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Le tournant qui vient en Europe de l’Est

Temps de lecture : 5 minutes

Article publié originellement en anglais sur GeopoliticalFutures, avec le titre « A shift is emerging in Eastern Europe ».
Par George Friedman.

Les vues exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles du Visegrád Post.


Comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai passé ces dernières semaines en Europe. J’ai terminé mon voyage la semaine dernière avec une visite de Varsovie et de Budapest. Les deux capitales sont inquiètes à cause de problèmes économiques, résistent aux revendications de l’Union européenne sur leur souveraineté et, surtout, sur leur sécurité nationale à long terme. Ce qui est ressorti de plus intéressant de mes réunions aura été le changement subtil dans la façon dont Varsovie et Budapest voient maintenant leurs principales menaces.

Pour les Polonais, les Russes sont depuis longtemps le principal problème. Ils voient l’éventualité d’une manœuvre russe contre les pays baltes et sont profondément préoccupés par la faiblesse militaire de l’OTAN. Pour eux, si les Russes décident d’un coup décisif, seuls les Américains seraient en mesure d’apporter une force importante pour tenir, et cette force prendrait des mois à arriver. Ce n’est pas qu’ils attendent une attaque. Mais si une attaque se produisait, elle aura très probablement lieu dans les pays baltes, et les Polonais porteraient la majeure partie du fardeau de la résistance. Les Polonais ont fait des efforts considérables dans la construction d’une armée, mais ils ne pourront retenir les Russes seuls. Compte tenu de la faiblesse des Européens et de la distance des États-Unis dans la région, ils se sentent isolés.

Le président russe Vladimir Poutine et le premier ministre hongrois Viktor Orbán à Budapest, le 2 février 2017.

Les Hongrois ont adopté une vision différente de la situation. Ils se méfient aussi des Russes, ayant également vécu l’occupation. Mais ils savent que les Européens sont faibles et que les Américains sont distants. Par conséquent, la solution hongroise est d’essayer de parvenir à une compréhension avec les Russes. La Hongrie tente de rassurer les Russes en avançant qu’elle ne représente aucune menace en utilisant la distance que l’administration de l’ancien président Barack Obama a créée avec la Hongrie comme garantie pour la Russie. Les États-Unis sous Obama étaient hostiles au gouvernement hongrois à cause de ce qu’ils considéraient comme des violations des droits de l’homme, et ce que le gouvernement hongrois considérait comme de l’autodétermination nationale. Dans l’un ou l’autre cas, le résultat fut que la Hongrie, aliénée des États-Unis et méfiante de la Russie, pourrait montrer aux Russes que Budapest ne devrait pas être sur le radar de Moscou.

Durant cette visite, cependant, j’ai remarqué un changement subtil. Les Hongrois, qui avaient feint leur manque de préoccupation au sujet des Russes, étaient beaucoup moins inquiets. De manière plus surprenante, les Polonais également. La principale raison en est la réalité économique à long terme de la Russie. Avec le pétrole à 50 $ le baril et aucune fin en vue pour les problèmes économiques de Moscou, la capacité de la Russie à moderniser son armée est limitée. En tout état de cause, les Russes auront besoin de plus de deux ans pour relever leur armée de son déclin. La menace de l’est n’a pas disparue, mais elle est suffisamment réduite pour se pencher sur d’autres préoccupations et façons de protéger cette région contre les menaces externes.

Une idée a été soulevée rarement mais de manière déterminée : remplacer la stratégie de l’Intermarium par la stratégie des Trois Mers, à savoir les mers Noire, de la Baltique, et de l’Adriatique. J’ai souvent écrit sur l’Intermarium. Cela commence par l’hypothèse que l’Europe ne protégera pas ses frontières orientales contre une menace russe. Par conséquent, les pays d’Europe de l’Est sont laissés à leurs propres capacités et aux lointains États-Unis. S’ils agissent séparément, les Russes les cueilleront. Par conséquent, une alliance doit être formée de la mer Baltique à la mer Noire, composée des pays baltes, de la Pologne, de la Slovaquie, de la Hongrie et de la Roumanie. Dans sa forme la plus logique, il s’agirait de la Turquie, de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan. Cela contiendrait la plus grande partie de la Russie européenne.

J’avais également prédit que la Turquie émergerait comme grande puissance régionale. Compte tenu de l’instabilité de la Turquie depuis la tentative de coup d’État, beaucoup diront que cela n’est plus possible. À mon avis, les conséquences du coup d’État ouvrent la porte à une Turquie plus puissante. Le pays a dû s’attaquer à la réconciliation de sa population laïque et musulmane. Ce ne sera pas une réconciliation agréable, mais l’intention est de créer une Turquie dans laquelle les énormes populations laïques et musulmanes pourront forger un pays ensemble. Comme cela ne se fera pas aisément, le président Recep Tayyip Erdoğan est maintenant en mesure pour tenter de le faire par la contrainte.

Indépendamment de mon point de vue, j’ai eu l’impression, en particulier en Hongrie et en Roumanie lors de mes voyages passés, qu’ils perçoivent une augmentation significative de la puissance turque, qu’ils considèrent comme une menace pour la région. Cela conduit à l’idée d’une alliance des Trois Mers. Cette initiative élargirait le concept d’Intermarium en mettant l’accent sur la Turquie en plus de la Russie. Dans certains scénarios, l’alliance serait étendue vers l’ouest pour inclure la Tchéquie et même l’Autriche. Plus important encore, cette alliance s’étendrait vers le sud dans les Balkans.

La motivation immédiate semble être de créer une force qui pourrait bloquer le mouvement des réfugiés syriens dans les Balkans et vers le reste de l’Europe. Mais le concept va un peu plus loin. Il semble que la Turquie nourrit le désir de répandre son influence dans plusieurs directions : vers le sud dans le monde arabe, à l’ouest dans la Méditerranée et au nord-ouest dans les Balkans. Cela fait écho à l’empire ottoman, qui ne s’étendait pas dans ces régions par hasard. Lorsque la Turquie est puissante, la géographie l’amène à s’étendre de cette façon.

Une autre préoccupation qui sous-tend cette alliance est que la Turquie pourrait utiliser ses relations commerciales avec les pays balkaniques qui ont de grandes populations musulmanes (en particulier l’Albanie et la Bosnie) pour créer une base politique dans la région. Si cela devait arriver, les Turcs auraient de nombreuses options possibles. Pour la Hongrie, qui a passé un siècle sous la domination turque et a un sens de l’histoire où les siècles ne sont que des jours, c’est une menace réelle. Mais les Polonais semblent également partager cette peur.

Dans la stratégie des Trois Mers, les pays d’Europe de l’Est passeraient d’une position passive vis à vis du comportement russe, à une tentative active d’intégrer les Balkans dans leur alliance. Cela impliquerait les Russes – alliés des Serbes – tout comme les Turcs qui pressent leur incursion. Les Russes, les Turcs et une région qui ressemblent à peu près à l’Empire des Habsbourg se mêlant des Balkans est une vieille histoire qui finit mal d’habitude.

Toute la discussion dans la région est théorique. Et puisque le noyau de l’Intermarium n’a pas encore pris forme, la Hongrie étant particulièrement méfiante qu’il ne s’agisse que d’un groupement anti-russe, nous pouvons pour le moment classer ceci comme une spéculation géopolitique. La vision que j’ai exposée précédemment est celle que je soutiens ici : un tel groupe émergera, mais nous en sommes encore au moins à une décennie et, d’ailleurs, aussi d’une Turquie prête à devenir une puissance régionale. Il leur faudra régler beaucoup de choses en interne avant.

Cependant, il y a un ferment dans la région, et cela s’explique par l’affaiblissement de l’Union européenne et la perception d’un déclin de la Russie. Les pays d’Europe de l’Est ont perdu confiance en ce que les Européens puissent prendre des risques pour eux. Ils s’inquiètent de la Russie, mais pas autant que précédemment. Et ils notent à quel point les Turcs, assis à la table avec la Russie et les États-Unis, ont déjà fait comme avancées.

La principale question est la position américaine. À l’heure actuelle, les États-Unis sont en retrait de l’implication étrangère croissante et soutenir ce concept émergent n’est pas au programme. Tout comme il ne l’est pas non plus pour les pays de la région. Mais l’évolution des discussions et ce que cela traduit de la vision du monde de l’Europe de l’Est est remarquable. La région est à bien des égards un sismographe hyper-sensible des changements géopolitiques.

Traduit de l’anglais par le Visegrád Post.

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