Par Olivier Bault.
Pologne et Lituanie – Si la Pologne et la Lituanie ont des intérêts communs à défendre face à l’Allemagne et la Russie – l’opposition contre le projet de gazoduc Nord Stream 2 est menée par la Pologne et les trois pays baltes –, elles ont eu au cours des années écoulées deux grandes pommes de discorde : les droits de la minorité polonaise en Lituanie et la raffinerie de Mažeikiai rachetée en 2006 par le Polonais PKN Orlen au Russe Yukos qui était en plein démantèlement.
Pour ce qui est de la minorité polonaise, le différend entre les deux pays porte sur la scolarisation en langue polonaise, la double signalisation des noms de rue et de municipalité, ainsi que l’utilisation des caractères polonais dans les documents d’identité lituaniens. Comme les deux autres républiques baltes – la Lettonie et l’Estonie –, la Lituanie cherche à se forger une identité homogène axée sur sa langue et sa culture nationale après des années de colonisation russe pendant l’occupation soviétique, et les Polonais font aussi les frais de cette politique. Ce que l’on sait moins en Pologne, c’est que les organisations de la minorité polonophone lituanienne sont très pro-russes et pro-Poutine, et que cela contribue sans doute à rendre les gouvernements qui se succèdent à Vilnius peu enclins à céder à leurs revendications, même si avec plus de 84 % de Lituaniens sur ses 2,8 millions d’habitants en tout, la Lituanie n’a pas vraiment à craindre le poids de la minorité russe (5,8 % de la population) ou polonaise (6,6 %).
Quant à la raffinerie de Mažeikiai, la seule raffinerie de pétrole des Pays baltes, si les Lituaniens avaient en principe tout intérêt à la voir entre les mains de la compagnie pétrolière publique polonaise PKN Orlen plutôt que du Russe Rosnieft, qui s’était également porté acquéreur, ils lui ont malgré tout fait subir toutes les misères possibles pendant de nombreuses années, à tel point que le gouvernement de Donald Tusk envisageait de s’en débarrasser en la cédant aux Russes. Pour donner une idée de l’ambiance qui régnait, les fameuses écoutes secrètes, dont la divulgation a beaucoup contribué à la défaite cuisante du parti de Donald Tusk aux élections de 2015, nous fournissent une conversation ayant eu lieu en février 2014 entre le ministre polonais des Affaires étrangères de l’époque, Radosław Sikorski, et le président de PKN Orlen Jacek Krawiec. Sur cet enregistrement, les deux Polonais se plaignent de l’attitude des Lituaniens qui font perdre des milliards à l’entreprise publique polonaise, ce qui leur vaut d’être qualifiés en bloc de « fils de p… » par Sikorski. Et l’idée des deux hommes, pour se débarrasser de cet investissement coûteux en se vengeant des Lituaniens, c’est de proposer au Russe Igor Setchine, président de Rosnieft et proche de Vladimir Poutine dans le gouvernement duquel il a été vice-premier ministre de 2008 à 2012, un paquet majoritaire d’actions de la raffinerie lituanienne. Le ministre des Affaires étrangères polonais explique au président de PKN Orlen qu’il va y perdre de l’argent, car Sotchine ne sera pas prêt à payer autant qu’il l’aurait fait en 2006, mais qu’il veut « éduquer les Lituaniens pour qu’ils comprennent qu’on ne chie pas gratuitement sur la Pologne » (sic). « Quand deux types se sauvent et qu’un ours apparaît », explique Sikorski à son interlocuteur, « tu en as un qui dit à l’autre : écoute, nous allons nous faire tuer tous les deux parce qu’aucun d’entre nous ne court aussi vite qu’un ours. Et le deuxième lui répond : c’est vrai, mais moi je cours plus vite que toi ».
L’ours, c’est bien sûr la Russie. Le Russe Transnieft avait coupé en juillet 2006 les livraisons de pétrole à la raffinerie de Mažeikiai après son rachat par PKN Orlen au nez et à la barbe des Russes, prétextant des problèmes techniques de leur oléoduc. Après « réparation », ils avaient repris les livraisons à la Biélorussie mais pas à la Lituanie. Par ailleurs, à l’automne 2006 un incendie avait causé de gros dégâts dans la raffinerie pour l’achat de laquelle PKN Orlen déboursa cette année-là 2,3 milliards de dollars. Avec les investissements ultérieurs, PKN Orlen a dépensé environ 4 milliards de dollars en tout pour l’acquisition de la raffinerie lituanienne rebaptisée en Orlen Lietuva.
Or en 2008 la compagnie ferroviaire lituanienne Lietuvos Geleżinkeliai (LG) a démonté les 19 km de voies qui reliaient la raffinerie à la ville lettone de Renge, ce qui obligeait désormais à Orlen Lietuva de faire emprunter à ses citernes un détour de 150 km en payant les coûts supplémentaires que lui facturait LG. Après des années de litige, en 2014 Orlen Lietuva a engagé une procédure d’arbitrage contre Lietuvos Geleżinkeliai et la Lituanie s’est vue infliger une amende de 28 millions d’euros par la Commission européenne. À l’issue de la procédure d’arbitrage, la compagnie ferroviaire lituanienne a aussi dû s’engager à reconstruire d’ici à 2019 la voie ferrée démontée en 2008.
Plutôt que de chercher à revendre la raffinerie lituanienne aux Russes comme envisageaient de le faire les libéraux de la Plateforme civique (PO), le très atlantiste gouvernement du PiS, aux commandes depuis l’automne 2015, a cherché à s’entendre avec les Lituaniens sur les différents dossiers épineux qui empoisonnaient les relations bilatérales depuis si longtemps. Dès décembre 2015, Mateusz Morawiecki, qui était encore à l’époque ministre du Développement et vice-premier ministre dans le gouvernement de Beata Szydło, informait ses partenaires lituaniens que la Pologne n’avait pas l’intention de vendre la raffinerie de Mažeikiai et il a au contraire discuté avec ses partenaires d’un projet d’oléoduc pour amener le pétrole de la raffinerie au port lituanien de Klaipėda. Précisons ici que l’oléoduc russe n’ayant toujours pas été « réparé », le pétrole brut traité par la raffinerie Orlen Lietuva est acheminé depuis le port lituanien de Būtingė. Cette situation illustre une fois de plus à quel point les hydrocarbures vendus par la Russie sont une arme politique entre les mains de Moscou avant d’être un commerce, ce qui explique pourquoi les pays d’Europe centrale et orientale s’opposent au projet de gazoduc Nord Stream 2 et cherchent à diversifier leurs fournitures de gaz et de pétrole quitte à payer un peu plus cher.
Au début du mois de mars de cette année, le désormais premier ministre polonais Mateusz Morawiecki rencontrait donc son homologue lituanien Saulius Skvernelis pour sceller le rapprochement entre les deux pays. Les accords signés à l’occasion de cette visite ont concerné non seulement la coopération énergétique, mais aussi les liaisons par ferry, la diffusion des chaînes de télévision polonaise dans le sud-est de la Lituanie, les échanges scolaires, la situation de la minorité polonaise en Lituanie et les questions liées à l’Union européenne où Pologne et Lituanie affichent des positions communes. Morawiecki en a profité pour remercier les Lituaniens de leur soutien sans faille à la Pologne dans le conflit qui oppose Varsovie à la Commission européenne.