Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Au début des années 2000, la situation socio-politique de la Roumanie, en surface, ressemblait assez à l’image d’Epinal que colporte la presse occidentale mainstream quand il est question « d’Europe de l’Est ». Le pays – à l’exception d’une courte parenthèse « de droite » à la fin des années 1990 – était gouverné par d’anciens apparatchiks élus sur les listes d’un Parti Social-Démocrate qui, quoi qu’il s’en défende, représentait alors bel et bien l’héritier politique de l’ancien parti unique. La corruption était omniprésente, et surtout fort visible, car incluant une large frange de « petite corruption » (portant sur de petites sommes, notamment au niveau municipal) ; bien que « social-démocrate » et héritier d’une structure formellement marxiste, le pouvoir en place conservait en partie l’héritage du chauvinisme d’État grand-roumain qui avait caractérisé la Roumanie de Nicolae Ceaușescu, si bien que la minorité hongroise (la plus importante minorité ethnique du pays – et de l’UE –, représentée politiquement par son parti ethnique, l’UDMR / RMDSZ) restait sur la défensive, tentant tout au plus d’améliorer sa position de négociation en arbitrant au centre les jeux de formation de majorités au sein du parlement. Associant spontanément à la période communiste ce chauvinisme d’État (qui découle en réalité d’une très longue tradition antérieure à la dernière guerre), la population de langue hongroise, elle, manifestait une sympathie prudente, mais réelle pour l’opposition roumaine « de droite », qui se parait (discursivement) de « valeurs européennes », et risquait parfois quelques gestes timides de rapprochement à son endroit. L’intégration euro-atlantique (adhésion de la Roumanie à l’OTAN et à l’UE), qui intervint sur ces entrefaites, était censée mettre fin à tous les problèmes de la Roumanie en général, et de ses minorités mécontentes en particulier.
Et puis, les choses se sont gâtées. Arrivant au pouvoir en 2004, le candidat orange Traian Băsescu nomme au poste de ministre de la justice une ancienne boursière de la Central Europe University de Georges Soros : Monica Macovei. Déjà procureur sous Ceaușescu, cette dame de fer recyclé met alors en place un système qui verrouille l’État roumain bien plus efficacement que les réformes constitutionnelles de l’après-2010 reprochées en Hongrie au FIDESZ de Viktor Orbán – mais de façon bien moins démocratique ! Sous un vernis de pluralisme et de parlementarisme, la Roumanie redevient ce qu’elle avait été de 1948 à 1989 : un « État sécuriste », c’est-à-dire un État totalement dominé par les divers services secrets héritiers de la Securitate de Ceaușescu (à commencer par le SRI, service du renseignement interne). Depuis lors, le budget et les effectifs de ces services (qui dépassent en chiffres absolus ceux de pays comme la France !) n’ont jamais cessé de croître, tandis que leur immense pouvoir invisible (reposant sur leur implication dans l’économie) ne peut, par définition, pas être mesuré.
Servant de cache-sexe à cette reprise en main, une Direction Nationale Anti-corruption (DNA) court-circuite les mécanismes judiciaires classiques au moyen de procédures inspirées de la « lutte contre le terrorisme » des Occidentaux (dans le pays le moins violent d’Europe, où le terrorisme n’existe tout simplement pas !). Depuis lors, concrètement, « les services » (comme on les appelle ici) peuvent écouter n’importe qui sans mandat, ont accès à tous les dossiers policiers, notariaux etc., tandis que la DNA fait de la détention provisoire un usage si leste que même en Occident, il déjà fait l’objet de critiques acerbes. En pratique, on peut dire sans exagérer que l’habeas corpus, après une courte parenthèse d’application d’une quinzaine d’années après 1990, est à nouveau aboli en Roumanie, presque autant qu’avant 1989.
Jusqu’à présent, cet état de fait assez singulier a peu retenu l’attention en-dehors du pays. D’une part, parce que, sous les présidences de Traian Băsescu, plusieurs des rares organes de presse occidentaux s’intéressant aux PECO étaient discrètement financés et « orientés » par le réseau des Instituts Culturels Roumains, redevenus, dans la meilleure tradition de l’avant-1989, des nids d’agents politiques au service du régime. D’autre part, parce que, jusqu’à ces tous derniers mois, le « binôme » (pour reprendre le nom que la dissidence roumaine donne au tandem « services » + DNA) avait fait un usage assez modéré et intelligent de ce pouvoir discrétionnaire. La négociation et le chantage étant, en Roumanie, des mécanismes culturels bien huilés depuis longtemps, le binôme a pu, dans la plupart des cas, compter sur une sorte de complicité tacite de ses victimes, mises en joue mais rarement véritablement touchées, étant donné que, sur des dizaines de milliers de mises en examen, seule une fraction infime débouche sur des condamnations fermes (1138 en 2014, 713 en 2017 – alors que le nombre des mises en examen n’a jamais cessé d’augmenter !). Autre méthode de chantage judiciaire bien connue dès avant la création de la D.N.A. : les suspects – quand il s’agit de corrompus notoires – ne sont inculpés que pour les aspects les plus mineurs de leur activité délictuelle, ce qui permet de les maintenir en joue sans condamnation s’ils « se montrent coopératifs », et de les condamner à des peines légères dans le cas contraire (de façon à leur laisser « une dernière chance de se montrer raisonnables »).
Comme les campagnes électorales, dans ce pays exsangue, ne coutent pas beaucoup moins cher qu’ailleurs en Europe, il est bien évident qu’à moins d’avoir pu (comme les députés du jeune parti USR) compter directement sur l’argent des « ONG occidentales », tout député roumain parvenant à se faire élire est, par définition, à la merci du binôme. Dans ces conditions, ce que la presse occidentale, avec une fausse naïveté, appelle « le débat politique roumain » n’apparaît en réalité, à la surface des institution électives, qu’en cas de dissensions internes aux services. C’est notamment ce qui se produit depuis l’élection de Donald Trump : l’alternative Visegrad séduit de plus en plus de roumains, dans la société en général (très majoritairement hostile au projet cosmopolite/migratoire de Bruxelles), dans une partie des « services » et, avant tout, au sein de la fraction actuellement dominante du Parti Social Démocrate (PSD) au pouvoir, dirigée par Liviu Dragnea, qui voit dans une possible alliance Roumanie-Visegrad, sur le plan de la politique interne, la possibilité de rendre le parti plus indépendant du binôme, et, sur le plan géopolitique, une occasion d’alléger le joug de la sujétion politico-économique allemande.
D’où l’hystérie « anti-corruption » des milieux atlantistes roumains (à commencer par la « galaxie Soros »), qui traduit bien moins une recrudescence de la corruption (qui a en réalité reculé, notamment aux étages inférieurs du pouvoir) que la peur panique de voir le binôme perdre le contrôle de la politique gouvernementale.
Cette panique a-t-elle porté sur les nerfs de certains exécutants du binôme, qui finissent par prendre au sérieux l’idéologie de « tolérance zéro » dont ils abreuvent les médias depuis une décennie (en se gardant bien de l’appliquer) ? C’est ce que semblerait suggérer le cas de la récente condamnation d’une ancienne adjointe au maire, mère de deux enfants, à deux ans et huit mois fermes pour avoir accepté, pour les volontaires de son équipe, 60 billets de festival gratuits ( !) proposés par un homme d’affaires qui lui demandait uniquement d’accélérer (pas d’influencer) une procédure (parfaitement légale) d’autorisation de projet immobilier. Après tout, le 5 janvier 2017, une vice-recteur d’université (Doina Azoicăi) avait bien été condamnée à trois ans de prison avec sursis pour avoir accepté un service à café, tandis que nous rapportions ici même il y a deux mois le cas d’une cardiologue (Cecilia Chirvăsuţă) condamnée à 4 ans fermes pour un pot-de-vin de moins de 300€.
Oui et non. Mesdames Azoicăi et Chirvăsuţă, qui portent des noms bien roumains (moldaves, pour être exact), ont peut-être été, en effet, victimes du zèle tardif d’une administration un peu paniquée par l’écho international croissant de l’incroyable disproportion constatable entre le nombre des mises en examen et celui des condamnations fermes (aisément explicable par les raisons exposées ci-dessus).
Mais l’ancienne adjointe qui constitue le dernier cas en date de cette liste infamante s’appelle Anna Horváth (prénom et nom typiquement hongrois), et la ville dont elle a été adjointe au maire sur les listes de l’UDMR / RMDSZ est Cluj (en hongrois Kolozsvár). Du coup, cette condamnation soulève une vague d’indignation dans les rangs de cette minorité, qui estime être visée par une campagne d’intimidation. A tort ? C’est ce qu’on pourrait penser au vu des cas énumérés ci-dessus.
En réalité, leur sentiment est parfaitement justifié : depuis plus d’un an, la « justice » très sélective du binôme cible de plus en plus souvent les membres l’UDMR / RMDSZ, qu’on peut actuellement décrire comme la seconde cible préférentielle par ordre d’importance après le PSD de Liviu Dragnea. Prisonniers de leurs réflexes historiques, les formateurs d’opinion de ladite minorité ont tendance à y voir une continuité magyarophobe de l’appareil d’État roumain, oubliant un peu vite les caresses que leur administraient encore, il y a tout juste dix ans, les représentants politiques dudit binôme (comme Traian Băsescu, devenu entretemps un rhéteur magyarophobe de compétition). A vrai dire, la mise sous pression de l’UDMR / RMDSZ représente bel et bien un virage récent, dont les raisons n’ont rien de mystérieux. Il suffirait auxdits leaders minoritaires de suivre un peu la presse inféodée au binôme (comme le poste Realitatea TV) pour y constater que, depuis quelques mois, l’UDMR / RMDSZ y est systématiquement présentée comme un « instrument de Viktor Orbán », lequel s’apprêterait, avec « le feu vert de la Russie », à « récupérer la Transylvanie ». Ces absurdités incendiaires, prononcées sur des plateaux de télévision en présence de sommités académiques roumaines et de recteurs d’universités encensées par l’Occident, passent à des heures de grande audience. Et le fait politique que grossit et déforme le prisme de cette propagande de guerre, c’est la réalité d’un rapprochement croissant, d’une part entre l’UDMR / RMDSZ (qui a changé de peau avec l’affirmation à sa tête du jeune Hunor Kelemen) et le FIDESZ de Viktor Orbán, d’autre part entre le FIDESZ et la fraction dominante (Liviu Dragnea) du PSD au pouvoir à Bucarest.
Le « cas Anna Horváth » s’explique donc d’une part par la volonté du binôme de montrer à l’UDMR / RMDSZ qu’il est virtuellement prêt à tout pour le mettre au pas, mais aussi par son projet, assez visible, d’accroître les tensions interethniques en Transylvanie, dans l’espoir que le PSD, rattrapé par son passé chauvin, soit finalement obligé, pour des raisons de démagogie électorale, de renoncer à l’alliance hongroise, ergo au projet d’intégration Roumanie-Visegrad – et, par conséquent, à toute velléité d’indépendance face… audit binôme. Cette interprétation est soutenue par d’autres décisions de justice roumaines récentes, comme celle de la Cour Constitutionnelle (en date du 19 mars) qui sabote le compromis politique qu’avaient trouvé Orbán et Dragnea dans l’affaire du lycée catholique de Târgu-Mureș / Marosvásárhely.
Enfin, un détail de procédure (très gênant, au demeurant, du point de vue de l’intégrité du système judiciaire roumain) mérite ici toute notre attention : la condamnation frappant Anna Horváth est devenue ferme parce que cette dernière n’a pas accepté d’y souscrire, ce qui lui aurait permis de bénéficier de l’habituel sursis. Non seulement on découvre au passage que la justice roumaine dispose de moyens « légaux » d’intimidation des suspects afin de les amener à renoncer à leur droit d’appel, mais aussi et surtout, que l’UDMR / RMDSZ semble bien, cette fois-ci, avoir décidé de ne pas se laisser faire – hypothèse confirmée par sa réaction officielle, d’une grande véhémence : campagne par clips vidéo sur les réseaux sociaux, articles reprenant l’expression d’Anna Horváth (que nous avons-nous même cités ci-dessus), décrivant la Roumanie comme un « État sécuriste », etc..
Pour expliquer cette soudaine combativité de l’UDMR / RMDSZ, on peut certes évoquer la maladresse du binôme, qui, en l’occurrence, a assez mal choisi sa victime : femme relativement jeune, appréciée par sa communauté, mère de deux enfants, Anna Horváth est probablement trop jeune et trop peu importante politiquement pour avoir – quand bien même elle l’aurait voulu – trempé dans beaucoup d’affaires de corruption. D’autre part, on peut supposer que le renouvellement générationnel à la tête de l’UDMR / RMDSZ y a accru la proportion des dirigeants sur lesquels le binôme dispose de moins de moyens de pression (par chantage) que sur la génération précédente (symboliquement « relevée de ses fonctions » en janvier dernier lors de l’enterrement en grande pompe d’Attila Verestóy, « baron du bois » sicule qui incarnait de façon caricaturale la « vieille garde »). Enfin, on peut raisonnablement penser que la perspective d’une probable victoire du FIDESZ aux élections hongroises du 8 avril prochain conforte l’UDMR / RMDSZ dans l’idée qu’il n’a plus – comme dans les années 1990 et 2000 – le dos au mur.
Reste à expliquer aux « élites » urbaines hongroises de Transylvanie (mentalement fossilisées dans leurs idiosyncrasies libérales et anti-communistes) que, politiquement, leurs amis d’hier sont désormais leurs pires ennemis, et que la voie vers la paix ethnique passe par une intégration à Visegrad qui elle-même implique – comme l’a bien compris Viktor Orbán – une collaboration pragmatique avec le PSD. A en juger par les réactions visibles sur les réseaux sociaux, je crains que, là aussi, le renouvellement générationnel ne s’avère plus efficace que la pédagogie – assez inopérante face à l’inertie culturelle d’une minorité habituée à tout attendre d’un Occident qui est aujourd’hui l’allié objectif du chauvinisme institutionnel de l’État sécuriste roumain.