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Les Conseils juifs en Hongrie pendant la Seconde Guerre mondiale

Temps de lecture : 13 minutes

Hongrie — Entretien avec l’historien, journaliste et publiciste hongrois László Bernát Veszprémy : « Il existe une quantité incroyable de mythes, de légendes, de mensonges et d’idées fausses sur les dirigeants juifs. La grande majorité de ces mythes remontent au tribunal populaire d’après-guerre, au bureau du procureur populaire et aux articles publiés dans la presse communiste. »

László Bernát Veszprémy est diplômé de l’université réformée Károli Gáspár et titulaire d’un master en études sur l’Holocauste de l’université d’Amsterdam. Il est actuellement doctorant à l’école doctorale d’histoire culturelle de l’université ELTE de Budapest. Il a été membre de la rédaction de la revue juive Szombat de 2016 à 2018 et chercheur à l’Institut historique Veritas de 2017 à 2018, et il a aussi été assistant de recherche à l’Institut d’histoire juive hongroise de l’université Milton Friedman. Il est depuis l’automne 2021 rédacteur en chef du site Corvinák, portail d’analyses du Mathias Corvinus Collegium, après avoir été rédacteur en chef adjoint du portail d’informations juives neokohn.hu. Il collabore aussi au site et à l’hebdomadaire conservateur Mandiner.

L’année dernière, Yann Caspar l’avait interrogé sur deux de ses livres concernant le début de l’ère Horthy et les relations entre immigration et antisémitisme en Occident. Aujourd’hui nous vous proposons un entretien sur un nouveau livre de László Bernát Veszprémy traitant des Conseils juifs hongrois pendant la Seconde Guerre mondiale. 

 

Yann Caspar: Nous allons parler de votre livre, mais d’abord quelques mots sur la situation au Proche-Orient vue de Budapest. Des journalistes de gauche ont souvent accusé le gouvernement hongrois d’utiliser une rhétorique antisémite. Aujourd’hui, cependant, il est clair que la Hongrie est à l’avant-garde du soutien à Israël. Et cela est le cas depuis de nombreuses années. Pourquoi donc de telles accusations contre la Hongrie ?

László Bernát Veszprémy: L’accusation d’antisémitisme était une arme politique efficace entre les mains de la gauche après la Seconde Guerre mondiale, et ce à juste titre : après Auschwitz, peu de gens voulaient être considérés antisémites. Toutefois, au cours des dernières décennies, la gauche a perdu le soutien de la classe ouvrière blanche européenne et a trouvé ses nouveaux soutiens parmi les immigrés arabo-musulmans. Et ces immigrés ne considèrent absolument pas le conflit israélo-palestinien d’un point de vue progressiste européen de l’histoire. Non seulement les jeunes musulmans ne s’intéressent pas à l’histoire de l’Holocauste, mais ils la lisent parfois à l’envers : ils pensent que les nazis étaient les « bons ». Cela peut évidemment être lié au conflit israélo-palestinien qui, lorsqu’il éclate, leur permet de considérer les Juifs européens comme des cibles légitimes.

Yann Caspar: Votre nouveau livre, Tanácstalanság, traite des conseils juifs en Hongrie pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourriez-vous expliquer ce qu’étaient ces conseils juifs et ce qui vous a incité à écrire ce livre ?

László Bernát Veszprémy: Lorsque j’ai obtenu mon diplôme d’études sur l’Holocauste à l’université d’Amsterdam, j’ai naturellement essayé d’étudier la littérature sur l’Holocauste en Hongrie. J’ai été confronté au fait qu’il existait des livres sur les conseils juifs des Pays-Bas, de Pologne et d’autres pays, mais qu’il y avait un manque de littérature concernant la Hongrie. En 1990, Mária Schmidt a publié un très bon et important ouvrage de référence sur le Conseil juif de Budapest. Il y a aussi quelques articles, des études, bien sûr, qui ont été écrits. Ils sont très importants et j’y ai fait référence, mais il n’existait pas de monographie cohérente de textes traitant de l’histoire des dirigeants juifs hongrois dans la capitale et en province pendant l’occupation allemande. J’ai estimé qu’il s’agissait d’une omission étonnante à laquelle il fallait pallier. Mon livre ne traite pas seulement des conseils juifs, mais aussi des rabbins, des dirigeants communautaires, un peu des sionistes, mais j’ai essayé d’éviter autant que possible l’affaire Kasztner.

J’y parle de ces conseils juifs créés par les Allemands. La logique était que les Juifs accepteraient évidemment plus facilement les ordres d’un dirigeant juif que ceux, par exemple, d’officiers SS, et les Allemands ont donc concentré de force les dirigeants juifs dans ces conseils — il s’agissait d’unités créées sous la contrainte. Les Allemands communiquaient avec les Juifs par l’intermédiaire de ces conseils et leur transmettaient leurs exigences. Ils devaient mettre en place deux forces de police, une force de police juive, et dans quelques rares cas, ici en Hongrie, ils étaient chargés de choisir qui devait aller à Auschwitz et qui devait aller à Strasshof, près de Vienne, qui était également un terrible camp de concentration, mais qui n’était pas à proprement parler un camp d’extermination, ce qui leur donnait une chance un peu plus grande de survivre.

Yann Caspar: Si les sources sont si peu nombreuses, c’est parce que le sujet est truffé de mythes ?

László Bernát Veszprémy: Il existe une quantité incroyable de mythes, de légendes, de mensonges et d’idées fausses sur les dirigeants juifs. La grande majorité de ces mythes remontent au tribunal populaire d’après-guerre, au bureau du procureur populaire et aux articles publiés dans la presse communiste. Ces articles étaient généralement diffusés de telle sorte que, par exemple, au cours de la phase d’enquête d’un tribunal populaire, un témoin à charge de la police secrète faisait une déclaration dans laquelle il disait que « X.Y. était un dirigeant juif. J’ai entendu dire qu’il avait fait quelque chose ». Par exemple, « il a violé une femme juive ». Ensuite, ces informations étaient divulguées dans la presse communiste au stade de l’enquête, avec pour seul titre qu’un dirigeant juif était un collaborateur fasciste nazi. Ces articles se sont si bien répandus que, d’une part, ils sont devenus partie intégrante de la conscience publique et que, d’autre part, ils sont toujours cités dans la littérature, la fiction, les articles, sur Internet, et jusqu’à aujourd’hui, vous pouvez trouver des articles qui, si vous regardez la source, sont des articles déformés de la presse communiste, mais ils circulent et sont toujours cités.

Yann Caspar: En Europe occidentale, beaucoup pensent que Miklós Horthy a joué un rôle direct dans la déportation des Juifs hongrois. En lisant votre livre, on peut dire que ce n’est pas vraiment le cas. Par exemple, vous mentionnez l’opération Koszorús. Pourriez-vous clarifier un peu le rôle de Miklós Horthy ? Comment a-t-il coopéré avec les occupants allemands, ou quelles étaient ses relations avec eux, d’une part, et d’autre part, comment a-t-il coopéré avec les dirigeants juifs, parce qu’il était en contact permanent avec eux, si je comprends bien.

László Bernát Veszprémy: Oui. Miklós Horthy a bien sûr joué un rôle dans l’Holocauste, il a signé des lois juives, nous savons qu’il n’a pas empêché la déportation des Juifs de province, donc globalement mon opinion sur Horthy est négative, je ne veux pas le disculper de quoi que ce soit. Mais il est évident qu’à la lumière des sources objectives, les faits historiques et la vérité qui peuvent être connus doivent être pris en compte. Il faut savoir que les occupants allemands et le gouvernement hongrois collaborationniste, en particulier le ministère de l’Intérieur et les forces de l’ordre, sont les premiers responsables des déportations en Hongrie, et sont aussi à chercher du côté des administrations locales, des huissiers en chef, des huissiers adjoints, des maires, des notaires, qui ont rendu les déportations possibles. La première question qui se pose au sujet de Miklós Horthy est, bien sûr, de savoir quand il a eu connaissance de ce qui arrivait aux Juifs hongrois à Auschwitz et de ce qui arrivait aux Juifs qui y étaient déportés. Tous les trains n’allaient pas à Auschwitz. Nous savons que certains trains sont allés à Strasshof, mais il est vrai que la majorité des trains sont allés à Auschwitz. La question est de savoir quand Horthy a réellement appris ce qui se passait, et il est également très important de savoir quand il a intériorisé l’information.

Photo : MCC

 

Yann Caspar: Parce qu’on pouvait lire cela dans les journaux juifs. L’on était donc au courant, mais l’on ne voulait pas y croire ?

László Bernát Veszprémy: Oui, c’est plus ou mois cela. Ce que j’ai constaté en examinant ce que l’on pouvait trouver dans la presse juive et non juive avant l’occupation allemande, c’est que si l’on ne pouvait pas trouvé d’informations sur Auschwitz  et sur les chambres à gaz, on en trouvait sur les meurtres de masse à l’étranger, sur les étoiles jaunes, la ghettoïsation, la déportation, les camps de concentration. Le nom de Dachau était mentionné, il était écrit que des Juifs y avaient été assassinés. Et je ne parle même pas des conscrits et des soldats qui, par milliers, ont été confrontés au massacre des Juifs en Union soviétique sur le front de l’Est. C’était tellement vrai qu’avant même l’occupation allemande, un journal de guerre a été publié par un soldat hongrois qui décrivait l’extermination des Juifs d’une ville soviétique par les Allemands. Le livre a ensuite été interdit, mais des critiques ont été publiées dans la presse hongroise, de sorte que nous savons que ces informations circulaient à l’époque.

Pour en revenir à Horthy, je ne pense pas que le débat soit clos sur le moment où Horthy a pris conscience de tout cela, et je ne pense pas qu’il soit impossible que cela se soit passé peu de temps avant l’opération Koszorús. Fondamentalement, il faut considérer que les Allemands avaient déjà planifié la déportation des Juifs de Budapest, que les gendarmes avaient reçu l’ordre de se rendre dans la région et que, le 6 juillet, Horthy a utilisé la division blindée d’Esztergom pour déloger les gendarmes de la capitale. Le régiment de panzers d’Esztergom était dirigé par le lieutenant-colonel Ferenc Koszorús, et les historiens ont beaucoup discuté de l’intention de Horthy, c’est-à-dire de l’objectif pour lequel Horthy a ordonné la présence du régiment de panzers d’Esztergom. Un historien a souligné que Horthy ne voulait pas sauver les Juifs, mais qu’il avait peur des gendarmes, d’un coup d’État des gendarmes, dirigé par Baky.

Yann Caspar: László Baky, alors secrétaire d’État à l’Intérieur.

László Bernát Veszprémy: Oui, c’était un ancien politicien des Croix Fléchées.

Yann Caspar: Mais à l’époque, en juin et juillet, Hitler ne s’attendait pas à ce que des membres des Croix Fléchées prennent le pouvoir à Budapest.

László Bernát Veszprémy: Ce coup d’État était une invention. László Ferenczy, lieutenant-colonel de gendarmerie, a déclaré plus tard devant le tribunal populaire que tout cela avait été inventé pour masquer et cacher le fait que l’armée régulière hongroise était utilisée contre la police hongroise. Pourquoi était-il nécessaire de dissimuler cela ? Je pense que c’est compréhensible, parce qu’il y avait un fort sentiment antisémite en Hongrie à l’époque, et que beaucoup de gens n’ont peut-être pas apprécié que des soldats hongrois soient utilisés contre les gendarmes dans l’intérêt des Juifs.

Mais comment savoir quelles étaient les intentions de Horthy ? Dans mon livre, je cite le journal du colonel János Vörös, dans lequel il décrit comment, la veille de l’opération, Horthy l’a convoqué et lui a dit que son objectif était de sauver les Juifs de Budapest. On pourrait donc croire que l’objectif de Horthy était double. Oui, mais nous savons que le coup d’État des gendarmes n’était qu’une fiction, que ceux qui, au ministère de l’Intérieur, voulaient empêcher les déportations, par exemple László Ferenczy, ou le Conseil juif et le bureau du cabinet du gouvernement, ont inventé tout cela ensemble pour dissimuler l’opération Koszorús.

Il est également très important de comprendre que les exigences allemandes ne s’arrêtaient pas là, que les Allemands ne cessaient d’exiger la déportation des Juifs de Budapest et la poursuite des déportations. On sait que les déportations des banlieues, de l’agglomération, se poursuivent, même après l’opération Koszorús. Plus tard, les Allemands déportent de leur propre initiative des personnes des camps d’internement de Sárvár et de Kistarcsa, malgré les protestations et l’opposition de Horthy. C’est ici qu’intervient le chapitre suivant de l’histoire, peu connu, celui des faux plans de déportation. Dans les derniers jours d’août ou les premiers jours de septembre, les sources diffèrent, une réunion a lieu entre Samu Stern, le dirigeant du Conseil juif de Budapest, et Miklós Horthy. Ils parlent de ce plan de fausse déportation ou de pseudo-déportation. L’idée était que les Juifs de Budapest seraient rassemblés dans un camp de concentration à l’extérieur de Budapest, puis déportés à Auschwitz. L’idée de construire un nouveau camp de concentration était de gagner du temps. Ils voulaient gagner du temps afin de ne pas avoir le temps de déporter les Juifs de Budapest. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé.

Yann Caspar: À la fin du mois d’août, Miklós Horthy a nommé un nouveau Premier ministre, Béla Lakatos, dont le rôle était de faire la paix. En août 1944, l’on pensait donc que la guerre pouvait se terminer, et c’est peut-être pour cette raison que l’on a essayé essayaient de convaincre les Allemands que la guerre allait avoir lieu, dans l’espoir qu’elle puisse être menée à son terme ?

László Bernát Veszprémy: En fait, il s’agissait de gagner du temps jusqu’à ce que la déportation des Juifs de la capitale ne puisse avoir lieu. Nous disposons de sources montrant que Horthy a autorisé la concentration des Juifs de Budapest en dehors de Budapest. Les historiens ont rapporté que Miklós Horthy, partisan enthousiaste des déportations, avait changé d’avis pour arrêter l’action de Koszorús, et après l’action de Koszorús, il aurait de nouveau autorisé les déportations, mais cela n’a pas eu lieu en fin de compte.

Ce document a été totalement mal interprété, une tentative de sauvetage ayant été interprétée comme une tentative de déportation. En fait, nous savons que ce sont les dirigeants juifs qui ont d’abord soutenu ce projet. Mais ensuite, certains dirigeants juifs ont commencé à réfléchir. Par exemple, Samu Stern, le président du conseil juif, qui était également le chef de la communauté juive de Pest. Et s’ils construisaient vraiment ce camp de concentration et déportaient vraiment les Juifs de Budapest ? Ils ont donc pris peur. Lorsque Stern est allé voir Horthy, il lui a  exprimé son opposition au plan, et il est probable que c’est la raison pour laquelle Horthy a finalement renoncé à ce plan, mais il faut voir qu’il y avait fondamentalement une coopération entre le Conseil juif et le bureau du cabinet du gouvernement, et que l’intention était depuis le début de sauver les Juifs de Budapest.

Yann Caspar: On peut dire que ce qui s’est passé dans les derniers mois de la guerre correspondait aux instructions allemandes, auxquelles Miklós Horthy a essayé de s’adapter. Il n’aurait jamais procédé à de telles déportations de son propre chef ? Cette question peut sembler absurde pour un historien hongrois, je le sais, mais beaucoup en Europe occidentale pensent que Miklós Horthy est responsable de tout.

László Bernát Veszprémy: Personne ne conteste que l’occupation allemande de la Hongrie était nécessaire pour commencer les déportations massives. Je pense que c’est tout à fait évident, la Hongrie a été occupée par les Allemands, l’ancien gouvernement légitime hongrois a été démis de ses fonctions, le Premier ministre a été déporté dans un camp de concentration, ainsi que le ministre de l’Intérieur. Prétendre ici qu’il y aurait eu des déportations forcées même sans l’occupation allemande est une grave incompréhension des événements.

Yann Caspar: Ici aussi, en Hongrie, les journalistes de gauche confondent parfois les choses.

László Bernát Veszprémy: Je suis historien. Les historiens ne contestent pas que l’occupation allemande a fondamentalement transformé et changé les événements. C’est à partir de là que commencent le port de l’étoile jaune, la ghettoïsation et les déportations. Mai nous devons constater que l’un des grands péchés de Horthy a été de ne pas avoir fait plus à temps pour sauver les Juifs de province. L’historien se pose la question de savoir si celui qui aurait pu arrêter les déportations le 6 juillet aurait pu le faire plus tôt. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il n’aurait pas joué un rôle dans le sauvetage des Juifs de la capitale, ce qu’il a fait dans une certaine mesure.

Yann Caspar: Lorsqu’on parle de sauvetage de Juifs, cela représente quel ordre de grandeur ?

László Bernát Veszprémy: Les documents indiquent qu’environ 250 000 Juifs se cachaient à Budapest. Je pense que c’est exagéré, les historiens s’accordent sur 150 000. C’est peut-être un peu plus, c’est peut-être un peu moins. Bien sûr, sauvetage est un terme relatif ici, car plus tar, après le coup d’État des Croix fléchées, la ghettoïsation de la capitale a recommencé, et des meurtres de masse ont eu lieu.

Yann Caspar: Plus tard, il y a eu l’occupation soviétique et le récit selon lequel les Juifs, les dirigeants juifs, ont coopéré, collaboré avec les occupants nazis allemands. Quelle en était la raison, pourquoi ce récit, et dans quelle mesure influence-t-il encore le discours aujourd’hui ?

László Bernát Veszprémy: Permettez-moi d’ajouter une brève réflexion à la précédente question. Il faut voir que l’opération Koszorús, et plus tard les faux plans de déportation, ont été réalisés en collaboration entre le bureau du cabinet du gouvernement et le Conseil juif. On ne peut pas condamner Miklós Horthy séparément et acquitter en même temps le Conseil juif. Il faut soit reconnaître leurs intérêts ensemble, soit les condamner ensemble. Je ne vois pas de position qui permette de concilier les deux.

Venons-en au récit soviétique. Il était très important pour les Soviétiques d’inculquer dans les consciences l’idée selon laquelle tout le monde pouvait être fasciste. Ce récit est particulièrement relayé dans des articles du journal communiste Szabad Nép, et suggérer que Miklós Horthy, les Croix fléchées et les Juifs qui ont collaboré avec les nazis étaient fascistes. C’était important, à mon avis, pour les communistes parce qu’ils savaient déjà à l’époque qu’il y aurait des épreuves de force de type soviétique à gauche. L’une des toutes premières personnes à être jugées par le tribunal populaire fut Pál Demény, un résistant communiste d’origine juive. Son seul crime était de ne pas avoir accepté l’autocratie de Rákosi du côté communiste, et donc de ne pas être moscovite.

Yann Caspar: Rákosi, qui se trouvait à Moscou à l’époque.

László Bernát Veszprémy: Il n’est pas un survivant de l’Holocauste, oui. Les communistes savaient donc qu’une telle répression serait nécessaire, et ils avaient évidemment besoin d’instiller dans l’esprit de la population l’idée que le fait que quelqu’un soit communiste, juif ou peut-être un survivant de l’Holocauste qui avait été à Auschwitz ne l’exonérait pas de l’accusation d’être un fasciste, un impérialiste ou un agent de la Gestapo.

Ces accusations ont ensuite été formulées dans le cadre du procès Rajk, à l’occasion duquel des accusés de deuxième ou de troisième rang, par exemple d’origine juive, Szőnyi et Szalai. Et nous savons que l’acte d’accusation disait qu’ils étaient des agents de la Gestapo et qu’ils avaient livré leurs compagnons à la police secrète hongroise. Ce récit du « collaborateur juif » était donc très important pour les communistes. En ce sens, les dirigeants juifs, les conseils juifs, constituaient une cible évidente et commode. Ils étaient conservateurs, capitalistes, souvent riches, et on pouvait les accuser d’être les « riches dirigeants juifs de droite » qui « collaboraient » avec le régime de Horthy et les nazis et livraient les Juifs ruraux à la déportation juste pour sauver leur peau. D’après mes recherches, la grande majorité de ces accusations sont fausses. De nombreux membres des conseils juifs sont morts et leurs familles ont été exterminées. S’ils ont survécu à l’Holocauste, ils ont aussi souffert, souffert des camps de travail, du froid, de la famine et de la maladie.

Mais j’ai aussi trouvé à la lumière des sources que certaines accusations étaient justifiées. Il est vrai que dans certains camps de concentration en province, par exemple à Szolnok, Szeged, Debrecen, Kolozsvár, les conseils juifs faisaient de la sélection. Nous savons, par exemple, qu’il existait une discrimination à l’encontre des Juifs qui s’étaient convertis au christianisme, et nous savons, grâce aux tribunaux populaires, que plusieurs membres de conseils juifs ont été traduits devant les tribunaux populaires à Budapest et en province, et qu’ils ont été condamnés en première instance et acquittés en seconde instance. Ce récit, qui a été diffusé dans la presse et dans les tribunaux populaires, selon lequel les dirigeants juifs fascistes ont trahi la classe ouvrière juive, est une déformation flagrante de l’Holocauste, et j’ai tenté de le réfuter en profondeur dans mon livre.

Yann Caspar: Y a-t-il des tensions parmi les Juifs hongrois à propos de votre livre ? Quel genre de réactions avez-vous reçues après la publication du livre ?

László Bernát Veszprémy: L’accueil réservé à mon livre a été très positif jusqu’à présent. Il y a eu une critique positive sur le site Zsima, un site néologue, ainsi que sur le portail d’information Neokohn, qui est un portail juif orthodoxe. Jusqu’à présent, je n’ai lu que des articles positifs, en commençant par Index, Élet és Irodalom et jusqu’à Magyar Hang.

L’accueil du public a été positif et des représentants des communautés religieuses locales étaient présents lors de plusieurs lancements de livres en province J’ai reçu plusieurs lettres de rabbins, de membres de communautés religieuses, de dirigeants, demandant des exemplaires, me demandant de les signer, me remerciant beaucoup, et je vois qu’il y a une grande joie. J’ai également reçu des lettres sur la nécessité de traiter ce sujet, ou sur le fait qu’il valait mieux ne rien écrire à ce sujet, mais j’ai également entendu, principalement de la part de dirigeants juifs, que nous pouvions enfin savoir ce que les dirigeants juifs avaient fait.

Yann Caspar: J’ai le sentiment qu’en France, en Europe occidentale, il serait beaucoup plus difficile de le faire publier.

László Bernát Veszprémy: En Hongrie, la liberté d’expression est absolue, personne ne le conteste, de même que la liberté de recherche. Je constate que les dirigeants juifs sont soulagés de pouvoir enfin lire ce qu’ont fait leurs prédécesseurs, car il est important de savoir que les conseils juifs ont été créés à partir des congrégations. Ainsi, quiconque est aujourd’hui président d’une communauté ou rabbin est, pour ainsi dire, assis dans le fauteuil de ses prédécesseurs d’il y a 80 ans. C’est de cela que traite ce livre, et les dirigeants juifs à qui j’ai parlé sont ravis de pouvoir enfin lire un récit authentique les concernant, et d’apprendre que leurs prédécesseurs n’étaient peut-être pas, après tout, des fascistes assoiffés de sang.