Pologne – Le patriarche de Moscou et de toutes les Russies Cyrille avait attendu presque une journée entière le 24 février, date du lancement de l’offensive russe contre l’Ukraine, pour prendre la parole et exprimer, dans un message succinct, sa compassion pour les souffrances des gens touchés par les « événements courants » et appeler les « parties au conflit » à minimiser le nombre de victimes civiles tout en assurant ses fidèles « d’une prière profonde et fervente pour le rétablissement rapide de la paix ». Les mots « guerre » ou « agression » étaient absents de son message. Qui plus est, dans son sermon du 6 mars, pour le dimanche du Pardon préparant les orthodoxes au Carême, Cyrille a pris ouvertement parti pour Vladimir Poutine et a apporté à la propagande militaire russe une dimension religieuse et mystique en faisant référence à une conception du « monde russe » dans laquelle la Russie et ses soldats ont l’obligation de combattre les forces du mal incarnées par les « nazis » ukrainiens soutenus par l’Occident russophobe et décadent, dont le symbole serait les marches LGBT occidentales qui ont également été organisées dans certaines villes ukrainiennes.
Cette attitude du patriarche de Moscou peut surprendre ceux qui ne sont pas conscients de l’alliance très étroite entre l’Église orthodoxe russe et le pouvoir politique et ne connaissent pas forcément les positions de Cyrille concernant par exemple la guerre dans le Donbass, le percevant simplement comme un prédicateur de l’Évangile et un défenseur des valeurs conservatrices menacées par les idéologies néo-marxistes occidentales.
Les appels des évêques catholiques polonais au patriarche Cyrille
En Pologne, pays qui a longtemps vécu sous la botte russe, les évêques de l’Église catholique, qui n’ont pas peur de condamner eux-mêmes ces idéologies néo-marxistes occidentales, n’ont jamais partagé cette vision de l’Église orthodoxe russe et n’ont jamais tenu Moscou pour la troisième Rome, voyant plutôt le patriarche Cyrille comme un fonctionnaire loyal du tsar contemporain, conformément à la tradition orthodoxe russe et même à la tradition orthodoxe en général, qui remonte à l’Empire byzantin. Cela ne les a bien entendu pas empêché d’en appeler à Cyrille pour qu’il fasse usage de son autorité de patriarche pour empêcher la guerre. Dans sa lettre du 14 février 2022 adressée à tous les évêques catholiques et orthodoxes de Russie et d’Ukraine, l’archevêque de Poznań Stanisław Gądecki, président de la Conférence épiscopale polonaise, leur demandait avec insistance : « Unissons nos efforts spirituels à ceux des disciples du Christ de diverses confessions en Russie, en Ukraine et en Pologne, et offrons ensemble une prière fervente à Celui qui est la Paix elle-même, afin d’écarter le spectre d’une nouvelle guerre dans notre région (…) Je vous demande également, chers frères, d’adresser à vos fidèles un appel similaire, et que le Seigneur détourne le cœur des gouvernants de la soif de guerre et de destruction pour le rapprocher de la miséricorde et de la paix. »
Dans sa seconde lettre envoyée à Cyrille le 2 mars dernier, le président de la conférence des évêques de Pologne a directement demandé au patriarche de Moscou « de faire appel à Vladimir Poutine pour qu’il mette fin à cette lutte insensée contre le peuple ukrainien dans laquelle des gens innocents sont tués ». « Un seul homme peut avec une seule parole », continuait-il, « arrêter les souffrances de milliers de gens : c’est le président de la Fédération de Russie. Je vous demande très humblement d’appeler au retrait des troupes russes du pays souverain qu’est l’Ukraine. (…) Je vous demande également de faire appel aux soldats russes pour qu’ils ne participent pas à cette guerre injuste, qu’ils refusent d’exécuter des ordres qui, comme nous le voyons déjà, donnent lieu à de nombreux crimes de guerre. Le refus d’exécuter un ordre dans une telle situation est une obligation morale. Le temps des comptes pour ces crimes, y compris devant les tribunaux internationaux, viendra un jour. Et si quelqu’un parvenait à échapper à cette justice humaine, il existe un autre tribunal qui ne peut être évité. »
La réponse à la première lettre transmise par l’évêque orthodoxe Hilarion, président des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, se résumait, selon Mgr Gądecki, au constat qu’il existe une alliance éternelle de la foi entre la Russie et l’Ukraine et au conseil donné aux évêques catholiques de Pologne de dissuader les hommes politiques polonais de faire des déclarations agressives sur la Russie s’ils souhaitent vraiment arrêter le conflit. Quant à la deuxième lettre, elle est apparemment restée sans réponse.
Des réactions mitigées de l’Église orthodoxe de Pologne
Les réactions de l’Église orthodoxe de Pologne à l’invasion des troupes russes en Ukraine ont été en revanche assez mitigées, surtout au début de la guerre. L’Église orthodoxe de Pologne, aujourd’hui dirigée par le métropolite Sawa de Varsovie, existe en tant que juridiction autocéphale depuis 1924. Comme pour la reconnaissance de l’Église autocéphale ukrainienne en 2018 par le patriarcat de Constantinople, le patriarcat de Moscou avait dans un premier temps refusé de reconnaître cette Église de Pologne comme entité autonome du monde orthodoxe une fois que le pays avait récupéré son indépendance, ne la reconnaissant qu’en 1948, quand la Pologne vivait à nouveau sous occupation russe à l’époque stalinienne. Selon le recensement de 2011, l’Église orthodoxe de Pologne comptait il y a dix ans un peu moins de 160 000 fidèles qui vivaient principalement dans la région de Białystok, dans l’est du pays. Ces fidèles sont un reliquat des populations orthodoxes anciennes et nombreuses qui vivaient dans toute la partie orientale de l’ancienne République des deux nations polono-lituanienne, puis, après la Première guerre mondiale, sur les territoires de la Deuxième République polonaise où étaient présentes des minorités biélorusses et ukrainiennes. Aujourd’hui, la plupart des membres de l’immigration ukrainienne vivant en Pologne sont également des orthodoxes, pour autant qu’ils pratiquent leur religion, ce qui est nettement moins souvent le cas que chez les Polonais eux-mêmes.
En ce qui concerne la guerre en Ukraine, le primat de l’Église orthodoxe de Pologne, le métropolite Sawa, s’est contenté de publier un communiqué très laconique par lequel il a exprimé son inquiétude à cause de la situation en Ukraine, sans désigner les agresseurs et les victimes mais en appelant les fidèles à prier pour la paix. De nombreux prêtres orthodoxes l’ont suivi dans cette rhétorique tout en essayant d’éviter de porter un jugement politique ou moral sur la situation. Au même moment, certains évêques orthodoxes, comme par exemple l’archevêque Paisjusz Martyniuk du diocèse de Przemyśl et Gorlice, l’évêque Abel Popławski du diocèse de Lublin et de Chełm, Mgr Jerzy Pańkowski, évêque de Wrocław et de Szczecin, ainsi que l’aumônier orthodoxe de l’armée polonaise ont pris des positions explicites contre l’agression russe. Dans un message adressé aux fidèles orthodoxes, l’archevêque Abel Popławski a dit que « l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes a suscité en nous à la fois un sentiment de menace et une profonde opposition. Les droits garantissant la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine et aussi le droit humain fondamental à la vie ont été violés ».
Il y a eu d’autres réactions d’orthodoxes polonais et d’Ukrainiens résidant en Pologne face à l’absence de position officielle ferme de l’Église orthodoxe polonaise quant au drame se déroulant de l’autre côté de la frontière orientale de la Pologne, et c’est probablement sous la pression de l’opinion publique qu’une telle position a vu le jour un peu tardivement, le 14 mars, sous la forme d’une lettre du métropolite Sawa de Varsovie au patriarche Cyrille de Moscou, dans laquelle il est écrit : « Je vous demande, au nom de l’Église orthodoxe de Pologne, d’élever votre voix patriarcale pour arrêter la guerre menée en Ukraine par l’armée russe. Il est incompréhensible que deux nations orthodoxes slaves, issues des mêmes fonts baptismaux de Saint Vladimir, se livrent une guerre fratricide. »
L’influence de Moscou sur les Églises orthodoxes
Certains se demandent d’où vient cette prudence du métropolite Sawa. Le président de la fondation gréco-polonaise Hagia Marina, Patryk Panasiuk, attirait l’attention le 17 mars, dans un entretien sur Radio Wnet, sur le fait que de nombreuses initiatives orthodoxes en Europe, y compris en Pologne, sont financées grâce aux subventions de Rosatom, la compagnie nucléaire publique russe. Une délégation de la Fondation pour la promotion de la culture et du patrimoine chrétiens, financée par Rosatom, a justement rendu récemment visite au primat Sawa à Varsovie et, bien que celui-ci nie que ce soit le cas, les représentants de cette fondation assurent avoir cofinancé la construction d’une nouvelle église orthodoxe à Varsovie. Une telle dépendance financière peut laisser planer un doute sur l’autonomie réelle de l’Église orthodoxe polonaise par rapport à son église sœur en Russie et pour Panasiuk, c’est un secret de polichinelle que les autorités de la Fédération de Russie ne reculent devant rien pour soumettre les autres Églises orthodoxes.
Or l’enjeu de la guerre en Ukraine a aussi une dimension religieuse puisqu’une proportion importante des fidèles pratiquants et recevant des sacrements au sein l’Église orthodoxe affiliée au patriarcat de Moscou sont des Ukrainiens, la pratique religieuse en Russie même étant très réduite (7 % de Russes, musulmans compris, ont une pratique religieuse hebdomadaire contre 17 % des Ukrainiens, selon une étude Pew Research Center de 2018). Ces orthodoxes ukrainiens ont non seulement de plus en plus tendance à prendre leurs distances par rapport à leur Église mère à Moscou, mais un nombre croissant de fidèles et de prêtres l’abandonnent même pour rejoindre l’Église orthodoxe d’Ukraine affiliée au patriarcat de Kiev. Alors que 52 % des fidèles du patriarcat de Moscou en Ukraine seraient désormais favorables à une séparation de la branche ukrainienne de cette église selon un sondage Rejtynh du 10 mars, même le métropolite Onuphre, métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine affilié au patriarcat de Moscou, a condamné cette guerre que le patriarche Cyrille défend, et il l’a fait en des termes plus durs que le métropolite de Varsovie. Dès le 24 février, dans les premières heures de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Onuphre déclarait en effet : « En ce moment tragique, nous exprimons notre amour et notre soutien particuliers à nos soldats qui montent la garde et défendent notre terre, notre peuple ». Et il appelait Poutine à « arrêter immédiatement la guerre fratricide » qui est « une répétition du péché de Caïn ».