Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Jeudi dernier, comme nous en informe l’agence roumaine Agerpres, le Moniteur Officiel roumain a publié la décision par laquelle le nouveau Premier Ministre roumain, Mihai Tudose (entré en fonctions le 29 juin), nomme l’avocat Gheorghe Piperea au poste de conseiller honorifique du premier ministre, en remplacement d’Eugen Teodorovici, qui avait été nommé lors de son entrée en fonction, mais dont il a entre temps « accepté » (sous-entendu : demandé) la démission, pour ne pas avoir respecté la « discipline de communication » en vigueur dans son équipe.
Compte tenu des propos auxquels cet euphémisme fait référence (Teodorovici avait, sous couvert d’ironie, pratiquement accusé son propre gouvernement de manipuler les indicateurs macro-économiques, et notamment celui du déficit public), on peut soupçonner que le divorce Tudose / Teodorovici traduit bien davantage que de simples divergences stylistiques.
Ancien ministre des Fonds européens et ancien ministre des Finances du dernier gouvernement Ponta, Teodorovici était arrivé en politique équipé d’un master en « Relations internationales et Intégration Européenne » ; sa génération (il avait 18 ans en 1989) porte clairement l’empreinte de la pensée unique néo-libérale des années 1990. Par conséquent, même si ses liens avec V. Ponta (notoirement lié à la « communauté du renseignement » roumaine) et d’autres indices biographiques peuvent laisser des doutes, il n’est pas nécessaire de présupposer une quelconque manipulation ou infiltration pour expliquer la « glissade verbale » qui, au bout de 21 jours seulement, lui a coûté son poste. Ses propos sur les chiffres du déficit public (qui seraient « négociés au sein du parti ») recouvrent probablement – comme dans la plupart des pays du monde ! – une réalité : connaissant les us roumains, on serait fort surpris d’apprendre qu’on se prive à Bucarest des bienfaits – si appréciés de Washington à Moscou, en passant par Londres, Paris et Berlin – de la « cosmétique comptable ». Néanmoins, le contexte dans lequel est apparue cette « petite phrase » n’est pas anodin, car c’est celui d’une offensive politico-médiatique généralisée des ennemis du PSD au pouvoir, et, au sein du PSD, des ennemis de la ligne Dragnea (dominante au sein du parti), contre la politique économique des derniers gouvernements PSD, qu’on peut grosso modo qualifier de néo-keynésienne (augmentation du SMIC et des minima sociaux, relance par la demande), avec quelques aspects timides de néo-gaullisme (projet d’un fond souverain). Dans un tel contexte, Eugen Teodorovici ne pouvait pas ignorer que la critique qu’il laissait échapper serait interprétée, au-delà de la dimension strictement méthodologique, comme un appel à revenir aux désastreuses politiques d’austérité des années 2000, que son ancien chef V. Ponta avait commencé à remettre en cause, mais qui n’ont été réellement abandonnées qu’après le raz-de-marée électoral PSD de décembre 2016.
Néanmoins, Teodorovici devait en partie son poste de conseiller à sa fidélité politique à la ligne Dragnea (à la surprise générale, il avait, le mois dernier, voté en faveur de la motion de censure qui a provoqué la chute du gouvernement Grindeanu, désapprouvé par le parti), si bien qu’on peut laisser à sa sincérité le bénéfice du doute, car, pour ce néo-libéral convaincu, l’austérité constitue probablement la seule solution envisageable. En effet, la politique néo-keynésienne en cours, qui semble déjà porter ses fruits, n’a qu’un défaut majeur, qui est que les rentrées fiscales actuelles ne permettent pas de la financer. C’est ici que la boite à outil d’un économiste néo-libéral, même « social-démocrate » atteint ses limites. Du fait de son formatage mental, Teodorovici est probablement incapable d’envisager une amélioration de la recette fiscale en dehors de solutions comme des hausses de TVA, que le PSD refuse à bon droit, car elles seraient non seulement impopulaires, mais aussi très probablement contre-productives. Et pourtant, une analyse à froid de l’économie roumaine actuelle montre clairement que des solutions existent, mais leur « hétérodoxie » les place très certainement au-delà de l’horizon intellectuel d’Eugen Teodorovici.
Voilà pourquoi la nomination, en remplacement dudit Teodorovici, de Gheorghe Piperea a constitué un coup de tonnerre – certes discret, car perceptible uniquement par l’ouïe de ceux qui ont été initiés à la politique économique, mais un coup de tonnerre quand même.
Il se trouve en effet que Piperea, à travers une activité de blogueur très remarquée ces derniers mois, fait partie – et pas parmi les derniers – de ceux dont l’analyse économique dessine en creux le profil de ces solutions « hétérodoxes » dont un Teodorovici n’ose, semble-t-il, même pas cauchemarder.
Ecoutons-le (je traduis une partie d’un statut de sa page Facebook) :
« … 82% du PIB roumain est « produit » par les entreprises multinationales [ndt. : les guillemets constituent probablement une allusion au fait que le personnel est presque exclusivement roumain, les capitaux presque exclusivement étrangers, et l’apport technologique extérieur souvent minime]. Personne ne peut faire concurrence à ces multinationales, d’autant plus que, comme le constatait hypocritement Isărescu il y a quelques jours, les entreprises roumaines ne peuvent pas compter sur les banques [roumaines] pour les capitaliser et les financer [ndt. : l’adverbe « hypocritement » est de toute évidence une allusion au fait que Mugur Isărescu est l’indéboulonnable directeur de la banque centrale roumaine, qui joue un rôle non négligeable dans « l’apartheid des taux d’intérêts » – pour reprendre une expression forgée par Max Keiser – qui pénalise les PME roumaines, tout comme les PME hongroises, polonaises et l’ensemble de l’UE hors-zone euro]. Les multinationales ne se font pas non plus concurrence entre elles, étant donné que, avec un sans-gêne dépassant celui de la Chine « communiste », elles se sont réparti les secteurs de l’économie [roumaine], de façon à ne pas se marcher sur les pieds. Que les sceptiques regardent un peu comment a été répartie la distribution de l’électricité ou du gaz, la production de ciment et l’oligopole bancaire. Et ils verront que cette division du marché est un partage de proie. Pour tout observateur honnête et raisonnable, il est évident que la province Roumanie est un paradis des multinationales.(…) Quant aux entreprises roumaines, non seulement elles sont obligées de se faire concurrence pour survivre, mais elle doivent en plus subir la concurrence d’entreprises qui appartiennent directement aux services secrets (…) Pour ne rien dire des agents sous couverture infiltrés dans la direction des « concurrents », voire à l’intérieur de leurs propres structures, des agents sous couverture de la presse et des agents sous semi-couverture du service fiscal anti-fraude, qui concentre toujours son attention sur les entreprises roumaines, et jamais sur les multinationales. Economie « libre » et « de marché », la Roumanie a éjecté par faillite plus de 250 000 entreprises roumaines entre 2009 et 2016, plongeant aussi dans la faillite, pendant la même période, un million de personnes, c’est-à-dire un salarié roumain sur cinq. En 2015, les multinationales ont eu en Roumanie un chiffre d’affaires de 250 milliards de lei [ndt. : 55 milliards d’euros], et malgré cela, l’impôt sur le profit collecté sur ces dernières a été de 3 milliards de lei [ndt. : 650 millions d’euros]. »
Eléments de contexte : avant sa saillie sur les déficits publics, Teodorovici avait critiqué le projet qu’a Tudose d’imposer les multinationales sur le chiffre d’affaire (et non sur le profit), loi qui neutraliserait effectivement les schémas d’optimisation fiscale élaborés pour lesdites multinationales par les « Big Four » de la comptabilité. L’insistance de Piperea sur « impôt sur le profit » n’est donc pas gratuite.
Notons avant tout que ces propos ont été repris, jeudi dernier, sur le site de la chaîne de télévision DIGI24, engagée dans une offensive de propagande sans précédent contre le pouvoir en place à Bucarest. Le but de cette publication était sans aucun doute « d’outer » les opinions hétérodoxes de Piperea (quoique ces dernières, publiées sur Facebook, puissent difficilement passer pour secrètes), probablement dans l’espoir que le « scandale » qu’elles sont censées susciter allait inciter Tudose à revenir sur sa décision. Cinq jours ont passé depuis lors, sans qu’aucune terreur ne semble s’emparer du gouvernement, qui pourrait bien s’être finalement lassé de toujours tendre l’autre joue après les innombrables offensives du camp pro-occidental et autres traîtrises des infiltrés de la « communauté du renseignement ».
Comme on le voit, il serait non seulement simpliste, mais carrément faux d’interpréter la nomination de Piperea, selon des habitudes dictées – dans le meilleur des cas – par la paresse intellectuelle, comme « un coup de barre à gauche » ou « à droite » du très modéré et hésitant pouvoir roumain sous étendard PSD-ALDE. En réalité, l’extrait traduit illustre plutôt les critiques adressées par ce qu’on pourrait appeler un « paléo-libéral » à la fausse économie de marché roumaine, vérolée d’une part par l’emprise coloniale des multinationales sur les structures de l’Etat et de la fiscalité (une emprise qu’un néo-libéral euro-compatible comme Teodorovici n’imagine même pas pouvoir un jour relâcher), d’autre part par la dimension économique d’un Etat profond roumain dominé par des services dits « secrets », avec lequel son prédécesseur, ancien ministre de V. Ponta, avait au moins des liens indirects. Les analogies qui s’imposent sont donc plutôt à chercher du côté des politiques mixtes, sociales-souverainistes, qui, de V. Orbán à A. Vučić en passant par I. Dodon, semblent aujourd’hui susciter l’enthousiasme plébiscitaire des peuples de la région, pour la plus grande frustration des eurocrates merkéliens et de leurs alliés locaux. Deux jours après la nomination de Piperea, à 250 km au nord de Bucarest, V. Orbán allait faire remarquer que les « sociaux-démocrates (…) ont cessé d’être de vrais sociaux-démocrates », ayant « perdu leurs prolétariats » et fait leurs les intérêts économiques du néo-libéralisme. Gageons que Gh. Piperea serait prêt à contresigner ce propos.
Même s’il s’abstient généralement soigneusement d’employer le vocabulaire révolutionnaire anticolonial d’un Ilie Șerbănescu, l’extrait traduit montre clairement que Piperea sait non seulement compter, mais qu’il comprend aussi en profondeur la politique bancaire, et – à en juger par le commentaire allusif concernant la banque centrale – la politique monétaire. Sans suggérer explicitement des solutions aussi radicales que celles dont un Glaziev se fait l’écho en Russie, il est bien évident que Piperea a compris que l’apparente indépendance du leu roumain, du forint hongrois et des autres monnaies « nationales » de ce qu’on pourrait appeler la « zone pseudo-euro » est en réalité le principe structurant d’un bantoustan monétaire dans lequel les économies « nationales » n’ont droit, pour se défendre, ni à la dévaluation compétitive (comme la Chine, dont il a visiblement bien étudié les mécanismes de croissance), ni au crédit bon marché qu’implique l’appartenance à la zone euro (mais non la situation de pegging de facto dans laquelle ces pays se trouvent).
Comme il n’est pas certain que Tudose lui-même (et en général les politicien roumains provinciaux – à plus d’un sens de ce terme – de sa génération) comprennent ces mécanismes, l’arrivée dans l’antichambre du pouvoir d’un conseiller, aussi « honorifique » soit-il, qui, lui, les comprend, a donc de quoi donner des frissons à plus d’un eurocrate, à bien des caciques du système des banques centrales et, en tout état de cause, aux prédateurs économiques qui prospèrent actuellement en Roumanie, aux dépends de l’Etat roumain et de la société roumaine.