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Gheorghe Piperea : « Les gens commencent à devenir eurosceptiques en Roumanie »

Temps de lecture : 17 minutes

Entretien avec Gheorghe Piperea, ancien conseiller du Premier ministre de Roumanie : « Les gens commencent à devenir eurosceptiques en Roumanie ».

En novembre 2017, à Bucarest, Raoul Weiss a interrogé pour le Visegrád Post l’avocat roumain spécialisé en droit des faillites Gheorghe Piperea, alors conseiller aux affaires économiques du Premier ministre de Roumanie. Me. Piperea a évoqué les faux-semblants de la lutte anti-corruption et des manifestations populaires qui ont émaillé la vie publique roumaine ces dernières années. Il a également expliqué l’impunité dont bénéficient les multinationales installées en Roumanie, en particulier dans le secteur bancaire, domaine d’expertise de Me. Piperea.

Raoul Weiss : Maître Piperea, merci de nous recevoir à votre cabinet bucarestois pour répondre aux questions de TV Libertés et du Visegrád Post. Vous êtes un avocat roumain spécialisé dans le droit des faillites. Cet été [2017], vous avez été nommé conseiller honorifique1 du Premier ministre Mihai Tudose2 ; au cours des mois précédents, vous vous êtes rendu célèbre par des prises de position publiques concernant, notamment, le droit bancaire.

En Europe, actuellement, la perception publique de la Roumanie est largement déterminée par l’opinion d’une minorité protestataire roumaine qui jouit des faveurs exclusives de la presse internationale ; de ce fait, elle est dominée par le leitmotiv de la corruption institutionnelle – dont on présuppose en général qu’elle est avant tout le fait de l’État. Dans cette perception, le système judiciaire roumain, au contraire, semble jouir d’une image irréprochable. Or, aux côtés des protestataires – et sponsorisant souvent leurs mouvements –, nous trouvons certaines des banques occidentales présentes en Roumanie (par exemple la banque Raiffeisen). Le système judiciaire et les banques seraient donc « le camp du bien », alors que l’État, lui, serait totalement corrompu : quels commentaires vous inspire cette vision de la situation actuelle ? Pensez-vous qu’elle corresponde à la réalité ?

Gheorghe Piperea : Non, pas du tout. Je tiens à commencer par vous dire que, malheureusement, depuis plus de trois ans, nous nous concentrons exclusivement, ou du moins excessivement, sur une partie minuscule du système judiciaire, qui n’est d’ailleurs pas aussi efficace que ne pourraient le laisser penser toutes les discussions et actions de lobbying auxquelles on assiste à ce propos, en Roumanie comme à l’étranger – y compris devant la Commission européenne.

Il s’agit d’à peu près 10 000 dossiers instruits par deux parquets spécialisés : le parquet anti-corruption3 et le parquet qui s’occupe de la lutte contre la criminalité économique. Or la justice roumaine ne se résume pas à 10 000 procès. Au rôle des tribunaux, au moment où nous parlons, se trouvent plus de 3 millions de dossiers, dont probablement 95% concernant, d’une façon ou d’une autre, des sociétés commerciales.

La deuxième précision que je voudrais apporter est la suivante : quand nous parlons de corruption, il est question d’un acte ambivalent – pour qu’il existe un corrompu, il doit exister un corrupteur. Pour qu’il existe un trafiquant d’influence, il doit exister un acheteur d’influence.

Or les corrupteurs et les acheteurs d’influence sont bien entendu des personnes disposant de beaucoup d’argent et décidés à défendre leurs intérêts. Ils le font soit en s’achetant des privilèges ou des positions privilégiées leur permettant de « prendre les devants de l’État » (pratique nommée « front-running » par les Américains), soit en conservant de tels privilèges. Nous reviendrons sur cette question de la conservation ou consolidation de tels privilèges, au point 3 ou 4 de cette discussion, étant donné que vous avez mentionné certaines banques. Il n’existe pas d’acte de corruption sans corrupteur.

Ce qui se produit actuellement en Roumanie crée une situation outrageante du point du vue du droit. C’est un système à deux poids et deux mesures :

* d’une part, une attitude extrêmement dure – quoique pas toujours efficace – contre les corrompus ;

* d’autre part, une attitude laxiste, frivole, à l’égard des corrupteurs, lesquels, à condition de devenir des dénonciateurs, peuvent échapper à la totalité de la peine qu’ils méritent – tout en conservant, bien entendu, les privilèges qu’ils ont achetés ou consolidés ;

Quant aux corrupteurs qui ont la chance d’être de grandes entreprises – et notamment des multinationales –, on leur laisse une paix royale.

En France ou en Grande-Bretagne, par exemple, on n’a pas eu peur de poursuivre Airbus, une entreprise géante, soupçonnée d’actes de corruption (en rapport avec des avions qu’elle aurait vendus aux Chinois en 2010 par l’intermédiaire d’un commissionnaire, auquel elle n’aurait pas versé la commission promise, et, le commissionnaire les ayant traînés en justice, on a découvert qu’ils avaient des fonds spéciaux destinés au paiement de commissions).

En Roumanie, quand il s’agit de Microsoft, de Monsanto ou d’autres sociétés comme EADS – qui est justement la société-mère d’Airbus –, soit aucune enquête n’est réalisée, soit les poursuites durent des années et finissent systématiquement en queue de poisson, de telle sorte qu’elles restent sans conséquences du point de vue du business.

J’ouvre ici une courte parenthèse consacrée à un détail qui m’irrite – d’autant plus qu’il provient du président4 de notre État, dont le rôle devrait être de veiller avant tout au respect de la Constitution, y compris le respect de la présomption d’innocence.

Quand il est question de corrompus et que le chef de l’État applique l’adjectif « pénal » à des hommes politiques qui ne sont pas (ou pas encore) sous le coup de condamnations pénales, cela signifie que la présomption d’innocence n’existe plus pour les hommes politiques – bien au contraire, on pourrait parler de présomption de culpabilité.

Alors que s’agissant des grandes entreprises – les détentrices du grand capital –, vous voyez bien comment on fait des affaires en Roumanie : le PIB roumain est réalisé à hauteur de 85% – peut-être même de 90% – par les 100 plus grandes entreprises « du » pays (présentes en Roumanie, mais qui – à 5 ou 6 exceptions près – ne sont pas la propriété de sociétés résidentes).

Voilà où on fait de l’argent chez nous, et beaucoup d’argent, grâce à des privilèges et à des situations de monopole. Or certains de ces privilèges consistent en un droit presque exclusif de passer contrat avec les autorités de l’État.

Quand ce genre d’entreprises font l’objet de poursuites pénales, elles devraient être éliminées des procédures d’appel d’offres, comme c’est le cas aux États-Unis, en Australie, au Canada, en France, en Italie, en Allemagne, en Grande-Bretagne.

En Roumanie, on ne le fait pas, bien au contraire : ici, ces entreprises considèrent – avec l’accord tacite des autorités roumaines, qui font preuve d’une grande faiblesse, et d’une bien trop grande tolérance vis-à-vis de ces privilèges – qu’elles jouissent d’un droit sacré au profit, même au prix de pratiques commerciales incorrectes, dont nous reparlerons un peu plus tard.

Je referme la parenthèse, pour revenir aux corrompus. Et voici le troisième élément que je souhaite introduire dans notre discussion. Moi, en tant que citoyen roumain, il est de mon intérêt – et ce, au plus haut point – que ce phénomène de corruption soit éradiqué, neutralisé, annihilé.

Il est de mon intérêt – et quand ce sujet se présente, j’en parle en termes très durs – que les corrompus, indifféremment de leur envergure en politique, soient punis, le plus vite possible, et sans me créer des frais inutiles.

Or que voit-on se produire ces derniers temps ? Sur 10 dossiers de corruption, au moins 6 se soldent par un acquittement, ou par des condamnations avec sursis, ce qui signifie que le condamné reste chez lui, à la maison, et y jouit comme avant de l’argent qu’il a volé ; qu’il soit homme politique ou homme d’affaires, c’est secondaire : il reste chez lui et y jouit de cet argent qu’il m’a volé et qu’il vous a volé.

Le deuxième phénomène qu’on remarque : il s’agit de faits vieux de 15 ans, qu’on ressort de la fosse, alors qu’à l’exception des crimes, tout délit devrait être prescrit au bout de 15 ans. Tout cela n’est qu’un spectacle : laisser une affaire au rôle pendant 15 ans, cela signifie dépenser des sommes colossales pour un dossier qui va déboucher sur un acquittement. Et mentionnons encore un aspect particulièrement dérangeant : ces corrompus, ces gens qui ont reçu [n.d.t. : abusivement] le stigmate de la corruption, ils vont être lavés de leurs larcins, et vont revenir en nous disant qu’ils sont innocents, qu’ils ont été victimes d’abus [judiciaires], et leurs véritables larcins, les faits réels vont être camouflés, plus personne ne s’y intéressera.

Au bout d’un moment, on se demande si ce combat [contre la corruption], si toute cette agitation n’est pas une mise en scène, avec son personnage négatif et son personnage positif (« good cop, bad cop »), qui débouche presque toujours (ou au moins dans 60% des cas) sur le blanchiment des péchés du corrompu.

J’ai l’impression d’assister à l’exécution d’un scénario, qui plus est doublé d’un système de deux poids et deux mesures à l’égard des grandes entreprises. Vous ne verrez jamais promenés, menottes aux mains, devant les caméras de télévision (procédé d’ailleurs prohibé par les directives européennes sur la présomption d’innocence), les dirigeants de Microsoft, d’EADS, de Siemens, de Monsanto etc. On ne leur intentera pas de poursuites pénales – parce que « ça ne se fait pas ». Au pire, ils vont se dédouaner par voie diplomatique : leur ambassadeur se pointe et nous dit : « Attends un peu, tu portes atteinte à nos intérêts commerciaux ! »

Ces deux poids et deux mesures me dérangent, parce que moi je crois en la démocratie, en l’égalité des chances, en l’égalité devant la loi : qu’on soit politicien ou magnat, résident ou expatrié, tous doivent respecter les mêmes lois, être soumis aux mêmes normes. Les deux poids et deux mesures nous font entrer dans une zone extrêmement dangereuse, extrêmement glissante, où les gens commencent à se demander si ce qu’ils voient est bien leur rêve démocratique, est bien cette Europe dont nous avons rêvé pendant tant d’années.

Point numéro quatre. Vous parliez de banques qui sponsorisent – ne serait-ce que par leur présence – ces mouvement de révolte anti-corruption. Bien entendu, tout un chacun a le droit de manifester, et de manifester contre n’importe quoi, c’est le principe de la démocratie – tout un chacun a même le droit de se tromper amèrement, chose qui arrive à beaucoup de ceux dont les seules sources d’information sont les pancartes et les hashtags. C’est leur droit, et dans une certaine mesure, je les félicite même de descendre dans la rue, de faire entendre leur voix – une voix aussi sonore et stridente.

Le problème, c’est ce qui se cache derrière ces manifestations. Quand j’aperçois dans la foule les représentants de certaines banques qui, en Roumanie, ont bien des péchés sur la conscience – ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les tribunaux roumains, les autorités publiques roumaines, le fisc roumain –, je ne peux en tirer qu’une seule conclusion : qu’il s’agit d’une opération de façade, de relations publiques, qui, outre le fait qu’elle tend à laver – autant que faire se peut – l’image de ces entreprises, sert aussi à camoufler des choses désagréables.

Ce monsieur dont nous parlons [Steven van Groningen], qui a participé aux manifestations, – le président de Raiffeisen Bank Romania –, en juin 2016, a été sanctionné par le Conseil Supérieur de la Magistrature pour des faits très graves, qui auraient dû amener la méga-entreprise qui l’emploie à le congédier d’urgence, car ils constituent une tache inadmissible sur l’image de l’entreprise. Ce monsieur, confronté à des décisions judiciaires qui le condamnaient au paiement de dédommagements au titre de clauses abusives dans des contrats, de pratiques trompeuses, de manipulations et de publicité mensongère, a déclaré que les tribunaux en question sont incompétents, que leur opinion est erronée et qu’il doit absolument faire appel devant la Cour de Cassation (la Haute Cour de Cassation et de Justice) car « au moins devant cette cour nous pouvons espérer dialoguer avec des juges compétents ».

Le Conseil Supérieur de la Magistrature l’a sanctionné pour atteinte portée à l’indépendance et à l’image de la justice : ridiculiser un système judiciaire tout entier pour la simple raison qu’on n’aime pas les décisions qu’il prend.

Et cette année, cette même banque a été prise la main dans le sac par l’Autorité Nationale de Protection du Consommateur, qui n’a pas enquêté au hasard, mais a réagi à des articles parus dans la presse, sur certains documents internes de la banque, qui ont été mis en ligne – et qu’on appelle depuis les Raiffeisen leaks –, et qui, en 2007, expliquaient au personnel de la banque, avec un grand luxe de détails, comment construire ces contrats qui, dès le début, ont été de méga-tromperies à l’encontre des consommateurs de crédits en francs suisses. Vous m’avez compris ? Cette affaire a permis d’établir avec exactitude qu’en l’occurrence, les gens se sont fait arnaquer sur tout la ligne.

Il y a à peu près un mois, deux lauréats du Prix Nobel d’économie, George Akerlof et [Robert] Shiller, ont publié sur amazon.com un livre intitulé Phishing for Phools5 (« La phêche aux phigeons »). Il montre comment ces contrats sont, dès leur conception, parsemés de pièges, comment ils sont spécialement conçus pour vous faire entrer dans un piège, quoi que vous fassiez, pour vous hameçonner, en vous donnant au début l’impression que la dette est une sinécure, que consommer à crédit est un pur plaisir, pour qu’ensuite vous découvriez, au bout d’un an, qu’en réalité vous vous êtes ruiné.

Eh bien, voilà exactement le genre de choses que l’Autorité Nationale de Protection du Consommateur a constaté dans le cas de cette banque. Selon un proverbe roumain, « Le voleur crie ‘au voleur !’ ». Descendre dans la rue en disant qu’on combat la corruption, [dans leur cas,] ça ne servirait pas par hasard de couverture au merdier créé par leur propres pratiques trompeuses, incorrectes, manipulatoires et mensongères ?

Et, pour conclure ce point de mon raisonnement : il y a deux autres – peut-être même quatre autres – banques contrôlées cette année par le fisc roumain, chez lesquelles il a découvert qu’elles cachaient [des profits], sous forme de pertes liées à des opérations comptables portant sur des crédits non-performants, avec sociétés off-shore etc.. Une histoire que les Français doivent bien connaître, puisqu’il en a été question récemment en rapport avec les GAFA. Ce qui leur a permis d’éviter de payer à l’État roumain des centaines de millions d’euros. L’une de ces banques a dû payer près de 200 millions d’euros en compensation de 5 ans « d’optimisation fiscale ».

Elle les a payés pour ne pas faire l’objet d’une exécution judiciaire. Mais tout en affirmant que ce qui [leur] arrive est complètement injuste, qu’[ils] se réservent le droit de traîner l’État roumain en justice, etc…

Bien sûr, personne ne lui conteste ses droits. Mais à mon avis, du point de vue de l’image, quand on s’affiche dans des poses de grand combattant anti-corruption, mais qu’il s’avère qu’en réalité on est coupable de fraude fiscale et de blanchiment d’argent – étant donné que faire transiter ces sommes par des sociétés off-shore revient à blanchir de l’argent –, et donc de criminalité organisée, on ne fait que s’attirer encore davantage une image extraordinairement négative, qui fait qu’à l’heure actuelle, les banques font partie des institutions les plus détestées, en Europe comme en Roumanie.

Pour l’instant, les gens ne peuvent pas échapper aux banques, étant donné que l’État roumain (comme beaucoup d’autres) a commis ce qui me semble être une erreur – pour ne pas dire une stupidité – en leur accordant de plus en plus de monopoles. À l’heure actuelle, par exemple, il n’est plus possible de recevoir son salaire autrement que sur un compte bancaire, lié à une carte à puce. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais on peut les multiplier à l’infini.

Au moment où je vous parle, par exemple, les habitants de la Roumanie (je ne connais pas la situation en Hongrie) ont sur leurs comptes de dépôt plus de 40 milliards d’euros. Les intérêts payés par les banques sur ces dépôts sont absolument dérisoires : entre 0.2% et 0.3%, et quand on cherche à retirer les sommes en question, on vous applique des commissions de retrait qui font qu’en fin de compte, les intérêts sont négatifs.

En pratique, c’est vous qui payez la banque, au lieu qu’elle vous paye pour lui confier votre argent, argent dont elle s’est servie pour octroyer des prêts ! Et ce, alors même que – faites bien attention à ce que je vous dis ici : cela constitue une critique à l’encontre de l’Union européenne elle-même – une banque en situation de difficulté financière, pour se sauver, peut même recourir à la confiscation des dépôts de ses clients – de l’argent de nos dépôts.

Or c’est là l’effet d’une directive européenne : l’Europe a voulu donner la priorité aux banques – celles qui ont créé la crise dans laquelle nous nous trouvons, et qui ne montrent aucune timidité quand il s’agit de faire saisir les biens d’un particulier ou d’une entreprise, ou de les acculer à la faillite. Ces banques pèsent désormais plus que des nations entières – puisque, quand on parle de 40 milliards d’euros, on parle d’une nation entière dont l’argent est déposé sur des comptes bancaires – plus de 10, peut-être jusqu’à 12 millions de comptes bancaires.

Raoul Weiss : Vous venez d’évoquer quelques cas – on aurait envie de dire : des cas chanceux – dans lesquels la jurisprudence roumaine a tout de même donné gain de cause aux victimes (qu’il s’agisse de particuliers ou du fisc roumain, lésé par des pratiques d’optimisation fiscale). Mais en suivant vos publications, j’ai aussi remarqué quelque part une comparaison des plus intéressantes entre certaines jurisprudences – par exemple – espagnoles et la pratique judiciaire roumaine, qui fait apparaître que les banques en question se permettent en Roumanie (comme jadis en Hongrie, et en général en Europe post-communiste) certaines pratiques interdites en Europe occidentale. Du coup, si l’on repense aux déclarations récentes d’Emmanuel Macron et d’autres partis de gouvernement de France et d’Allemagne sur l’Europe à deux vitesses – on peut se demander si cette Europe à deux vitesses – tout du moins dans le domaine juridico-bancaire – n’existe pas déjà ?

Gheorghe Piperea : C’est une chose très irritante de mon point de vue. Vous avez touché un point sensible. C’est moi qui, en février 2017, ai défendu devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à Luxembourg la cause intitulée « Andriciuc vs Banca Românească »6, dans laquelle ont été adoptées des décisions d’une importance colossale du point de vue des rapports entre consommateurs et banques. Il s’agit, pour l’essentiel, de [l’obligation d’]informer et d’avertir des risques encourus.

Il s’agit de la défense faite aux banques de nous pêcher comme des pigeons. Nous parlons ici de banques qui auraient le devoir de nous avertir des risques que nous encourrons lorsque nous contractons un crédit. Qui devraient nous conseiller, nous expliquer quoi faire, quoi éviter, même lorsque cela implique pour elles le risque de rater un contrat, et ce, parce que, en procédant de la sorte, elles s’auto-protègent, c’est une mesure sanitaire dans l’intérêt de la banque elle-même.

C’est ainsi qu’elles peuvent éviter l’apparition de dizaines, de centaines de milliers de ces contrats que, pour ma part, j’appelle « déchets contractuels ».

À défaut de telles orientations et de tels avertissements, les gens restent convaincus qu’ils viennent de signer un contrat bon marché, sans risques etc., alors qu’en réalité ils ont signé un contrat d’une tout autre nature, ce qui, en pratique, signifie que le contrat en question est d’entrée de jeu un déchet, qui va se transformer en un énorme poids mort pour la banque.

Un seul contrat de ce type constitue déjà en soi un risque de solvabilité – alors multipliez ça par des centaines de milliers, et vous pourrez prendre la mesure du risque. Voilà ce qu’a dit la CJUE dans l’affaire Andriciuc : que l’obligation d’informer est une obligation extrêmement essentielle, et que, si elle n’est pas respectée, ces contrats, soit dans leur intégralité, soit au moins leurs clauses concernant les risques de change, par exemple, ou les risques d’évolution des taux, doivent être considérés comme nuls et non avenus.

En Roumanie, pourtant, à compter au moins du 20 septembre 2017 – date du prononcé de la motivation de cette sentence (le jugement est tombé en février 2017, mais la motivation n’est apparue qu’en septembre de la même année) –, les tribunaux roumains, à hauteur de 100%, ont rejeté les actions intentées, et totalement ignoré cette décision de la CJUE.

Et cela, ce n’est que « le premier volet » [n.d.t. : en français dans le texte], car entre temps, nous avons reçu des signaux venant des Français, des Polonais, des Hongrois – même des Serbes –, et, très récemment, une sentence de la Cour Suprême espagnole, qui, dans une motivation de plus de 50 pages, fait référence 12, voire 13 fois à l’affaire Andriciuc, et a presque entièrement fondé sa décision de gel des cours sur le précédent Andriciuc.

Or dans le cas espagnol, il était question d’une fluctuation du cours yen/euro, s’agissant d’un crédit en yen japonais – le yen étant lui aussi, il faut le reconnaître, une monnaie exotique pour les européens – et d’une variation de cours qui ne dépassait pas 50%.

En Roumanie, ces variations ont eu beau atteindre les 200%, on n’a pas considéré pour autant que cela constituerait un risque ou que la banque serait dans son tort.

Sans compter qu’en Espagne, il s’agissait d’un méga-géant bancaire – Barclays, la troisième ou quatrième banque du monde –, ce qui n’a pas effrayé la Cour Suprême espagnole.

Alors qu’ici les tribunaux roumains nous disent : « Si ces banques disparaissaient … – alors que ce sont des banques en faillite : au moins 10 d’entre elles sont insolvables, mortes et enterrées depuis longtemps, seul M. Isărescu [président de la Banque Nationale Roumaine] leur prête encore un semblant de vie, en les plaçant sous perfusion et respiration artificielle – … ce serait dangereux pour notre système économique et pour les dépôts ».

Alors qu’en réalité, tout cela répond à une autre motivation, et vous allez voir que cette dernière est fort inquiétante, et devrait peut-être inquiéter au plus haut point dans l’Europe toute entière.

Il y a à peu près deux ans, la Banque Nationale Roumaine (BNR), en collaboration avec l’Institut National de la Magistrature, ont organisé 4 ou 5 séminaires de formation professionnelle pour les juges qui jugeaient ce genre de causes (opposant des banques à des consommateurs), notamment des affaires de clauses abusives, et tout spécialement en matière de gel des cours de change – en invitant, non pas n’importe quels juges, mais précisément ceux qui étaient impliqués dans ce genre de dossiers.

C’est ici que nous retrouvons ces « instances spécialisées » dont parlait M. Groningen [le président de Raiffeisen Bank Romania, NDLR]. Or les cours n’étaient pas donnés par des personnalités indépendantes ; n’y étaient invités à intervenir ni les associations de protection du consommateur, ni les avocats des consommateurs. Les cours étaient donnés par des membres de la direction de la BNR, y compris par M. Isărescu en personne.

Parmi les formateurs, on trouvait même un ancien vice-gouverneur de la BNR, M. Bogdan Olteanu, actuellement impliqué dans un méga-procès au pénal, et qui a été arrêté, et placé en arrêt domiciliaire pendant assez longtemps – vous vous rendez compte ? C’est un monsieur fort honorable qui s’adressait là-bas aux juges – qui faisait, à vrai dire, plus que s’adresser à eux : qui les instruisait, leur expliquant comment statuer dans ces causes contre les intérêts des consommateurs.

Quelques-uns de ces juges ont ensuite conservé leur indépendance pendant un certain temps, continuant à rendre quelques sentences négatives (ce qui explique qu’il existe tout de même 20% de sentences favorables aux consommateurs, les 80% restants étant favorables aux banques), mais les plus importants d’entre eux – ceux qui jouissent d’une réputation de formateur d’opinion – sont sortis de ces séminaires convaincus que les plaintes de ce genre doivent être rejetées, en raison du fait qu’elles porteraient atteinte au soi-disant « nominalisme monétaire ».

Je n’entre pas dans les détails, qui sont assez techniques, mais je vous indique d’entrée de jeu qu’il s’agit d’une théorie complètement erronée, comme l’a déclaré la CJUE dans l’affaire Andriciuc.

Malgré tout – et malgré les sanctions personnelles particulièrement draconiennes auxquelles s’exposent des juges qui ignorent les décisions de la CJUE, et les sanctions auxquelles s’expose l’État roumain –, ce qui a pesé le plus lourd dans la balance, ce sont ces idées qui ont été suggérées aux juges de façon cryptique, comme un message subliminal, et les coutumes créées lors de ces séminaires.

Or, comme nous l’apprend la psychologie de la manipulation, quand un engagement ferme est contracté dès le début, on a tendance à le respecter même après s’être rendu compte, en cours de route, qu’il n’est pas correct. Qui plus est : il y a même des juges convaincus que ces idées leur appartiennent, qu’elles ne leur ont pas été suggérées par voie subliminale, à travers des voies secrètes dont ils ne soupçonnaient pas l’existence.

Un séminaire organisé dans ces villas de Sinaia, qui appartiennent à la BNR, c’est plus qu’un simple séminaire : c’est aussi un dîner, avec un verre de vin – provenant d’ailleurs des vignes de M. Isărescu –, il s’y passe bien des choses, et quand on se retrouve face à face avec le gouverneur de la Banque Nationale, il lui est bien plus facile de vous convaincre de la justesse de ses vues – justesse qui, pourtant, ne devrait en principe pas dépendre de l’appréciation subjective de l’une ou l’autre des parties.

Je fais allusion aux banquiers, qui sont partie défenderesse dans ce dossier – or la justice devrait être objective. En fin de compte, le juge est un arbitre, qui ne devrait prendre le parti de personne, mais dire la loi et dire la justice.

Or on a si bien réussi à s’infiltrer dans l’esprit et la mentalité de ces gens qu’ils ont même fini par réussir à convaincre les autres : au moment où nous parlons, même les « dissidents » – ceux qui, il y a encore un ou deux ans, prononçaient encore des sentences favorables aux consommateurs, sont tous passés dans le camp adverse et ne prononcent plus aucune sentence de ce genre.

Et ce, je le répète, alors même que, dans toute l’Europe – je ne parle pas seulement de la Hongrie, qui a produit sa propre jurisprudence, par exemple en 2014 avec l’affaire Kásler7, qui a constitué une révolution dans ce domaine, ni seulement de la Slovaquie, de la République Tchèque, de la Pologne ou de la Slovénie, qui ont beaucoup de problèmes liés au franc suisse, bien plus graves que les nôtres : ici je pense aussi à l’Espagne, à la France, et même à la Serbie – qui n’est pas membre de l’Union européenne –, une même pratique se généralise, basée sur une jurisprudence dont la source se trouve justement ici, en Roumanie – Roumanie où les juges trouvent cette jurisprudence Andriciuc complètement inutile, comme si elle n’apportait aucune nouveauté.

Et pour conclure : les sanctions prévues sont draconiennes ; je ne veux pas créer la panique, je ne fais que citer la loi. En cas de violation directe par un juge d’une décision de la CJUE, le Conseil Supérieur de la Magistrature peut sanctionner ce juge, y compris en l’excluant de la profession. D’autre part, lorsque la justice roumaine ignore des décisions de la CJUE, elle peut être traînée devant la CJUE, devant laquelle elle devra en répondre, éventuellement sous la forme d’une procédure d’infringement, mais elle peut aussi être traînée en justice en Roumanie, pour dédommagements, par ceux dont les intérêts ont été lésés.

Le domaine dont nous parlons est donc une dimension dans laquelle il semblerait que l’idée lancée il y a 6 ou 7 mois par M. Juncker, pour ensuite recevoir un appui tiède de Mme Merkel, avant d’être, dans une certaine mesure, contredite par Macron – je ne comprends pas Macron, je ne vois pas ce qu’il veut vraiment faire –, cette idée d’une Europe à plusieurs vitesses n’a même plus besoin d’être officialisée, car en réalité elle existe déjà de facto.

Du jour où on a décidé – en contradiction, à mon avis, avec le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – qu’on allait « sauver » la Grèce en l’enfonçant encore plus dans la dette, pour sauver des banques qui y avaient réalisé des investissements irresponsables en sachant très bien ce qu’elles faisaient – voilà à quel moment est apparue cette Europe à deux ou trois vitesses ; or dans ce dispositif, la Roumanie est bien entendu elle aussi placée en deuxième ou en troisième vitesse.

Il se pourrait même que la Roumanie soit encore plus périphérique que la Hongrie du point de vue de l’intégration européenne, car la Roumanie et ses citoyens n’y ont que des devoirs, alors que quand il s’agit de leurs droits… on verra ça un peu plus tard.

Je ne dis pas qu’Orbán a raison de faire ce qu’il fait, de frapper du poing sur la table en disant que nous n’avons plus besoin de l’Europe – c’est une fausse solution. Le problème est autre : pour avoir une Europe unie, nous devons avoir des citoyens jouissant tous des mêmes droits. Il ne suffit pas qu’ils aient tous les mêmes devoirs. Ils doivent aussi être des citoyens égaux en droits. En démocratie, les deux poids, deux mesures sont ce qu’il y a de plus scandaleux, et de plus dangereux.

Les gens commencent à devenir eurosceptiques en Roumanie – une évolution sans précédent dans toute l’histoire de notre adhésion à l’Union européenne – ; de plus, les gens commencent à dire qu’il vaudrait mieux que nous ayons un régime autoritaire. Ils se sont mis à louer Orbán, qui leur semble être un leader de type « homme fort », ou même à louer Poutine, ce qui est dangereux.

Le danger, c’est qu’une fois que les gens ont perdu confiance dans la démocratie, le passage à un régime autoritaire devient très facile – il suffit d’une étincelle. Voilà une situation qui est – je le répète – absolument inadmissible dans l’Europe du XXIe siècle.


1 De juillet à novembre 2017

2 Premier ministre de Roumanie de juin 2017 à janvier 2018.

3 Connu en Roumanie sous l’acronyme DNA pour Direcția Națională Anticorupție (NDLR)

4 Klaus Iohannis, issu de la minorité allemande de Roumanie, élu président de la Roumanie en 2014 ; son Parti National Libéral est dans l’opposition à la coalition gouvernementale formée autour du Parti social-démocrate (PSD), vainqueur des élections de 2016 (NDLR)

5 www.amazon.com/Phishing-Phools-Economics-Manipulation-Deception/dp/1522635009

6 http://curia.europa.eu/juris/liste.jsf?num=C-186/16

7 http://curia.europa.eu/juris/liste.jsf?num=C-26/13&language=FR

Photo : Visegrád Post.