Par Bernadett Boór.
Hongrie – Arrivée à la caisse chez l’épicier, nul n’est surpris d’y voir de la gomme à mâcher, des piles, du chocolat…mais de l’eau parfumée ? Pourquoi y a-t-il des eaux au muguet, au jasmin ou à la lavande près de la caisse à l’approche de Pâques ?
Il faut savoir que de nos jours encore l’habitude du « locsolkodás » – littéralement, l’aspersion, l’arrosage, ndlt – persiste en Hongrie. Certes, jadis, toutes les filles du village étaient arrosées, afin qu’elles se transforment en belle fleur pour le lundi de Pâques. La coutume est moins pratiquée aujourd’hui, – surtout dans les grandes villes – mais à vrai dire, Dieu merci, il semblerait que cette coutume populaire connaisse une vraie renaissance. Et tout comme la grande tradition de la danse populaire a survécu à travers le mouvement « táncház » – sorte de bals populaires folk, ndlt -, l’arrosage de Pâques semble aussi emménager en ville, et sa dimension sociale pourrait perdurer.
Qu’est-ce donc que le « locsolkodás » ? Avec un flacon d’eau parfumée, ou – avec l’élégance négligée de la vieille école – avec un seau d’eau à la main, les jeunes hommes vont de maison en maison, tel un bon vigneron inspectant ses rangées de vignes, et guette chaque fille, n’attendant bien entendu que lui.
À vrai dire, c’est une coutume païenne, mais comme tant d’autres coutumes païennes, nous l’avons préservée dans le cadre des fêtes chrétiennes , et peut-être cette habitude du « locsolkodás » est-elle plus ancrée qu’on ne le penserait aux traditions de l’Eglise et des symboles… Arroser avec de l’eau est, depuis la nuit des temps, un symbole de purification. Et depuis le baptême de notre Seigneur Jésus Christ, cela a été élevé à un plus haut niveau, mais le principe est resté le même : se laver du passé, et faire naître un Homme nouveau, propre et vrai. D’ailleurs, les baptêmes d’adultes se font souvent à Pâques !
Aux arroseurs, les filles donnent en échange de l’arrosage un œuf. L’œuf quant à lui symbolise la renaissance, la fécondité et la vie nouvelle, et depuis Jésus Christ, sa signification symbolique s’est enrichie du symbole de la résurrection.
Les plus petits gaillards sont fiers de pouvoir aller arroser les jeunes filles, leur petite fiole dans la main, récitant gauchement leur comptine demandant l’autorisation aux filles de les arroser. Aujourd’hui, en ces temps érodant les rapports humains et les communautés, ce genre de tradition revêtent une importance particulière. Comme me le disait un de mes arroseurs de l’an dernier, ce jour est le seul où l’on est sûrs de se voir les uns les autres, de se parler et de s’entendre, au-delà du « face-control »… et ce, même si le cours de la vie a pu nous éloigner les uns des autres. Traditionnellement, les filles préparent des œufs rouges pour les arroseurs. C’est leur cadeau pour remercier l’intérêt porté par les arroseurs. Pendant un moment, le cadeau des filles aux arroseurs était généralement du chocolat ou de l’argent, mais au fur et à mesure que la tradition se polit (il en a été de même pour le mouvement « táncház » : « Que de source propre ! ») les vieilles habitudes reviennent : les œufs peints et gravés selon les vieilles techniques, avec des colorants naturels et des motifs populaires. Avant Pâques, les filles s’échangent leurs trucs et astuces pour imprimer les motifs sur leurs œufs, comme cuire les œufs dans un bouillon d’oignon vinaigré, ou bien utiliser des patrons prédécoupés, ou encore, utiliser de la cire d’abeille pour certains motifs. Le savoir se transmet alors de bouche à oreille : comment faire pour que la pelure d’oignon colore du mieux l’œuf, où se procurer les œufs les plus blancs possibles, comment préparer des œufs multicolores, ou bien on apprend à vider les œufs en soufflant le contenu hors de l’œuf via un tout petit trou par lequel passera la ficelle… Pff, 10 de vidés, encore cinq… on va bien y arriver !
Le « locsolkodás » est une tradition si bien gardée en Hongrie qu’à l’approche des vacances de Pâques, les jeunes gens prennent congés des filles de leur classe en leur souhaitant « Beaucoup d’arroseurs » ! Et les filles s’y préparent dûment : les jours précédents, elles se réunissent, cuisent les gâteaux destinés aux invités, peignent les œufs rouges traditionnels. C’est le « mandala » hongrois. L’œuf cuit ou vidé, mais décoré, que l’on donne en échange de l’arrosage, quand bien même ces œufs ne survivent pas toujours jusqu’à l’après-midi, le sol devenant bien glissant avec tous les seaux d’eau renversés aux fils des rencontres. Les œufs dans les poches des jeunes hommes cependant font souvent le bonheur de leurs mères, qui le lendemain peuvent se vanter de leurs délicieux gratins de pommes de terres et d’œufs colorés !
Les arroseurs passent ensuite la porte chacun leur tour, ou en groupe. Ceux qui conduisent bien entendu pourront goûter peut-être un sirop de sureau fait maison. Comment, vous aimez le gâteau aux noix ? Une recette de grand-mère ! Régalez-vous !
Et nous voilà tout sourire, parfois même incapables de parler, retrouvant des amis de l’école primaire… mais tout juste le temps de prendre des nouvelles de leur famille et les voilà qui doivent reprendre leur route ; c’est que d’autres les attendent, et qu’il est incorrect d’arriver l’après-midi : arriver l’après-midi, c’est être arrosé par les filles ! Ainsi donc nos amis reprennent leur chemin, mais pas sans une tournée d’adieu. Et bien sûr, comment ne pas goûter à la « Jánosáldás » – la « bénédiction de Jean », vin béni à la Saint-Jean, offert aux visiteurs sur le départ, ndlt. Bien entendu, aucune fille de Hongrie ne pourrait souffrir la honte de laisser repartir ses arroseurs sans leur offrir une bonne petite « pálinka » – eau de vie de fruit, ndlt – faite maison.
Il est important d’arroser toutes les femmes, pour qu’aucune ne fane. Jadis, la coutume ne concernait que les jeunes filles, mais aujourd’hui elle n’épargne pas les grand-mères…qui doivent cependant être arrosées comme de délicates petites fleurs, avec douceur.
On voit donc les bandes de jeunes garçons dans toutes les rues, une bouteille ou un seau à la main… bien entendu, les filles se préparent toujours des vêtements de rechange… mais, et c’est tout à l’honneur des garçons, ils apprennent tous par cœur une comptine d’arrosage, et il n’est pas rare qu’ils en écrivent eux-mêmes. La tradition se maintient elle-même. « Bien entendu que je prépare un nouveau poème cette année aussi, après tout, vous les filles vous avez passée une journée entière à peindre des œufs tous plus beaux les uns que les autres pour moi. Et je reçois toujours de magnifiques œufs rouges ! Je peux bien faire ça pour vous, non ? » m’a dit l’an dernier un de mes arroseurs.
Et puis le soir, une fois que tout le monde a eu le temps de dégriser, des bals d’arrosage se tiennent dans tout le pays. Cela ne concerne que les cercles les plus traditionnels, et les communautés rurales. Et alors, tous ceux qui souhaitent danser se retrouvent pour, jusqu’à l’aube, faire chauffer les planches sur la musique folklorique.
Il est intéressant de relever que la fête religieuse de Pâques et la tradition de l’arrosage ont, en Hongrie, tellement fusionné, qu’un prêtre de l’ouest de la Hongrie a même mis en place sa propre « bénédiction d’arrosage », qui consiste, le matin du lundi de Pâques, à faire une croix sur le front des femmes avec de l’huile sainte.
À Pâques, ceux qui sont plus attachés à la religion peuvent passer le Triduum dans des lieux saints, des églises ou des centres gérés par l’Eglise. Ces endroits sont innombrables, et on y attend les fidèles pour la liturgie et les contemplations. Certains y vont en famille, d’autres avec des amis, mais cette période d’avant Pâques ne porte pas sur la communauté mais plutôt sur soi, face à son âme. Ceux qui ne font pas de retraites vont en revanche à la messe de Pâques, qui est tout de même la fête la plus importante de la chrétienté. Après la résurrection du troisième jour, la liturgie de célébration, viennent les fêtes en famille : c’est l’heure du jambon avec du raifort – première consommation de viande après le Carême. Un incontournable des décorations de Pâques sont les rameaux de saule marsault, qui aura été béni au préalable lors du dimanche des Rameaux, et qui, pour des raisons climatiques, remplace les feuilles de palmiers et les branches d’olivier qui avaient alors servi à accueillir Jésus lors de son entrée dans Jérusalem. Sur ces rameaux, placés dans des vases, on accroche nos plus beaux œufs accumulés au fil des ans.
Pour les plus petits, on cache souvent des « nids » dans le jardin à l’aube de Pâques, afin qu’ils les cherchent du mieux qu’ils peuvent. Dans les nids, des lapins et des œufs en chocolat. Pour savoir en revanche pourquoi chez les Hongrois, les lapins pondent les œufs à Pâques, et quel est le lien avec l’arrosage, je pense qu’il faudrait demander aux jeunes hommes qui, dans l’après-midi du lundi de Pâques, chancelant et s’aidant les uns les autres à marcher pour tenter de rentrer. A priori, ils doivent avoir la réponse… mais reste à savoir s’ils seront en mesure de la donner.
Article rédigé pour le Visegrád Post et publié en hongrois sur le blog de l’auteur.