Entretien avec Tomasz Przesławski, juge de la Cour suprême polonaise en faveur de la réforme du système judiciaire initiée par le PiS : « Nombre d’actions entreprises par des représentants des professions juridiques peuvent en effet être lues comme portant atteinte aux valeurs du droit et comme générant le chaos et un sentiment d’incertitude quant au caractère définitif des décisions de justice. »
Pologne – Le conflit semble reparti de plus belle entre les institutions européennes et la Pologne gouvernée par le PiS après l’arrêt de la CJUE du 19 novembre dernier sur l’indépendance du Conseil de la magistrature polonais réformé et de la nouvelle Chambre disciplinaire nouvellement créée à la Cour suprême, l’équivalent d’une cour de cassation. Les juges de Luxembourg ont estimé que c’est aux juges polonais d’évaluer si ces institutions respectent le principe européen d’indépendance de la justice et, le cas échéant, de les considérer comme illégitimes en tenant compte de la primauté du droit européen sur le droit national. Trois juges de la Chambre du Travail et des Assurances sociales de la Cour suprême polonaise ont ensuite estimé le 5 décembre que les institutions réformées par le PiS ne respectaient pas le droit européen. Le PiS réagit avec une nouvelle proposition de loi pour sanctionner les juges qui remettraient en cause la légitimité de ces institutions, et la Commission européenne menace à nouveau la Pologne.
Olivier Bault a interrogé sur ce sujet Tomasz Przesławski, président de la Chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise, docteur en droit
Olivier Bault : Avons-nous affaire à une nouvelle interprétation par la CJUE du droit européen ? Cela ne risque-t-il pas de conduire à une certaine anarchie du droit et à l’extension du pouvoir des juges dans toute l’UE, sous la supervision directe de la CJUE ?
Tomasz Przesławski : Je ne veux pas commenter les arrêts de la CJUE et encore moins en tirer des conclusions excessives. Je tiens seulement à souligner le fait que l’arrêt de la CJUE du 19 novembre dernier est un jugement interprétatif prononcé sur la base de questions préjudicielles posées par la Chambre du travail et des assurances sociales de la Cour suprême polonaise. Il n’a donc de conséquences que dans les affaires concrètes concernées par ces questions préjudicielles. Cet arrêt ne pose pas un principe général de droit puisqu’il n’est qu’une indication facilitant l’interprétation du droit européen, sans conséquences juridiques sur d’autres procédures judiciaires.
Olivier Bault : Dans ce cas, comment expliquez-vous le fait que, après l’arrêt de la CJUE, outre la Chambre du travail et des assurances sociales de la Cour suprême, d’autres juges en Pologne ont remis en cause la légitimité de la Chambre disciplinaire que vous présidez et aussi du Conseil national de la magistrature, ce qui fait peser un doute sur la validité de centaines de jugements rendus par les juges nommés après la réforme du Conseil de la magistrature en 2018 ?
Tomasz Przesławski : Mon rôle de juge de la Cour suprême est de rendre des jugements et non pas de commenter les problèmes courants de la vie publique. Rappelons donc que, dans un État de droit, les décisions des tribunaux ne sont contrôlées que par les instances de niveau supérieur chargées de s’assurer de la validité des jugements rendus à la lumière du droit. Les juges n’ont donc pas la possibilité de remettre en cause les jugements rendus par les tribunaux dans le cadre d’autres procédures judiciaires en dehors du mécanisme de recours et de contrôle par les instances supérieures.
Pour répondre à votre question, je voudrais me référer à la maxime latine connue de tout spécialiste de droit : sententia ius facit inter partes, ce qui veut dire « la sentence crée le droit entre les parties ». Dans le contexte du jugement du 5 décembre de la Chambre du travail et des Affaires sociales de la Cour suprême, cela veut dire que ce jugement ne génère de conséquences que pour les parties et n’est pas source de droit universellement applicable en Pologne, ce qui est exprimé à l’article 87 de la Constitution polonaise.
Olivier Bault : Quelles sont aujourd’hui les garanties d’indépendance des juges de la Cour suprême siégeant au sein de la Chambre disciplinaire ? Le ministre de la Justice ou le Conseil national de la magistrature ou bien encore un autre organe dispose-t-il d’instruments permettant d’influer sur les décisions des juges de la Chambre disciplinaire près la Cour suprême ? Est-il possible de suspendre ou muter un juge de cette Chambre ? Vous-même, en tant que président de la Chambre disciplinaire, êtes-vous d’une manière ou d’une autre placé sous l’autorité du gouvernement ?
Tomasz Przesławski : En tant que président de la Chambre disciplinaire près la Cour suprême, je suis avant tout un juge et je ne suis soumis à aucune influence de la part des pouvoirs législatif et exécutif. L’indépendance de celui qui prononce un jugement est en effet à la base du fonctionnement des tribunaux et elle est garantie par la constitution polonaise. Ni le ministre de la Justice ni le Conseil national de la magistrature ne dispose d’instruments permettant de limiter l’indépendance des juges de la Cour suprême. Ils ne peuvent pas non plus révoquer un juge de la Cour suprême. Seule la Chambre disciplinaire de la Cour suprême a une telle possibilité vis-à-vis des juges. Elle seule peut en effet, dans le cadre de la procédure prévue par la loi, examiner les affaires concernant des juges ayant commis des fautes de nature à justifier qu’ils soient démis de leurs fonctions.
Je tiens à préciser qu’une telle sanction n’est appliquée que pour les fautes particulièrement graves. En 2019, la Chambre disciplinaire n’a estimé qu’une telle sanction était adéquate que dans quelques rares cas. Il s’agissait d’affaires concernant par exemple un juge ayant conduit un véhicule en état d’ivresse ou un autre coupable de violences domestiques à l’encontre de son épouse. Ces exemples illustrent bien le fait que le rôle de la Chambre disciplinaire et des juges qui y siègent est de considérer les fautes commises par les juges non pas uniquement du point de vue des dispositions légales mais aussi par rapport aux normes éthiques que tout magistrat a le devoir de respecter.
Olivier Bault : Le Tribunal constitutionnel, qui a validé les réformes de la justice, est seul habilité à se prononcer sur la conformité du droit polonais à la constitution. Faut-il comprendre en lisant l’arrêt du 19 novembre de la CJUE que tout tribunal est en revanche habilité à se prononcer sur la conformité du droit polonais aux principes généraux figurant dans les traités européens ? Cela ne va-t-il pas introduire une dose d’anarchie dans le droit polonais ?
Tomasz Przesławski : En droit polonais, le Tribunal constitutionnel est en effet le seul organe compétent pour juger de la conformité des lois et règlements à la Constitution. Il est par ailleurs évident, avec l’adhésion à l’Union européenne en 2004, que le droit communautaire est devenu partie intégrante de l’ordre juridique polonais. C’est pourquoi, si un tribunal a un doute sur l’interprétation du droit, il peut poser une question juridique au Tribunal constitutionnel ou une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union européenne.
Olivier Bault : En se basant sur l’arrêt de la CJUE, 3 juges de la Cour suprême, sur 120 que compte cette cour de cassation polonaise, ont justement décrété le 5 décembre que le Conseil de la magistrature réformé et la nouvelle Chambre disciplinaire ne respectaient pas le principe d’indépendance évoqué dans les traités européens. Par conséquent, sur la base d’un arrêt de la CJUE, trois juges de la Cour suprême ont autorisé tous les tribunaux polonais à refuser de reconnaître la légitimité de ces institutions. Cet arrêt de la CJUE a donc malgré tout introduit une certaine dose d’anarchie, n’est-ce pas ?
Tomasz Przesławski : L’arrêt de la CJUE ne donne pas le droit aux tribunaux de refuser de reconnaître le droit en vigueur en Pologne puisque, comme je l’ai déjà dit, il s’agit d’un arrêt interprétatif qui ne s’applique qu’aux procédures pour lesquelles des questions préjudicielles avaient été formulées. Cet arrêt de la CJUE ne peut en aucun cas s’appliquer aux décisions des autres tribunaux polonais.
Olivier Bault : Mais alors, la révolte d’une partie des juges qui semblent vouloir élargir l’application de cet arrêt de la CJUE n’est-elle pas motivée par la volonté de préserver l’impunité de la corporation plutôt que de défendre la démocratie comme ils le prétendent ?
Tomasz Przesławski : Je ne peux pas me prononcer sur les motivations réelles des personnes qui remettent en cause les lois en vigueur en Pologne. J’ai toutefois de sérieux doutes sur leur volonté d’œuvrer pour le bien de l’institution judiciaire. Nombre d’actions entreprises par des représentants des professions juridiques peuvent en effet être lues comme portant atteinte aux valeurs du droit et comme générant le chaos et un sentiment d’incertitude quant au caractère définitif des décisions de justice.
Olivier Bault : Sera-t-il possible de vaincre la résistance des juges rebelles sans trop aggraver le conflit avec Bruxelles ? La révolte des juges polonais et l’intervention de la CJUE ne sont-elles pas le reflet d’une dérive générale en Occident vers un gouvernement des juges ?
Tomasz Przesławski : Pour ma part, en tant que juge de la Cour suprême polonaise, je me sens responsable du bien de la République de Pologne, qui est un État membre de l’Union européenne. J’assume cette responsabilité en exerçant la fonction de juge qui m’a été confiée lorsque j’ai été nommé juge de la Cour suprême.
J’aimerais cependant rappeler que, en vertu du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les États membres de l’UE, et donc aussi la Pologne, ont pleinement le droit de réformer leur système judiciaire dans le but d’assurer son fonctionnement efficace et respectueux de l’État de droit. Les questions concernant le système judiciaire relèvent en effet des compétences souveraines des États membres. Le Traité sur l’Union européenne souligne aussi le respect par l’Union européenne de l’égalité des États membres vis-à-vis des traités et l’importance de leur identité nationale, une notion qui est étroitement liée aux structures politiques et constitutionnelles de chaque pays. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société fondée sur le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les hommes et les femmes.
C’est pourquoi je ne peux que lancer un appel aux représentants des professions juridiques en Pologne, y compris aux magistrats, pour les enjoindre de mettre fin aux actions pouvant porter atteinte à la stabilité et à la sécurité du système juridique polonais et conduire à un conflit avec les institutions européennes. J’espère que la crise autour du système judiciaire prendra fin rapidement car l’escalade du conflit n’est dans l’intérêt de personne et porte préjudice à la société dans son ensemble.
Pour en savoir plus sur les réformes polonaises et sur la chronologie du conflit avec Bruxelles : Comprendre la situation politique en Pologne : comment la Pologne a basculé en 2015 dans le « Camp du Mal » (pour Bruxelles et les médias dominants)
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