La maladie qui s’est aujourd’hui emparée des élites européennes n’est pas inconnue de l’histoire. On peut en citer nombreux exemples, comme l’ancien « Plan Vistule » des communistes polonais ou d’autres encore plus caractéristiques de la folie du pouvoir.
Un article de Rafał Ziemkiewicz publié en anglais sur Sovereignty.pl. Pour voir la version intégrale en anglais sur Sovereignty.pl, cliquez ici.
Les gens qui ont vécu en Pologne sous ce communisme qui se qualifiait lui-même de « socialisme réel » conservent tous leur propre mémoire de cette époque. Pour moi personnellement, son symbole restera toujours le « Plan Vistule ». Peu se souviennent aujourd’hui de ce programme, annoncé en grande pompe en 1978, à la fin du règne d’Edward Gierek. Alors que l’échec de sa tentative de modernisation civilisationnelle et économique du système soviétique devenait déjà évident, Gierek et le parti communiste ne voulaient pas l’admettre. « Faisons de la Vistule un symbole de l’épanouissement de la Pologne socialiste, une route vers l’avenir ! » Tel fut le slogan lancé par le Parti, et tout l’appareil de pouvoir et sa propagande le reprirent avec zèle.
Pourquoi donc, parmi les nombreuses manifestations cette gigantomanie voulant camoufler la décomposition du système et parmi tous les investissements ratés de cette période, le projet qui m’est resté mémoire a été l’annonce de la régulation du plus grand fleuve de Pologne et la création d’un vaste système de canaux et d’écluses, comme en France et en Allemagne, pour le transport des marchandises par voie d’eau ? Pour une raison simple : mon père travaillait sur la Vistule, dans l’administration des voies navigables. Il avait accepté cet emploi semi-administratif quand il avait fondé une famille, pour mettre fin à sa vie de nomade errant d’un chantier à l’autre, mais, en plus de son diplôme de droit administratif, il était aussi, de par son premier diplôme, ingénieur en constructions hydrologiques. Il connaissait donc parfaitement les sujets concernés par les annonces triomphales des journaux télévisés du soir et nous donnait sa propre version avec un mélange d’amusement et de résignation.
Dans le cadre du plan national de régulation de la Vistule, la construction d’un barrage à tel endroit vient de commencer, annonçait la télévision en montrant des discours, des coupures de ruban et des bennes ou des bétonnières tournant derrière les officiels. Et mon père riait, parce qu’il connaissait l’endroit, et il nous expliquait alors que pour commencer la construction, il faudrait d’abord déplacer tant de dizaines de milliers de mètres cubes de terre et couler tant de béton. Or, il n’y avait qu’un étroit chemin de terre et la voie ferrée la plus proche était à quelques dizaines de kilomètres ! Et même s’il y avait eu moyen d’amener le béton et les machines, tout le monde savait bien que ces choses-là manquaient. Il n’empêche : un présentateur de télévision ou un camarade du Parti invité montrait sur une carte impressionnante l’emplacement d’une écluse, d’un canal, de barrages et de réservoirs, et les avantages énormes que tout cela apporterait. De notre côté de la télévision, mon père calculait la quantité d’acier, de pierre, de ciment, de wagons et d’essence nécessaires, et aussi le nombre d’ouvriers qu’il faudrait employer et pour combien de temps, et il en ressortait à chaque fois que le « Plan Vistule » n’était que rêveries absurdes.
(…)
Quand j’observe la succession d’offensives politiques de l’Union européenne et de débats au Parlement européen ou de conclusions du Conseil européen, je vois aujourd’hui exactement la même chose que mon défunt père, contraint qu’il était d’écouter les annonces triomphalistes sur la régulation de la Vistule et l’expansion des voies navigables au cours de la décennie à venir. Les plans annoncés à grand bruit pour réduire les émissions de CO2, convertir l’économie européenne aux nouvelles technologies et nouvelles sources d’énergie, atteindre le niveau d’innovation des États-Unis et de la Chine en l’espace d’une décennie, ou même simplement relocaliser les immigrants, tiennent autant du bon sens que le traçage sur les cartes de l’époque communiste de barrages et canaux sans tenir compte des forces et ressources disponibles nécessaires pour concrétiser ces visions.
Prenons l’exemple récent des immigrants. Pour des raisons idéologiques, personne au sein de l’establishment européen n’ose chercher à limiter l’immigration comme solution au problème. La seule solution politiquement correcte est d’obliger les pays un peu éloignés des grandes routes d’immigration à prendre en charge une partie du problème. Les eurocrates fixent donc des limites et des sanctions financières, ce qui est en soi une absurdité criante et raciste comparée au traitement dédaigneux des réfugiés de guerre d’Ukraine. L’UE n’a en effet affecté que quelques dizaines d’euros par tête pour aider ces derniers, alors que la sanction pour refus d’accueillir un immigré d’Afrique ou du Moyen-Orient s’élève à plus de 20.000 euros. Admettons que tous les gouvernements nationaux acceptent de se soumettre et de prendre en charge les quotas de migrants fixés. Comment inciter ces migrants à la relocalisation ? Ce n’est un secret pour personne que, par exemple, les « boat-people » de Libye se dirigent vers l’Italie parce qu’ils y ont déjà de la famille et des moyens de subsistance, ou que les migrants des anciennes colonies françaises veulent être en France et pas ailleurs. Ce n’est pas un secret non plus qu’il y a, dans les pays d’Europe occidentale, un grand nombre de migrants faisant l’objet d’une décision judiciaire d’expulsion qui refusent tout simplement de quitter le pays, sans que personne ne puisse les y contraindre.
Où sont les forces de police qui chargeront les migrants dans des wagons et les emmèneront, par exemple, en Pologne ? Et même si cette UE qui, depuis des années, ne trouve pas les moyens de financer convenablement l’agence Frontex surveillant ses frontières, met en place une telle force et que celle-ci agit avec autant de détermination que la police néerlandaise ou française pour disperser les manifestations antigouvernementales, comment la Pologne, par exemple, est-elle censée garder à l’intérieur de ses frontières des migrants qui s’enfuiront à la première occasion ? Doit-elle construire des camps entourés de barbelés ?
Mais la question de la relocalisation n’est rien à côté du « Green Deal », du programme « Fit for 55 » et des autres grandes visions pour sauver la planète de l’anéantissement climatique et, par la même occasion, faire de l’industrie européenne un leader mondial en matière de technologies « vertes ». Nous allons réduire de moitié les émissions de CO2 d’ici vingt… que dis-je vingt, d’ici quinze ans ! Avec la même facilité que le plénum du comité central du parti communiste fixait des dates pour l’achèvement des étapes successives de la « voie socialiste vers l’avenir », la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil européen votent triomphalement des durcissements successifs des « objectifs ».
(…)
La maladie qui s’est emparée des élites européennes n’est pas inconnue de l’histoire. De nombreux exemples peuvent être cités, plus parlants encore que le « Plan Vistule » des communistes polonais. Le camarade Staline, à la fin de sa vie, a fait glisser son doigt sur une carte de l’URSS, juste au-dessus du cercle polaire, et il a ordonné : ici, vous construirez une ligne de chemin de fer. Personne n’osa lui dire qu’aucune voie ferrée ne pouvait être posée dans cette zone. Ils se mirent donc au travail. Pour gagner du temps, ils commencèrent par ce qui était faisable : la construction des gares. Aujourd’hui encore, dans le nord de la Sibérie, on peut voir l’image surréaliste de gares ferroviaires complètes, avec des bâtiments, des rampes, des pompes et des basculeurs de wagon dans la nature sauvage, là où aucun chemin de fer n’existe ni ne peut exister. On trouve une histoire similaire dans Le Négus de Ryszard Kapuściński : alors que la monarchie éthiopienne s’effondrait, l’empereur a ordonné la construction de grandes marches sur le Nil. Et personne ne lui a dit pourquoi cela ne pouvait pas être construit non plus.
Barbara Tuchman a consacré un essai très documenté à ce phénomène, qu’elle a appelé la « folie du pouvoir ». Quiconque connaît les nombreux exemples historiques évoqués dans cet essai peut facilement décerner tous les symptômes de cette folie dans l’Union européenne d’aujourd’hui, même si nous n’avons pas dans l’UE de dictateur dont les subordonnés auraient peur de lui dire comment la réalité s’articule avec ses idées. Pas besoin de cela : nous avons à la place une vaste bureaucratie qui s’est complètement affranchie de tout contrôle démocratique, qui s’est enfermée dans un monde de dogmes idéologiques, de rêves de pouvoir et de relations personnelles, et qui refuse fermement de reconnaître les faits gênants.
—
Traduction : Visegrád Post