoirs. »

Andriy Shkrabyuk est un universitaire de Lviv (Léopol en français), spécialiste des liturgies gréco-catholiques et orthodoxes et de musique liturgique.

Olivier Bault s’est entretenu avec lui au téléphone le lundi 28 février au soir, au cinquième jour de l’offensive russe lancée contre l’Ukraine.

Photo : Andriy Shkrabyuk

 

Olivier Bault : Quelle est la situation à Lviv en ce moment ?

Andriy Shkrabyuk : Même chez moi, nous hébergeons en ce moment une famille de Kharkov avec trois enfants. Il y a des réfugiés partout. Nous-mêmes, avec mon épouse, nous nous demandons si nous n’allons pas envoyer nos enfants en Pologne, chez des amis polonais. Il y a un instant, les sirènes anti-aériennes ont retenti. C’est comme ça tout le temps. D’une manière générale, si nous comparons la situation avec d’autres villes d’Ukraine, elle est bien sûr meilleure, plus calme, mais il y a beaucoup de tensions. Il y a un problème d’approvisionnement en produits alimentaires car les gens ont acheté tout ce qu’ils pouvaient et les livraisons sont entravées. La situation n’est pas encore catastrophique, mais des problèmes apparaissent.

Olivier Bault : Il y a eu des explosions ou ce sont juste des alarmes anti-aériennes ?

Andriy Shkrabyuk : Ce ne sont que des alertes, mais on attrape aussi des groupes de diversion, des personnes qui, bien que peu nombreuses, installent des signalétiques de ciblage sur des bâtiments pour faciliter les tirs à venir. La menace de bombardements est là et nous ne savons pas comment cela va finir.

Olivier Bault : Mais il n’y a pas encore eu de raids aériens ou d’attaques de missiles sur Lviv, n’est-ce pas ?

Andriy Shkrabyuk : Dans l’oblast, de telles attaques ont eu lieu contre diverses installations militaires. Sur la ville elle-même, pas encore, non, mais on ne sait pas ce qui va se passer.

Olivier Bault : Quel est l’état d’esprit des gens quand ils voient ce qui se passe à Kiev, à Kharkov et dans d’autres villes où il y a des combats et où leurs compatriotes doivent se défendre contre l’armée russe ?

Andriy Shkrabyuk : Les hommes veulent se battre. Il y a une grande envie d’en découdre chez les hommes. Je n’ai rencontré personne qui hésiterait sur la nécessité de se battre. Personne n’a de doute. Tout cela crée une tension dans la population et même une sorte de panique, mais cela ne s’exprime pas par des actions désordonnées. Les gens sont terrifiés, d’un côté, mais ils restent fermes. Beaucoup d’hommes veulent s’engager dans la défense territoriale. La défense territoriale consiste à distribuer des armes et des munitions aux gens, par exemple des kalachnikovs. Le nombre de volontaires dépasse déjà les besoins. L’humeur est au combat contre l’ennemi.

Olivier Bault : À votre avis et de l’avis des Ukrainiens qui vous entourent, dans votre famille, parmi vos connaissances et vos amis, vos connaissances au travail, quelles sont les véritables raisons de cette guerre ? Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il décidé d’envahir l’Ukraine maintenant ? 

Andriy Shkrabyuk : L’Ukraine est source de rancœur pour Poutine. Il a vrai un complexe à ce sujet. Son système de pensée date de l’ère soviétique et il ne considère pas l’Ukraine comme un vrai pays. Il dit tout le temps qu’il n’existe pas de nation ukrainienne. Il n’accepte pas l’idée qu’une telle nation existe, qu’elle a une mentalité différente, une culture différente, des traditions étatiques et démocratiques différentes. Il oublie que, sous son propre règne, cinq présidents ont déjà été élus en Ukraine. Poutine est au pouvoir depuis 22 ans, alors qu’en Ukraine, nous avons déjà eu cinq présidents et des gouvernements de différents camps politiques. Le pouvoir a changé. Cela, il ne le comprend pas. Pour lui, l’Ukraine fait partie de la Russie, et a été artificiellement détachée de sa mère patrie. Il nous attaque parce qu’il veut récupérer l’Ukraine. Il veut maintenant faire avec l’Ukraine comme avec la Biélorussie après les manifestations d’août 2020, même si en Biélorussie les choses se sont passées différemment.

Olivier Bault : Pour beaucoup d’occidentaux, qui connaissent peu l’Ukraine ou même la Russie, l’Ukraine n’a jamais vraiment existé. Le fait est qu’une Ukraine indépendante n’existe que depuis la chute de l’URSS. À part cela , il y avait eu brièvement un État ukrainien indépendant au moment de la révolution bolchevique. Mais il existe malgré tout une identité ukrainienne. D’où vient-elle ?

Andriy Shkrabyuk : Historiquement, l’indépendance ukrainienne avait déjà existé à l’époque des cosaques, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Divers éléments de cet hetmanat ukrainien ont fonctionné jusqu’en 1783. En outre, il y avait une culture différente en Ukraine, plus inspirée par les coutumes européennes, par exemple par le droit de Magdebourg, avec des éléments de séparation des pouvoirs. L’Ukraine avait un système très similaire à celui de la Première République polonaise et ses rois élus. L’Ukraine était une sorte de copie en modèle réduit du système politique polonais. Et il est bien connu que le tsarat de Russie et la Pologne de l’époque étaient deux mondes complètement différents. Il est important de saisir cette différence.

Malgré la similitude sur le plan religieux, puisque nous avons toujours adhéré comme la Russie au christianisme oriental, l’Ukraine était politiquement un « Est à l’Ouest ». Ce n’était pas l’Occident, mais ce n’était pas l’Orient non plus. Il y avait quelque chose de très intéressant là-dedans, un mélange d’éléments de la religiosité orientale et de traditions politiques occidentales.

L’argument selon lequel il n’y a jamais eu d’État ukrainien est, premièrement, ridicule et, deuxièmement, très dangereux. C’est ridicule, parce que je ne connais aucun pays européen qui n’ait pas eu de problèmes de frontières il y a quelques décennies où il y a un siècle, et où il n’y aurait pas eu de conflits territoriaux, par exemple en France pour savoir qui devait posséder l’Alsace et la Lorraine.  C’était un peu comme notre Donbass contemporain. Ces régions ont fait l’objet de combats. Si, du point de vue de la Russie, l’Ukraine est un État artificiel, pourquoi l’Autriche devrait-elle donc exister en tant qu’État séparé ? Après tout, c’est un pays germanophone. En son temps, Hitler voulait unir toutes les régions germanophones. Poutine est animé par une idée similaire, mais il produit ce genre de discours sans peut-être même se rendre compte qu’il s’agit d’un discours fasciste. Après tout, les Français aussi pourraient dire : « Et pour quelle raison, la Belgique existe-t-elle ? La moitié du pays y parle français, alors peut-être ne s’agit-il pas d’une nation distincte ? Peut-être que le sud de la Belgique au moins devrait être annexé à la France ? »

Une telle manière de penser mène à des choses terribles, elle mène à la guerre. C’est pourquoi la culture européenne, depuis la Seconde Guerre mondiale, repose sur le principe d’un moratoire sur ce type de pensée. Elle repose sur l’idée que nous résolvons ces problèmes d’une autre manière et qu’il existe un principe d’inviolabilité des frontières. Nous ne remettons pas en cause les accords de Yalta ni les accords de Potsdam, car l’Europe a déjà payé un prix énorme dans le passé en termes de pertes humaines et matérielles. Le prix de deux guerres horribles. La Première et la Deuxième Guerre mondiale ont éclaté parce que quelqu’un s’est imaginé que sa mission était d’unir toute la nation allemande, et peut-être que quelqu’un d’autre encore voulait unir une autre nation. Du point de vue de Poutine, l’Ukraine est ce que l’Autriche était pour Hitler.

Pourtant, l’Ukraine diffère beaucoup de la Russie et nous ne parlons pas la même langue, car l’ukrainien est complètement différent du russe. Il n’a d’ailleurs pas la même structure grammaticale. L’ukrainien est en partie proche des langues slaves occidentales, mais il a aussi des liens avec les langues slaves méridionales. C’est une langue à part, autonome. Il est plus différent du russe que le néerlandais ne l’est du flamand, par exemple, et les Pays-Bas pourraient eux aussi revendiquer Ostende ou Anvers et se demander pourquoi ces régions n’appartiennent pas à leur pays. Une telle ligne de pensée est inacceptable. Le problème, c’est que Poutine entretient justement ce mode de pensée qui mène toujours à la guerre. C’est pourquoi cette guerre a éclaté. Poutine pense en des termes dont l’Europe s’est résolument éloignée.

Olivier Bault : Nous avons parlé de la question de l’identité ukrainienne. Pourriez-vous vous présenter, dire quelques mots sur vous et nous dire ce que vous faites ?

Andriy Shkrabyuk : Je m’occupe de choses qui n’ont rien à voir avec la politique. Je m’occupe surtout de liturgie, c’est ce qui est au centre de mes intérêts. Je suis doctorant en théologie liturgique et j’écris une thèse sur la liturgie arménienne. Je suis un spécialiste de la musique liturgique de diverses traditions : occidentales et orientales. Je suis plus proche de Marcel Pérès, le célèbre musicologue français fondateur du groupe Organum, que de n’importe quel homme politique. Je travaille également avec l’Église orthodoxe d’Ukraine, qui a été établie et reconnue par Constantinople au début de 2019. Pendant la semaine, je chante habituellement à l’Université catholique ukrainienne. Nous avons des répétitions de la chorale et je dirige la pastorale étudiante. Le dimanche, je suis dans une des paroisses de Lviv de l’Église orthodoxe d’Ukraine et j’y dirige également le chœur. Pour moi, l’Église gréco-catholique et l’Église orthodoxe sont des Églises sœurs.

Olivier Bault : À laquelle de ces Églises appartenez-vous ?

Andriy Shkrabyuk : J’appartiens au Christ. Pour moi, l’appartenance à l’Église en tant que communauté liée à certaines règles est un peu secondaire, si j’ose dire. Je me sens membre à part entière de l’Église gréco-catholique et de l’Église orthodoxe d’Ukraine. Par ailleurs, j’ai dirigé le chœur arménien de l’Église apostolique arménienne pendant 20 ans et je m’y sens également chez moi. Et quand je vais chanter chez les pères dominicains, parce qu’il m’arrive aussi d’aider à la préparation de la liturgie de la messe traditionnelle en rite dominicain, qui est la messe tridentine, j’y amène mes chanteurs des églises orientales et nous chantons des chants grégoriens dans une version latine très traditionnelle. Pour moi, la tradition est importante. Il y a un peu plus de tradition à l’est qu’à l’ouest. Je sais qu’il y a des problèmes liturgiques dans l’Église occidentale actuellement, mais c’est un autre sujet. Je me sens membre de la communauté traditionaliste gréco-catholique, catholique romaine et orthodoxe. L’Église traditionnelle, c’est là que j’ai ma place.

Olivier Bault : Je comprends que vous êtes attaché à la Tradition et au Christ. Vous êtes donc probablement, dans la sphère politique, un conservateur, au sens littéral du terme, n’est-ce pas ?

Andriy Shkrabyuk : Oui, plutôt. Je penche vers le conservatisme, mais peut-être pas à 100%.

Olivier Bault : Dans ce cas, ne craignez-vous pas que si l’Ukraine souhaite s’éloigner de la Russie et rejoigne l’Union européenne, le rouleau compresseur de l’idéologie LGBT ne transforme votre pays ? La Pologne est confrontée à ce problème. Bruxelles fait pression sur la Pologne pour qu’elle cesse de défendre le modèle familial traditionnel. Les Ukrainiens qui, comme vous, ont des valeurs plutôt traditionnelles veulent-ils vraiment rejoindre cette Union européenne ?

Andriy Shkrabyuk : Nous vivons dans un monde de péché où aucun système n’est parfait. Je ne considère pas non plus que l’UE soit un système politique parfait. Cependant, j’y vois une bien meilleure alternative que ce que Poutine pourrait nous offrir. Je ne suis pas favorable, par exemple, aux « marches des fiertés » ou à la marginalisation du rôle de la famille traditionnelle. Il y a beaucoup de choses qui me déplaisent dans l’UE, mais malgré cela, j’y vois plus de bien que de mal. J’y vois des valeurs fondamentales liées à l’électivité du pouvoir, à la séparation des pouvoirs, à l’économie, qui sont bénéfiques, malgré toutes les autres réserves que l’on peut avoir par ailleurs. Et pour ce qui est des choses que vous avez mentionnées, je répondrai très simplement : en Occident, cela peut changer.

Certes, cette folie liée à l’idéologie LGBT est une maladie de l’Occident. Mais ce n’est peut-être pas une maladie aussi grave que ce qui se passe en Russie. Je pense à cet asservissement, à ce système de corruption totale, où les oligarques russes aspirent les richesses de la Russie pour investir ensuite cet argent en Occident dans des appartements luxueux. Ils envoient leurs femmes, leurs enfants et leurs maîtresses à l’Ouest. Et ce à quoi ressemble la Russie elle-même peut être vu, par exemple, dans les prisons russes, où les prisonniers sont torturés et violés. Vous pouvez aller sur le site gulagu.net dirigé par Vladimir Ossetchkine pour voir les choses terribles qui s’y passent. Si l’on peut avoir des critiques vis-à-vis de l’Occident, j’en ai beaucoup plus à l’égard de la Russie. Il me semble que la société ukrainienne, qui a su se défendre pendant tant de jours contre une si grande puissance et qui a fait échouer la guerre éclair de Poutine, saura aussi se défendre contre les idées de l’Occident. Je l’espère, du moins.

Nous ne savons pas non plus comment la situation évoluera à l’avenir. Peut-être que l’Ukraine, la Pologne, la Roumanie et d’autres pays de l’Est formeront un jour une nouvelle union qui conservera tout ce qu’il y a de mieux dans l’Union européenne et défendra ensemble des valeurs différentes. Je n’exclue pas du tout la perspective de l’émergence d’un nouveau centre de l’Union européenne.

Olivier Bault : Dans les cercles de droite et conservateurs en Occident, la Russie est considérée comme un pays chrétien et orthodoxe. On dit que Poutine s’est converti, il va à l’église. D’un autre côté, on a vu les vidéos des islamistes tchétchènes de Kadyrov envoyés contre Kiev dans cette guerre déclenchée par la Russie. Kiev n’est-elle pas une ville sainte pour les orthodoxes ?

Andriy Shkrabyuk : Peut-être pas tout Kiev, mais certainement la Laure de Petchersk à Kiev, avec son célèbre monastère, et d’autres sites très importants. Cependant, dans le christianisme oriental, c’est comme dans le christianisme occidental. Ce n’est pas un lieu saint ou un sanctuaire qui est le refuge de la sainteté, mais l’homme. Ceci dit, ceux qui pensent que la Russie est un pilier de religiosité ne sont probablement pas souvent dans ce pays, ou bien ils regardent les images vendues par la propagande russe. Il suffit d’aller en Russie et d’y être à Pâques, par exemple. Il suffit d’aller à Iaroslavl, une ville située au nord de Moscou, à Vologda, encore plus au nord, à Moscou-même ou dans n’importe quelle ville régionale de Russie, et de compter le nombre de personnes qui se trouvent dans les églises orthodoxes, non pas un dimanche ordinaire mais à Pâques. On s’aperçoit alors que cela représente tout au plus 1% de la population d’une ville donnée. Quel genre de religiosité est-ce là ? En Russie, il est très courant de dire « Je suis un athée orthodoxe ». Quelle religiosité est-ce donc si une personne peut dire cela d’elle-même ? Il ne reste à ces personnes qu’une fine couche de tradition, sans aucune substance.

Je ne veux pas dire par là qu’il n’y a pas de saints hommes et de saints prêtres dans l’Église orthodoxe russe, même si je trouve très étrange qu’aucun des évêques russes ne se soit exprimé sur cette guerre. Je n’entends aucun jugement de leur part. En tant que chrétiens, ils devraient s’élever contre la guerre, mais ils restent silencieux. Même en Biélorussie, un évêque de Hrodna, si je ne me trompe, s’était exprimé contre Loukachenko et ses persécutions de l’opposition en 2020. Aujourd’hui, il n’y a pas de telles voix en en Russie. Et je me demande : quel genre de christianisme est-ce là ? Dans les paroisses, il se peut que des popes s’expriment contre la guerre, mais il n’y a pas de position épiscopale à ce sujet.

L’Église orthodoxe qui existe aujourd’hui en Russie a en fait vu le jour pendant l’ère stalinienne. En 1943, il y a eu un revirement et Staline a décidé, alors qu’il était encore en pleine Seconde Guerre mondiale, de faire revivre l’Église orthodoxe, dont il ne restait alors que quatre évêques en liberté dans toute l’URSS. Staline a ramené les évêques emprisonnés des camps et a permis la reconstruction de l’Église, mais sous le contrôle très strict du KGB. Et c’est encore comme cela aujourd’hui. Même au sein de cette Église, il y a eu des prêtres comme Alexander Mien et Gleb Yakunin qui étaient des témoins de la Vérité, mais ils sont peu nombreux. C’est une Église très contrôlée par l’État.  Personnellement, je ne vois pas cette Église comme un refuge de la foi. Il faut s’intéresser de plus près à cette Église et à la religiosité en Russie pour avoir une idée de ce qui s’y passe. Ce serait une erreur de voir en la Russie une nouvelle Jérusalem.

Olivier Bault : Le courage et la bravoure des Ukrainiens suscitent aujourd’hui de l’admiration dans le monde entier. Mais l’Ukraine n’est pas un pays homogène. D’ailleurs, si elle était homogène, la Russie n’aurait pas de prétexte pour détacher, par exemple, le Donbass de l’Ukraine. Je suppose que la division entre Ukrainiens de langue ukrainienne et de langue russe est trop simpliste ? Après tout, le président Zelensky est lui-même un russophone, et il s’avère être aussi un grand patriote ukrainien. Devons-nous simplement dire qu’il y a des Russes et des Ukrainiens qui vivent en Ukraine ? Pourrez-vous encore vivre côte à côte après cette guerre ?

Andriy Shkrabyuk : Nous plaisantons ici en disant que c’est Poutine qui a le plus fait pour construire l’unité nationale de l’Ukraine. Maintenant, il vient d’unir la nation encore plus. En Ukraine, il n’y a actuellement aucun problème lié au fait qu’une personne soit russophone ou non. Les langues russe et ukrainienne, bien que distinctes, sont proches l’une de l’autre, et ce n’est pas un gros problème d’apprendre l’autre langue, au moins suffisamment pour comprendre ce que les gens disent. C’est beaucoup plus simple qu’avec les Wallons et les Flamands en Belgique. Et puis les gens sont ethniquement mélangés. Il y a beaucoup de gens à moitié russes et à moitié ukrainiens. En Ukraine, il existe un concept de nation politique, ou d’identité politique, et c’est pourquoi notre combat contre la Russie aujourd’hui est un combat pour la liberté, pour les valeurs démocratiques de base.  En Russie, tout dépend d’une seule personne, ce qui n’est pas le cas en Ukraine. En Ukraine, la société civile joue un rôle énorme dans l’actuel soulèvement patriotique. Mes amis s’engagent dans la défense territoriale sans que personne ne les y force. Mes amies femmes tissent des filets de camouflage protecteurs. Tout le monde est volontaire pour faire ces choses. Il n’y a pas de contrainte. Dans notre mentalité, contrairement à la mentalité russe, il n’y a pas de caractère sacré du pouvoir. Ce qui rend l’Ukraine très différente de la Russie, c’est la croyance russe que le pouvoir est sacré, que celui qui est au pouvoir est un démiurge dont tout dépend. Certes, l’Ukraine est un pays pauvre et corrompu. C’est une évidence. En revanche, nous n’avons jamais eu cette attitude russe vis-à-vis du pouvoir. Traditionnellement, le pouvoir était électif chez nous. Si quelque chose ne va pas, le peuple estime avoir le droit de le renverser, surtout quand le pouvoir commence à avoir des tendances dictatoriales.

Olivier Bault : Pensez-vous que Poutine a fait un mauvais calcul cette fois-ci ? Est-ce  que ce peut-être le début de la fin pour lui ?

Andriy Shkrabyuk : J’en suis absolument convaincu. J’attends le coup d’État qui sera mené par les milliardaires russes qui subissent actuellement d’énormes pertes en Occident, car ils seront désormais privés de leurs actifs, de leurs maisons, de leurs maîtresses, etc. Tout cela va être fini pour eux et c’est déjà évident. Ce sont eux qui vont écarter Poutine du pouvoir, voire le tuer. Ou bien les généraux vont s’opposer à Poutine, car les généraux de l’état-major russe étaient contre cette guerre. Les voix de généraux, de militaires datant de l’ère soviétique, se sont fait entendre dans l’espace public pour dire qu’il ne fallait pas commencer cette guerre car la Russie ne la gagnerait pas. Cela faisait un mois que je suivais les différents médias russes à ce sujet. Les politiciens russes écumaient de haine envers l’Ukraine en appelant à la guerre, tandis que la position des généraux – et je parle de généraux pro-Poutine, impérialistes – était plus réaliste. J’attends donc de voir ce qui se va se passer. Les milliardaires russes prendront-ils l’initiative ou les généraux russes organiseront-ils un coup d’État ? Il me semble que ce sont des scénarios tout à fait possibles.

Poutine aurait peut-être gagné l’Ukraine, mon pays serait peut-être resté dans l’orbite de la Russie, s’il avait mené une politique de soft-power culturel. Si la Russie elle-même était devenue économiquement attractive, s’il était plus facile d’y faire des affaires, si elle attirait par la culture, le beau, l’Ukraine ne se serait probablement jamais séparée de la Russie. Il s’est fait cela tout seul, c’est bien là que réside sa stupidité. Les politiques de soft-power culturel et économique l’emportent toujours. Mais cela, Poutine ne le comprend pas.