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Crime contre la culture : comment les Allemands ont pillé la Pologne

Sovereignty.pl est un site d'opinion en langue anglaise avec des chroniqueurs et commentateurs conservateurs polonais qui écrivent sur les grands sujets alimentant le débat public dans leur pays.

Temps de lecture : 5 minutes

De tous les pays européens, c’est la Pologne qui a subi pendant la Seconde Guerre mondiale les pertes humaines et matérielles les plus importantes par rapport à sa population et à son patrimoine.

 

Entretien avec Konrad Wnęk, directeur de l’Institut Jan Karski pour les pertes de guerre, historien, professeur à l’université Jagellon de Cracovie. Entretien originellement publié en anglais sur Sovereignty.pl. Pour voir la version intégrale en anglais sur Sovereignty.pl, cliquez ici.

 

Radosław Wojtas : La Shoah est chose connue dans le monde entier. Tout le monde sait que l’Allemagne, sous la dictature d’Adolf Hitler, a cherché à éliminer physiquement les Juifs. Il est moins connu que, de tous les pays européens, c’est la Pologne qui a subi pendant la Seconde Guerre mondiale les pertes humaines et matérielles les plus importantes par rapport à sa population et à son patrimoine. Mais avant de parler des chiffres, qui sont terribles, ne devons-nous pas nous demander si, dans le plan allemand, le peuple polonais était lui aussi voué à disparaître ? La question se pose notamment dans le contexte des paroles prononcées par Joseph Goebbels à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sur le fait que si on enlève à un peuple sa culture, il cessera bientôt d’exister en tant que peuple.

Konrad Wnęk : Cela faisait naturellement partie des plans que les Allemands ont mis en œuvre dès le début, dès les premiers jours de septembre 1939. Lorsqu’ils ont occupé le territoire polonais, ils avaient déjà une liste de personnes à arrêter et à envoyer dans des camps de concentration. Il s’agissait des représentants de l’intelligentsia polonaise, y compris des gens de culture et de science. Il suffit de mentionner, par exemple, l’action la plus célèbre, qui eut un retentissement dans toute l’Europe : l’arrestation des professeurs de l’université Jagellon et de l’Académie des mines. La liquidation des élites intellectuelles polonaises a commencé dès le début de la guerre.

Radosław Wojtas : Et aussi la destruction de notre patrimoine culturel.

Konrad Wnęk : Dans ce domaine, les actions étaient multiples et parfaitement planifiées. On peut dire qu’elles ont été exécutées avec une précision toute allemande. En premier lieu, il a été procédé à l’arrestation ou à l’exécution des représentants des élites culturelles, mais aussi, comme je l’ai déjà mentionné, des élites de nombreux autres domaines : scientifiques, politiciens, activistes sociaux, membres du clergé… Il existe un concept d’éliticide et la Pologne en a été victime. Le problème de l’Allemagne avec les Polonais était que nous étions trop nombreux. Il n’était pas possible de nous exterminer tous en l’espace de 5 à 6 ans, comme cela a été planifié et mis en œuvre pour les Juifs. Par conséquent, la société polonaise a été traitée quelque peu différemment dès le début. Nous avons été privés de nos élites, de notre culture, de nos racines, pour pouvoir ensuite être transformés en une armée de garçons de ferme et d’esclaves au service des maîtres allemands. Quel sort nous attendrait plus tard ? Ce n’est pas tout à fait clair. Si le Plan général Est, ou Generalplan Ost, avait été mis à exécution, nous aurions, au mieux, été réinstallés en Sibérie ou nous aurions, au pire, subi le même sort que les Juifs.

Radosław Wojtas : Il y a peu, la Pologne a préparé un rapport détaillé visant à estimer la valeur de ses pertes de guerre. Selon des calculs détaillés, cela représente plus de 6 000 milliards de PLN. La majeure partie de ces estimations – plus de 77 % – correspond aux pertes subies au titre des 5,2 millions de citoyens polonais tués. Précisons que ce rapport ne parle que des pertes infligées par les Allemands, sachant que le deuxième occupant, l’Union soviétique, a lui aussi semé la mort et la destruction.

Konrad Wnęk : Les estimations du nombre de personnes tuées ont toujours varié. Selon l’auteur de chaque estimation, les chiffres oscillaient entre 4,1 et 6 millions. Lors de la préparation du rapport, nous nous sommes efforcés de procéder à des vérifications aussi précises que possible, mais il faut garder à l’esprit qu’il s’agit encore d’estimations susceptibles d’être modifiées. N’oublions pas en effet que le chiffre de 5,219 millions indiqué dans ce rapport correspond aux pertes infligées à la Pologne par l’Allemagne, le chiffre correspondant aux Soviétiques restant à vérifier. Mais oui, ces morts représentent la plus grosse partie des pertes estimées à plus de 6 000 milliards d’euros résultant des actions de l’Allemagne.

Radosław Wojtas : Les pertes en termes de biens culturels et artistiques ont aussi été très importantes. Les Allemands ont utilisé quatre méthodes pour détruire la culture polonaise : le pillage des biens culturels, la destruction physique de ces biens, l’extermination des créateurs et la liquidation des infrastructures culturelles. Concentrons-nous pour le moment sur le pillage. On dit que avons perdu quelque 600 000 objets du patrimoine culturel polonais. S’agit-il également d’estimations ?

Konrad Wnęk : Ces 600 000 objets ne sont que ceux dont nous avons connaissance officiellement, mais ils ne représentent qu’une partie des pertes totales. À de rares exceptions près, aucune information ne subsiste sur les pertes subies par les collections privées. Or il y avait de très riches collections de collectionneurs juifs et polonais ainsi que des œuvres d’art rassemblées dans des châteaux et palais qui étaient des propriétés privées. Aujourd’hui, il nous semble étrange qu’un collectionneur n’ait pas de catalogue, d’inventaire, mais n’oubliez pas qu’à l’époque, en Pologne, cela n’avait rien d’inhabituel. Quand on avait des peintures sur ses murs, ou des objets hérités de ses ancêtres, on ne faisait pas nécessairement d’inventaire, de catalogue ou de photographies. Et même si des descriptions ont existé, elles peuvent avoir été détruites. Imaginez le nombre de descriptions de ce type qui ont pu être détruites dans Varsovie en ruine. C’est pourquoi ce chiffre de 600 000 objets doit être compris comme une estimation minimum, correspondant aux pertes documentées.

Radosław Wojtas : Et les pertes réelles ?

Konrad Wnęk : Je pense que nous pouvons sans risque multiplier le chiffre de 600.000 par deux ou trois pour avoir une idée du nombre réel d’objets pillés par les Allemands.

Radosław Wojtas : Les Allemands ont-ils cherché à « légaliser » leurs actions d’une manière ou d’une autre ?

Konrad Wnęk : Le pillage avait différentes expressions. Il y avait d’abord le pillage institutionnel, souvent effectué sous la bannière de la « sauvegarde des collections ». Toutes les collections appartenant à l’État polonais, aux musées polonais et aux centres culturels de toutes sortes ont été officiellement reprises par les Allemands. La deuxième vague a été le vol d’œuvres d’art dans les institutions, les collections privées et les églises. Les synagogues n’ont pas été dévalisées, mais leur mobilier a été détruit, fondu, brûlé. C’était bien entendu lié à la haine raciale qui était également dirigée contre la culture juive. Ce racisme se manifestait également dans le fait que les Allemands appréciaient surtout les peintures allemandes, hollandaises et, plus tard, françaises, et que c’étaient ces œuvres qui étaient le plus souvent choisies par les militaires allemands de haut rang et les fonctionnaires de l’État allemand. En ce qui concerne les créations et les œuvres d’art polonaises, elles étaient traitées au second ou au troisième plan et souvent détruites pour par motivation idéologique. Il y a eu des destructions à grande échelle de monuments et de statues qui étaient démolis ou incendiés ou que les Allemands faisaient sauter. Les Allemands menaient une lutte très intense contre la culture dans l’espace public. De très nombreuses statues ont été détruits, notamment le monument Grunwald à Cracovie, la grande statue de Chopin à Varsovie, qui a été découpée et emportée pour la ferraille, et même une statue de Wilson à Poznań n’a pas été épargnée.

Radosław Wojtas : La Pologne est le seul pays occupé où cela s’est passé ainsi ?

Konrad Wnęk : Non, nous n’étions pas les seuls à être ainsi traités. De la même manière, la culture ukrainienne, biélorusse ou russe était traitée comme quelque chose de moins bien, d’inférieur, et les églises, les œuvres d’art, etc. étaient détruites. Telle était l’attitude des Allemands à l’égard de tout l’est, de tous les pays slaves.

Radosław Wojtas : La plus précieuse des œuvres perdues a assurément été le « Portrait de jeune homme » de Raphaël. Comme la plupart des autres biens culturels volés, nous ne l’avons jamais récupéré.

Konrad Wnęk : Le « Portrait d’un jeune homme » est en effet la plus grande œuvre que nous ayons perdue. Nous sommes certains qu’elle a été pillée par les Allemands au musée Czartoryski de Cracovie et emportée, mais nous ne sommes pas en mesure de déterminer où elle a été emmenée et, a fortiori, où elle se trouve aujourd’hui. J’espère que le « Portrait de jeune homme » se trouve quelque part, qu’il n’a pas été détruit, même s’il l’a probablement été, malheureusement. Et je continue d’espérer que, un jour, il refera surface quelque part et pourra revenir en Pologne.

(…)

Version intégrale (en anglais)