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Gyula Thürmer : « Quand Kádár est parti, Soros est arrivé »

Temps de lecture : 28 minutes

Entretien avec Gyula Thürmer, président du Munkáspárt (parti communiste de Hongrie) : « Quand Kádár est parti, Soros est arrivé. »

Hongrie – Gyula Thürmer a été un proche collaborateur de János Kádár, œuvrant essentiellement aux relations internationales, après avoir effectué ses études et travaillé à Moscou dans les services diplomatiques de la Hongrie communiste. Il a ensuite été conseiller de Károly Grósz, qui a succédé à Kádár en 1988 à la tête du parti. Lors du changement de régime, Thürmer est à la tête de la fraction communiste orthodoxe du Magyar Szocialista Munkáspárt (MSzMP ; Parti socialiste ouvrier hongrois), le parti unique qui a gouverné la Hongrie de 1956 à 1989. Présidé par Gyula Thürmer depuis 1989, le Munkáspárt conserve le nom Magyar Szocialista Munkáspárt jusqu’en 1993, avant de devenir Munkáspárt (Parti ouvrier) jusqu’en 2005, puis Magyar Kommunista Munkáspárt de 2005 à 2013. Le nom change à nouveau en 2013 suite à l’interdiction législative d’utiliser des références aux régimes totalitaires du XXe siècle et devient Magyar Munkáspárt. Le Munkáspárt obtient des résultats non négligeables dans les années 1990, culminant jusqu’à 4% des suffrages. Il connaît ensuite une scission en 2006, suivie d’un déclin électoral : il ne dépasse plus les 1% à partir de 2006. D’orientation nationale-communiste, le Munkáspárt est le seul parti de gauche qui appelle à soutenir le référendum du gouvernement contre les quotas de migrants en octobre 2016. Dans cet entretien accordé à TV Libertés et au Visegrád Post, Gyula Thürmer est revenu sur cette période décisive de l’histoire hongroise, et livre également son analyse de la situation présente de la Hongrie, où il apporte son soutien à une partie des actions du gouvernement de Viktor Orbán.

 

Yann Caspar : Monsieur Thürmer, si mes informations sont exactes, vous avez rencontré János Kádár pour la dernière fois en février 1989. À ce moment, il n’était plus au pouvoir, Károly Grósz et Miklós Németh jouaient alors un grand rôle. Vous étiez alors le conseiller principal de Károly Grósz. Pourriez-vous évoquer rapidement cette rencontre et, cela est sans doute encore plus important, nous expliquer dans quel contexte politique elle eu lieu ?

Gyula Thürmer : Il nous faut remonter trente ans en arrière. Tout cela se passe à la fin des années 1980. En 1985, János Kádár [1912-1989], qui est déjà un homme politique âgé, pense qu’un changement est nécessaire. Il cherche son successeur. Il est très difficile de trouver un successeur dans un système lié à une personne et Kádár n’y parvient pas tout de suite. Finalement, il décide en 1988 de confier ce rôle au premier ministre Károly Grósz. Un congrès du parti a lieu, Kádár y est démis de ses fonctions et nommé président du parti et Károly Grósz élu secrétaire général. Dans cette situation, il semblait que le pouvoir était double, János Kádár était le président du parti, Károly Grósz le secrétaire général. Il semblait possible de continuer à faire vivre les idées auxquelles Kádár tenait. János Kádár était très clairement partisan du socialisme. Il voulait un socialisme plus moderne, un peu différent, comme il l’avait d’ailleurs fait jusqu’alors. Tout ce qui est venu après était une sortie du socialisme. János Kádár n’était alors plus un acteur du pouvoir. Tout le pouvoir était déjà entre les mains du secrétaire général Károly Grósz et du Premier ministre Miklós Németh. C’est à partir de ce moment qu’a commencé la sortie du système appelé socialisme.

Si le socialisme était un système de parti unique, il fallait rapidement voter une loi pour permettre la création de partis. Si dans le socialisme l’économie était planifiée et dirigée par le bureau du plan, il fallait permettre que des entreprises soient créées et que la loi du marché capitaliste s’applique. Si jusqu’alors nous étions en mauvais termes avec la Corée du Sud, il fallait rapidement la reconnaître et débuter des relations avec ce pays et Israël. Si jusqu’alors nous achetions que des avions soviétiques, il fallait désormais acheter des avions américains, sans prendre en compte le prix et les conséquences de ce choix. Si jusqu’alors le parti avait un rôle directeur dans l’armée, il fallait prendre la décision de faire sortir le parti de l’armée pour qu’il n’y joue désormais plus de rôle politique. C’est ce que j’appelle la sortie du socialisme.

C’est ce à quoi s’est attelé le pouvoir politique hongrois sous Károly Grósz. À titre personnel, Károly Grósz n’en était peut-être pas convaincu, mais, comme tous les derniers dirigeants, il n’était pas assez fort pour s’y opposer, il allait dans le sens des événements. Il n’était pas seul dans ce monde socialiste. János Kádár, qui était alors déjà un homme malade, a senti quelque chose n’allait pas. Cette rencontre que vous avez mentionnée a lieu eu un soir. Kádár aimait venir en soirée.

Yann Caspar : Au siège du parti ?

Gyula Thürmer : Oui, au siège du Parti socialiste ouvrier hongrois (MSzMP). J’étais en train de consulter des dossiers au secrétariat de Károly Grósz. Et soudain János Kádár est arrivé. J’avais une personnalité historique en face de moi, et même si nous avons travaillé longtemps ensemble, il s’agissait d’une relation entre un homme âgé et un jeune collaborateur.

Je me suis mis à ses ordres, militairement : « À vos ordres, camarade Kádár ! » Il m’a demandé : « Pourriez-vous faire en sorte que le camarade Grósz me reçoive ? » C’était vraiment bouleversant, car il était une telle personnalité historique qu’il n’avait absolument pas besoin de formuler de demandes. Il est bien sûr entré et ils ont commencé à discuter, puis Grósz m’a appelé et m’a dit : « Viens, le camarade Kádár aimerait que tu sois là aussi. » J’ai remarqué que Kádár était bouleversé. Je l’ai vu pleurer deux fois dans ma vie, c’était là la seconde fois. Il sentait que ce régime touchait à sa fin. Et il a dit : « J’aurais voulu aller parler avec les Chinois, allez-y, ils construisent le socialisme, d’une autre manière que la nôtre, mais allez parler avec eux, prenez les événements en main, sinon nous allons avoir des problèmes. » Cela a été le moment où il a humainement mis un terme à sa présence. Son état s’est ensuite encore aggravé et, comme nous le savons, il est mort la même année [en juillet 1989, Ndlr].

Yann P. Caspar et Gyula Thürmer au siège du parti à Budapest. Octobre 2019. Photo : Visegrád Post

Yann Caspar : Contrairement à la demande de Kádár, les dirigeants hongrois ne sont pas entrés en contact avec les Chinois mais plutôt avec les Américains. Dans un ouvrage paru en 2009 [Az elsikkasztott ország, Korona Kiadó], vous avez écrit que le centre du changement de régime était l’ambassade des États-Unis à Budapest, encore aujourd’hui située place de la Liberté. Pourriez-vous parler du rôle qu’ont joué les Américains en 1989 ?

Gyula Thürmer : Vous avez évoqué la Chine. La Chine était alors une découverte pour le pouvoir politique hongrois. Il faut savoir que la Hongrie était en mauvais termes avec la Chine depuis les années 1960, précisément parce que l’Union soviétique était aussi en mauvais termes avec la Chine. C’est pourquoi aucun dirigeant hongrois ne s’est rendu en Chine jusqu’à la fin des années 1970. Mais la vie et l’économie ont obligé la Hongrie à chercher des contacts avec la Chine. La majorité des dirigeants hongrois considérait la Chine comme étant un grand marché qui permettrait de nous enrichir, faire du commerce et régler tous nos problèmes. Kádár a été le seul à comprendre que la Chine disposait d’une autre structure politique, qu’une version plus moderne du socialisme était possible. Malheureusement, cela a été retiré de l’ordre du jour.

Le rôle des Américains : en Hongrie, le socialisme n’aurait pas échoué, il vivrait encore aujourd’hui et nous nous sentirions toujours très bien si l’Ouest n’avait pas joué un rôle déterminant. Bien sûr, il y avait en Hongrie des personnes pour qui ce qu’elles recevaient du socialisme n’était pas suffisant. Elles pouvaient avoir plusieurs centaines de milliers de forints, un ou deux millions, mais elles ne pouvaient pas être milliardaires. Celui qui voulait être milliardaire voulait changer le régime qui l’empêchait de s’enrichir. Il y avait des personnes qui à la base avaient un raisonnement libéral et qui pensaient que ce modèle socialiste n’était pas bon, qu’il ne correspondait plus à l’époque, des personnes qui voulaient aller dans le sens de ce qui avait déjà réussi à l’Ouest.

C’est alors qu’on a commencé à parler de coopération européenne et du fait que nous faisions partie de la maison européenne. Personne ne parlait de remplacer le socialisme par le capitalisme. Tout le monde disait que nous faisions partie de l’Europe, que l’économie de marché, la démocratie et la liberté allaient advenir, qu’il sera possible de commercer. Et les gens y ont cru. Ceux qui ne pouvaient pas se rendre tous les ans en Autriche ou en Allemagne le pouvaient désormais. Ils étaient ravis, comme un chien qui se mord la queue, de pouvoir rendre visite à leurs familles. Telle était la situation générale.

Trente ans après ces événements, tout le monde dit bien sûr qu’il a participé au changement de régime. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Il existait une opposition, des cercles d’intellectuels, dont une partie était plutôt conservatrice et une autre plutôt libérale. De la première en est sorti József Antall qui dirigeait le Forum démocrate hongrois (MDF). De la seconde en est sorti l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ), et le Fidesz a un temps appartenu à cette tendance. Ces personnes se détestaient, elles étaient comme chien un chat. Elles ne se seraient jamais mises à dialoguer si quelqu’un ne les avait pas aidées à se parler. Cette personne était Mark Palmer, alors ambassadeur des États-Unis en Hongrie.

Yann Caspar : Si je ne me trompe pas, vous avez alors fait savoir à Mark Palmer que vous ne passeriez pas dans l’autre camp. Vous lui avez dit cela à l’occasion d’une rencontre.

Gyula Thürmer : J’étais dans une telle situation que j’aurais eu de quoi vendre. Je disposais d’informations dont même les Américains auraient pu avoir besoin. Ils ont d’ailleurs fait des tentatives pour me… ce serait exagéré de dire qu’ils voulaient me retourner, ils voulaient plutôt que je les aide. Il se pourrait que je sois aujourd’hui un homme riche, que je vive quelque part aux États-Unis. Ils m’auraient peut-être fusillé, cela était aussi une option. Mark Palmer n’avait pas évoqué tout cela, mais ses collaborateurs m’envoyaient des signaux en ce sens. J’ai fermement refusé. Cela n’aurait pas été juste et aussi contraire à mon éducation. Je ne suis pas allé dans cette direction.

Mark Palmer a encore joué un rôle. Il a rassemblé le pouvoir d’alors, le Parti socialiste ouvrier hongrois, le gouvernement et l’opposition. Imre Pozsgay rencontre pour la première fois l’opposition par l’intermédiaire des Américains, à la même table. Le Premier ministre de l’époque, Miklós Németh, jouait régulièrement au tennis avec Mark Palmer. Pendant les parties de tennis, ils parlaient de…

Yann Caspar : Grósz s’est rendu à Washington, en avril 1989…

Gyula Thürmer : Grósz a été invité à Washington. J’étais alors son conseiller et je lui ai très fortement déconseillé de s’y rendre. Si le Premier ministre hongrois — il était encore Premier ministre — ne peut pas entrer par la grande porte, qu’il n’entre pas par la petite porte. Ils l’ont fait entrer par le petite porte et lui ont organisé un grand voyage dans le pays, il a visité sa famille, sa tante. Cela n’avait aucun intérêt. Ils l’ont de plus obligé à dire certaines choses qu’il ne pensait pas du tout. Quand ils lui ont demandé ce qu’était le socialisme, il a expliqué que ce n’était pas grave si la propriété étatique était plus faible, si le parti n’avait pas de rôle directeur, etc. En disant cela, il a totalement détérioré sa position ici. L’ambassade des États-Unis a joué le rôle d’intermédiaire entre les différents acteurs.

Yann P. Caspar et Gyula Thürmer au siège du parti à Budapest. Octobre 2019. Photo : Visegrád Post

 

Yann Caspar : Pour autant, on ne peut pas dire que l’approfondissement des relations entre la Hongrie et les États-Unis ait débuté quelques mois avant le changement de régime. La Hongrie adhère au Fonds monétaire international en 1982. Le kádárisme est par ailleurs considéré par beaucoup de la manière suivante : János Kádár, ayant compris les leçons des événements de 1956, met en place des réformes allant dans le sens de l’économie de marché dès le milieu des années 1960. Prenons simplement pour exemple le nouveau mécanisme économique conçu par Lajos Fehér et entré en vigueur en 1968. Ma question est donc la suivante : ne pensez-vous pas que 1989 n’est en réalité pas la date la plus importante quand on évoque le changement de régime ? Ne pensez-vous pas que 1989 n’est qu’une date officielle, mais que les décisions décisives et allant vers l’Ouest avaient déjà été prises bien avant 1989 ?

Gyula Thürmer : Vous savez, ici, en Europe centrale, le socialisme est né dans des pays pauvres. Ce n’était pas la France, ni l’Allemagne ou l’Angleterre. Ce n’est pas ce dont Marx rêvait — que le socialisme l’emporte dans les pays capitalistes les plus développés — qui s’est produit. Le socialisme est né ici dans la pauvreté, dans des pays écrasés et mutilés par la Seconde Guerre mondiale. Bien sûr, on a très rapidement essayé de donner une meilleure vie aux gens. Cela a fonctionné sur de nombreux plans, sur beaucoup d’autres non.

C’est à ce moment qu’est venue l’idée que, si le but du socialisme est de donner une meilleure vie aux gens et si l’Ouest nous fait crédit, alors dans ce cas empruntons à l’Ouest. C’est de là qu’ont commencé les emprunts au FMI, à la Banque mondiale, etc. Cela n’a pas été avalé ou volé, cet argent est aujourd’hui en Hongrie, dans les habitations et les bâtiments construits à l’époque. Cet argent a été utilisé. Mais il fallait le rembourser. Pour ce qui était du remboursement, les banques de l’Ouest ont commencé à serrer la vis. En cas d’incapacité de remboursement, il fallait lâcher du terrain sur le plan social, par exemple sur les conditions de départ à la retraite, en augmentant l’âge légal de départ…

Yann Caspar : Tout cela a été demandé après le changement de 1989 ?

Gyula Thürmer : Ils ont évoqué cela avant le changement de régime. Avant, aussi. Deux réponses étaient possibles. Soit non, soit oui, nous nous engageons sur la route des concessions.

János Kádár avait un, voire deux défauts. Le premier, c’est qu’il n’était pas un spécialiste de l’économie, il ne voyait pas les conséquences que cela pouvait avoir. Le deuxième, c’est qu’il croyait les économistes libéraux qui l’entouraient. Ces derniers lui ont fait croire que « ce n’est pas grave, camarade Kádár, on emprunte, on rembourse, aucun problème ». Nous nous sommes engagés sur cette pente sans pouvoir nous arrêter, Kádár non plus n’est pas parvenu à arrêter cela. Il voulait emprunter des méthodes de l’économie de marché dans l’intérêt de l’amélioration du socialisme, comme l’avait fait Lénine dans les années 1920, ou comme le fait à plus grande échelle aujourd’hui la Chine, où des méthodes de l’économie de marché sont appliquées alors que le pays est une république populaire. En 1989, cela voulait déjà dire que le changement de modèle était considéré par beaucoup comme insuffisant, ils voulaient changer de système. Il ne s’agissait plus de corriger le socialisme mais de le jeter et le remplacer par un autre système. Prenez cet ordinateur. C’est comme si je voulais y installer un autre logiciel. Le logiciel du socialisme était l’économie planifiée, celui du capitalisme était l’économie de marché. C’est cela qui a été remplacé.

Yann Caspar : Parlons maintenant un peu du changement de régime. En Hongrie, ce changement n’a pas été un processus s’appuyant sur un soulèvement populaire ou une révolte. On ne peut pas parler de révolution, de contre-révolution, peut-être, vous nous le direz. C’était un changement opéré par un processus de négociations. Mais la population avait toutefois des attentes. Vous avez parlé de Vienne, de l’Autriche, de ceux qui y voyageaient. La population aspirait à un niveau de vie similaire à celui de l’Ouest. Je ne sais pas si les gens se trompaient, c’est une autre question, mais c’est ce qu’attendait la population. Cela n’a pas eu lieu depuis. On peut même dire que ce qui s’est passé dans les années 1990 est bien plutôt un immense retour en arrière. Prenons pour exemple le fait qu’en 1996, le revenu par habitant a chuté jusqu’à son niveau de 1966. Suite au changement de régime, la Hongrie a perdu un million et demi d’emplois. Que s’est-il passé ? Les gens se sont-ils trompés sur l’essence du changement de régime ? Ou alors, et cela est sans doute plus intéressant, nous en reparlerons, ceux qui ont pris part au changement de régime auraient-ils trompé les gens ? Que s’est-il passé ?

Gyula Thürmer : En 1917, en Russie, les ouvriers et les paysans ont gagné. Cela s’est également produit en 1945-48 en Hongrie, en Europe de l’Est. Si l’on regarde cela du point de vue de l’Ouest, cela représente la perte d’une partie significative du monde. L’Ouest a perdu des marchés et des ressources. Il est évident que l’Ouest, les États-Unis, l’Allemagne, la France ont œuvré pour tôt ou tard récupérer cette partie du monde. Ils ont fait des tentatives violentes en ce sens dans les années 1950, mais cela n’a pas fonctionné. Bien évidemment, dans les pays pauvres, les gens veulent toujours une meilleure situation, c’est naturel. Tout le monde aurait aimé vivre comme les Autrichiens, c’était vrai en 1956, en 1989 et à d’autres moments. Il existe des rassemblements, des moments où les gens expriment les défauts d’un système, leurs problèmes, leurs soucis, en descendant dans la rue pour manifester. Ces moments peuvent être utilisés. En 1956, les gens ont été échauffés de l’extérieur : ils ne devaient pas seulement descendre dans la rue pour faire part de leurs plaintes justifiées, mais devaient aller plus loin et faire tomber le régime. 1956 a mené aux barricades et à des échanges de feu sanglants. On nie souvent que le 1er mai 1957 plus de 700 000 personnes étaient déjà présentes sur la place des Héros pour manifester leur attachement au socialisme. Ces événements qualifiés de révolution et de lutte pour la liberté ne sont donc pas aussi simples que cela.

 

Yann Caspar : János Kádár ne parlait jamais d’Imre Nagy. On ne pouvait jamais en parler avec lui. Il n’était pas possible de parler de la Roumanie et d’Imre Nagy.

Gyula Thürmer : Il n’en parlait pas. Évidemment, c’était un sujet très difficile pour lui, sur le plan humain aussi. Je pense qu’Imre Nagy a inutilement endossé le rôle de martyre. En tant que ministre, il était précisément en mesure de savoir que les Américains ne bougeraient pas, et, donc, si les Américains n’entraient pas en Hongrie, que même le bon Dieu serait incapable d’empêcher les Soviétiques d’intervenir. Les Américains l’avaient promis, mais ils ne sont pas venus. Leurs troupes étaient en Allemagne, mais elles ne sont pas venues. Imre Nagy le savait. Responsable devant le pays, il aurait dû se retirer et dire « si quelqu’un en est capable, qu’il prenne ma place ». Ce n’est pas ce qu’il a fait. Il s’est enfui, s’est déclaré Premier ministre et a joué au martyre. János Kádár, qui en avait conscience, a eu du mal à le supporter.

Pour revenir à la question : les États-Unis et l’Ouest ont appris de 1956, c’est pourquoi ils n’ont pas accepté qu’il y ait ici des barricades en 1989-90. Ils ont endormi les gens. C’est le même procédé que pour une grande intervention chirurgicale : on vous étourdit d’abord avec un peu de camphre, puis on vous injecte un anesthésique, l’infirmière vous chante même une chanson, et on vous sort un rein pour le vendre. C’est un peu près ce qui s’est passé en Hongrie et cela n’a pas été dit aux gens. Nous sommes allés voter au printemps 1990 en pensant que nous aurions un nouveau système qui conserverait ce qui était bon dans le socialisme et comprendrait aussi ce qui est bon dans le capitalisme. Il y aurait toujours des bananes, nous pourrions toujours aller à Vienne, il y aurait du Nescafé, de nouvelles voitures, etc. Bien évidement, ce n’est pas ce qui s’est produit. Cette anesthésie dure toujours. Quand le peuple commence à se réveiller un peu, on lui donne un nouvel anesthésique. En 1994, quand le gouvernement Antall est tombé, parce que tout simplement il n’était plus possible de continuer ainsi, Gyula Horn est réapparu pour faire un clin d’œil au peuple et lui dire « je vais vous redonner un peu du régime Kádár ». En échange, il a vendu le pays, même ce qui existait encore jusqu’alors.

Yann Caspar : C’est eux qui ont le plus privatisé entre 1994 et 1998…

Gyula Thürmer : Oui, ce sont eux qui ont le plus privatisé. L’approvisionnement en électricité, sa production, les secteurs stratégiques, tout. Tout cela sans que les gens ne le sachent réellement, grâce à la manipulation des gens. C’est de cette manière qu’ils sont parvenus à ce qu’il n’y ait pas de ligne de front ici, pas de barricades. Il n’y a pas eu de combats sanglants.

Yann Caspar : Mais, tout de même, les partis du changement de régime n’ont pas vu le jour à partir de rien. D’ailleurs, beaucoup sont ceux qui pensent que la plupart des tendances politiques d’après 1989 étaient déjà palpables dès le début des années 1980 à l’intérieur du Parti socialiste ouvrier hongrois. Quelle était la position de János Kádár sur ce point ? Dans la dernière partie de son règne, il défendait le national-communisme. Que signifie cela ?

Gyula Thürmer : Si dans un pays de dix millions d’habitants, un parti compte 870 000 membres…

Yann Caspar : Mais les dirigeants…

Gyula Thürmer : Cela veut dire qu’il y a de tout dedans. Il n’y a pas autant de communistes dans cette région qu’il n’y en avait dans la petite Hongrie. Il y a avait donc beaucoup de tendances à l’intérieur du parti. Les sociaux-démocrates par exemple, qui, après la guerre, se sont alliés aux communistes. Rezső Nyers a été le premier, en mars 1988, à dire que nous n’avions plus besoin de Kádár et à vouloir aller de l’avant en créant une « Nouveau Front de mars ». Puis sont arrivés les nationalistes, Pozsgay, Szűrös. Et les pragmatiques avec Miklós Németh. Ces derniers étaient les plus nombreux. Ensuite sont arrivés les intellectuels libéraux, qui dès le début ont essayé de nous diriger vers l’Ouest. L’erreur de Kádár a été de ne pas avoir remarqué cela à temps, ou en tout cas de ne pas avoir pu s’y opposer.

En ce qui concerne les partis, il est vrai qu’ils étaient déjà en formation. Nous connaissions déjà Gábor Demszky avant qu’il ne soit connu. La tactique utilisée à l’époque était la même que celle utilisée aujourd’hui contre le gouvernement Fidesz. Ils tendaient la joue, attendant que le pouvoir les frappe, espérant recevoir une baffe. J’ai vu Gábor Demszky, le 15 mars 1989, descendre dans la rue et bousculer les policiers jusqu’au point de recevoir une baffe. Cela se serait passé partout dans le monde, mais ici Radio Free Europe et la BBC ont capturé le moment et, en cinq minutes, à travers Vienne, le monde entier savait que le pouvoir frappait les membres de l’opposition. Cela fonctionnait de cette manière et vous savez, même si le Premier ministre hongrois actuel a tout mon respect, il faut savoir que si George Soros ne l’avait pas découvert pour lui enseigner ceci ou cela, alors ce petit groupe d’étudiants n’aurait même pas…

Yann Caspar : Quand avez-vous entendu parler de George Soros pour la première fois ? Au début des années 1980 ?

Gyula Thürmer : J’ai entendu parler de George Soros à bien des égards. Dans les années 1980, quand il a commencé à s’activer ici. Il est arrivé en Hongrie en voulant prendre part aux activités culturelles. Dans le système de l’époque, tant que Kádár était en vie, il n’en était pas question. À travers nos relations avec les Soviétiques — je travaillais à l’ambassade hongroise de Moscou, comme vous l’avez évoqué —, nous savions que Soros avait pour mission de faire avancer les objectifs de changement de régime des États-Unis et de la CIA. Nous le considérions donc comme notre ennemi. Mais les libéraux hongrois ne le considéraient pas comme un ennemi. Quand Kádár est parti, Soros est arrivé. Il a acheté les intellectuels hongrois, en cinq minutes, il les a tous pris avec lui. Le plus triste, c’est qu’il s’agissait de personnes ayant grandi ici, qui avait eu leur diplôme en Hongrie.

Yann Caspar : Vous évoquez longuement Bálint Magyar dans votre livre. Pourriez-vous en parler un peu ?

Gyula Thürmer : János Magyar, en fait…

Yann Caspar : János Magyar, qui mangeait beaucoup de crêpes à la confiture…

Gyula Thürmer : Il portait alors encore ce nom. Nous nous sommes rencontrés au lycée Mihály Fazekas. C’était un garçon très intelligent et doué. Nous étions dans la même classe au lycée. Son évolution est très intéressante et caractéristique de la Hongrie. Quand la révolution culturelle a débuté en Chine, en 1966-68, il était le premier à se rendre à l’ambassade de Chine pour recevoir son Petit Livre rouge. Ce grand maoïste est ensuite devenu nationaliste — très longtemps, d’aucuns se rendaient en Transylvanie et y revenaient avec des sentiments nationaux —, puis il a rejoint l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ) et fréquentait Demszky et János Kis…

Yann Caspar : Et il est devenu ministre de l’Éducation du gouvernement Horn…

Gyula Thürmer : Et il a reçu le portefeuille de l’Éducation. Voilà, cela fait aussi partie de l’histoire de notre petite Europe centrale.

Yann Caspar : Le public français comprendra très bien comment quelqu’un peut être maoïste aux alentours de 1968, puis devenir brièvement nationaliste avant d’être totalement libéral. À mon avis, János Magyar, ou Bálint Magyar, le démontre très bien, même aux yeux du public français.

Gyula Thürmer : Tout à fait.

Yann Caspar : Bien, nous avons évoqué le gouvernement Horn. Passons donc à votre expérience du pluralisme, après 1990. Vous avez souvent qualifié la création du Parti socialiste hongrois (MSZP) de 1989 de trahison et de fraude. Depuis 1989, le Parti socialiste hongrois a plusieurs fois gouverné avec un parti sévèrement libéral, l’Alliance des démocrates libres. Ce sont eux qui ont le plus privatisé, c’est un fait. Ce qui est aussi un fait, c’est que l’Alliance de démocrates libres a disparu de la vie politique hongroise, mais elle a des successeurs, surtout animés par les libéraux de la capitale, qui regardent vers l’Ouest, les intellectuels mondialistes. Certes sous d’autres formes, mais le l’axe Parti socialiste hongrois-Alliance des démocrates libres est toujours en vie aujourd’hui, en Hongrie, sur l’échiquier politique. Cependant, depuis déjà près de dix ans, ce ne sont plus eux mais Viktor Orbán qui domine la politique hongroise. À mon sens, vous avez été le premier homme politique à comprendre que le changement de régime aura et a des victimes. Beaucoup sont ceux qui pensent qu’un peu plus tard Viktor Orbán l’a également compris. Il semblerait d’ailleurs qu’il fasse de la politique en se servant des graves erreurs du changement de régime. C’est peut-être pour cela qu’il dispose aujourd’hui du plus large soutien électoral. En 2010, Orbán a promu un second changement de régime, qui, selon lui, permettrait de corriger les erreurs du premier. Quel est votre avis sur ce point ?

Gyula Thürmer : Écoutez, l’expression « changement de régime » se compose de deux éléments. Cela signifie qu’avant 1989, il existait un système, le socialisme, dans lequel l’argent n’était pas le plus important et les intérêts de la société l’emportaient. À la place de ce système est arrivé un autre dont le ressort est la lutte pour le capital et le profit. C’est cela, le changement de régime. Ceux qui parlent de changement de régime aujourd’hui ne veulent absolument pas revenir à la situation antérieure. Ce serait un retour au socialisme, personne ne veut cela, sauf moi. Il s’agit ici d’autre chose. Pour que le changement de 1989 ne soit pas violent, il fallait faire des concessions, dont l’une a été de ne pas tuer le parti. János Kádár n’a pas été pendu, Gyula Horn n’a pas été emprisonné, mais il est devenu chef de parti et Premier ministre.

Yann Caspar : Rezső Nyers était au Parlement jusqu’en 2010…

Gyula Thürmer : Ils sont passés dans l’autre système.

Yann Caspar : En « retouchant » leur passé…

Gyula Thürmer : Oui. Ils ont aussi pu entrer au Parlement et ont d’ailleurs obtenu un peu plus de 9%. Ils sont passés sans encombre dans l’autre système. Ils étaient très malins. Prenons par exemple Gyurcsány [Premier ministre de 2004 à 2009, Ndlr], qui a débuté en tant que secrétaire de la Fédération hongroise de la jeunesse communiste. Ils ont utilisé ce moment, quand le capitalisme était déjà là, que de nouvelles lois existaient, quand tout le même était encore un peu perdu, pour gagner des millions et des millions.

En passant dans le nouveau système capitaliste, le Parti socialiste hongrois a utilisé cette situation pour s’accaparer beaucoup d’argent et de capitaux. Ceux qui parlent aujourd’hui de changement de régime disent en réalité qu’il faudrait reprendre cette fortune à ces personnes. Demandons à Gyurcsány d’où est-ce qu’il a ses milliards et, si nous le pouvons, alors reprenons-les. Je pense qu’il n’est pas possible de le faire avec des moyens juridiques. Ce n’est pas possible. Il n’y a pas encore de révolution à l’horizon.

Viktor Orbán a compris que, pour s’engager sur une voie capitaliste sûre, la Hongrie avait dû payer un énorme prix. Nous avons donné l’agriculture hongroise à l’Union européenne. Si vous entrez aujourd’hui dans un magasin en Hongrie, vous remarquez qu’on y vend du lait allemand, des produits étrangers…

Yann Caspar : Et ils sont plus mauvais que ceux vendus à l’Ouest…

Gyula Thürmer : Oui et, par ailleurs, l’agriculture hongroise chute. Tout cela au moment où la demande de produits alimentaires à l’Est et en Chine est en hausse et nous pourrions y exporter différents produits, ce qui nous n’est pas possible, car ces capacités nous ont été retirées. Nous avons donné nos marchés, notre système bancaire, nos usines, et bien d’autres choses.

Orbán a compris que cela n’était pas bon. Ce qu’il est possible de reprendre, il faut le reprendre, cela appartient au capitalisme hongrois. Ils se sont sentis assez forts pour pouvoir le faire. C’est ainsi que certaines usines ont été étatisées, des entreprises qui avaient autrefois été vendues à des étrangers ont été rachetées et qu’ensuite Orbán a dit aux banques et aux compagnies d’assurance étrangères que leur surplus, important au cours des trois dernières décennies, sera désormais soumis à l’impôt pour le donner à la population. Cela non pas bonté envers les gens, mais pour qu’ils se taisent et qu’ils ne descendent dans la rue, pour ne pas qu’ils manifestent et demandent un vrai changement de régime. Orbán, avec cette méthode de capitalisme d’État, a réussi à ce que le capitalisme se stabilise en Hongrie.

Concernant les partis en 1989 : en réalité, le changement de régime a mis en selle deux grands groupes. Il a toujours existé une tendance libérale et une tendance conservatrice. Dans la partie conservatrice se trouvait le Forum démocrate hongrois (MDF), qui a donné le premier Premier ministre, József Antall. Dans le camp libéral se trouvaient l’Alliance des démocrates libres et aussi le Fidesz, qui en faisait encore partie. Parmi les conservateurs, on trouvait encore les chrétiens démocrates (KDNP) et les petits propriétaires (FKgP). Les socialistes ne faisaient partie d’aucun camp, ils en constituaient un troisième. Mais, en 1994, le gouvernement Antall est tombé. Il était clair que si cela continuait ainsi, alors on pouvait revenir sur le changement de régime, cela était encore possible. C’est pour cette raison que Gyula Horn est réapparu. Le Parti socialiste n’était alors plus simplement autorisé à être au Parlement, on lui a permis de gouverner. Pour ce faire, ils sont dû payer le prix que nous payons toujours aujourd’hui. Ils se sont alliés aux libéraux.

Yann Caspar : Le paquet Bokros [en référence aux mesures prises par Lajos Bokros, ministre de l’Économie en 1995-1996, Ndlr], n’est-ce pas…

Gyula Thürmer : Une symbiose s’est opérée entre le Parti socialiste et l’Alliance des démocrates libres. La symbiose signifie que quelqu’un s’installe sur un corps et lui aspire son énergie. L’Alliance des démocrates libres a toujours été plus petite que les socialistes, et ce corps libéral s’installant sur le Parti socialiste lui a progressivement aspiré ce qui pouvait encore être qualifié de gauche. C’est ainsi que se sont créés les camps conservateur et libéral.

Yann Caspar : C’est aussi ce qui s’est passé en 2002 entre le Parti socialiste et l’Alliance des démocrates libres…

Gyula Thürmer : Oui, à la différence près que le camp des conservateurs était uni, le Fidesz avait avalé tous ses partenaires. Le Parti socialiste avait aussi avalé toutes les formations libérales ou de gauche, sauf nous bien sûr. Mais les problèmes arrivant, le gouvernement socialiste, Medgyessy [Premier ministre de 2002 à 2004], Gyurcsány n’ayant pas su se montrer à la hauteur des tâches, ils ont commencé à éclater.

Au cours des dix dernières, des partis qui représentent une des nuances des libéraux ont vu le jour. Que ce soit une nuance générationnelle comme Momentum, ou environnementale comme les Verts/La politique peut être différente (LMP). Ils viennent du même cercle. Les choses vont désormais très probablement dans un sens qui consistera à ce que quelqu’un les fasse disparaître pour les unir sous la même bannière.

Le logo du Munkáspárt. Photo : Visegrád Post

 

Yann Caspar : Qu’avez-vous pensé, ressenti, comment avez vous réagi quand Viktor Orbán a prononcé son discours en 1989 ?

Gyula Thürmer : En 1989, quand ce discours a été prononcé, je travaillais aux côtés du secrétaire général du Parti socialiste ouvrier hongrois et l’intention de Viktor Orbán était clairement de faire tomber le socialisme. Il voulait faire tomber le socialisme dans lequel j’avais grandi, que mon père avait construit et dont je pensais que c’était une bonne société. Il est donc naturel que je ne soutenais pas ses idées. C’est une autre question que de constater que vingt ans plus tard, il initie une autre politique en Hongrie et commence à réfléchir plus clairement que ses prédécesseurs libéraux, et que nous disons alors que sa politique a quelque chose de rationnel. Nous ne le rejoindrons pas, mais s’il fait quelque chose de bien pour le peuple, pour les gens, il faut le soutenir. Le Viktor Orbán de 1989 est pour nous inacceptable, mais celui d’après 2010, nous pouvons le soutenir sur de nombreux points.

Yann Caspar : Lesquels exactement ?

Gyula Thürmer : S’ils donnent aux gens, augmentent les salaires, baissent les charges liées au logement, alors nous disons que c’est bien. Qui n’en serait pas ravi ? Mais nous ajoutons que cela n’est pas autant qu’il faudrait donner. Si nous étions au pouvoir, nous donnerions plus. Nous le soutenons sur plusieurs plans en matière de politique étrangère. Pour nous, il est primordial que la Hongrie ait de bonnes relations avec la Russie. L’histoire nous apprend que si nous sommes en guerre avec la Russie, nous sommes ceux qui tenons le moins longtemps, qui perdons et mourrons. Si nous partons en guerre pour des intérêts étrangers, les conséquences en seront une fois de plus mauvaises. Nous soutenons sa politique d’ouverture à l’Est. Il faut avoir des relations avec la Chine, le Laos, le Vietnam. Et, d’une certain de point de vue, nous sommes pionniers en la matière. Le président hongrois revient du Laos, j’y étais il y a six ou sept ans, quand aucun hongrois n’y avait encore été. Nous espérons que cela aura aussi lieu avec la Corée du Nord, où j’ai déjà été, alors qu’aucun homme politique hongrois n’y a encore mis les pieds.

Yann Caspar : Vous y avez été récemment ?

Gyula Thürmer : Pour la dernière fois, l’année dernière.

Yann Caspar : Et de ce point de vue, Orbán ouvrant à l’Est et Kádár ayant un peu ouvert à l’Ouest, ne pourrait-on pas dire que les politiques étrangères de ces deux dirigeants se ressemblent ?

Gyula Thürmer : La Hongrie se trouve au centre de l’Europe. Au cours de son histoire millénaire, elle a toujours été encerclée par deux grandes puissances. Soit par Byzance et le Saint-Empire romain, soit par la Russie et l’Empire allemand, soit par l’Union soviétique et l’OTAN. Au milieu des deux, la Hongrie a dû conserver sa place. Aujourd’hui, il y a l’Union européenne et l’OTAN d’un côté et la Russie et ses alliés de l’autre. Je pense que la seule politique hongroise intelligente consiste à se ranger d’un côté, car nous pensons que cela est bon, mais aussi à partager diverses valeurs avec l’autre camp et de construire des ponts. C’est ce qu’a fait Gyula Andrássy au XIXe siècle, Gábor Bethlen au Moyen Âge, c’est ce qu’a fait Kádár, et c’est ce que fait aussi le gouvernement Orbán à sa manière.

Yann Caspar : Je l’ai déjà évoqué plus tôt, Kádár ne parlait pas vraiment de la Roumanie. Les événements roumains de 1989 sont très différents de ceux s’étant produits en Hongrie la même année. J’aurais deux questions. Vous avez été diplomate, vous avez beaucoup voyagé dans cette région, en Union soviétique, aussi à l’Ouest j’imagine, dans les années 1980. Dans quelle mesure la Hongrie était particulière si on la compare avec la Pologne, la Roumanie ? La Hongrie était surnommée la baraque la plus joyeuse du camp socialiste. Par ailleurs, ce qui se passe actuellement chez nos voisins roumains est sans doute encore plus lié au changement de 1989. Quel est votre avis sur ces points et pourquoi Kádár ne voulait-il pas parler de la Roumanie ?

Gyula Thürmer : C’est beaucoup de questions à la fois. En quoi se distinguait la Hongrie ? Chez nous, le changement de régime s’est produit par des querelles, des négociations, des accords ayant duré un, deux ou trois mois. Les élections de 1990 ont ensuite officialisé cela et, le lendemain, le capitalisme était en Hongrie. Cela s’est un peu produit de la même manière chez les Tchèques, où les choses sont toujours douces comme du velours. Chez les Polonais, cela a aussi eu lieu rapidement, mais parce que la tentative de Jaruzelski ayant consisté à essayer de défendre le socialisme n’a pas fonctionné.

Dans les pays où le socialisme n’est pas arrivé de la même manière que chez nous, où ce ne sont pas les chars soviétiques qui l’ont apporté, mais où les gens ont plus ou moins lutté pour le socialisme, cela ne s’est pas passé de cette manière. La Yougoslavie. Pourquoi a-t-il fallu désintégrer la Yougoslavie, la plonger dans une guerre sanglante et envoyer Milošević à La Haye ? Parce que ce pays s’est battu lui-même pour son indépendance. Il s’est battu contre les Allemands. Chez eux, le socialisme et la liberté, l’indépendance, étaient liés. Le socialisme yougoslave était différent, la propriété n’y était pas étatique mais communautaire. Beaucoup de choses y étaient différentes, c’est pour cela que cet ordre social n’a pas pu être détruit aussi rapidement.

Chez les Roumains, la situation était encore différente. On peut après coup détester Ceaușescu, peu nombreux étaient d’ailleurs ceux qui l’appréciaient à l’époque, mais il avait compris que si nous devons quelque chose à l’Ouest, alors l’Ouest nous fera chanter. La Roumanie a remboursé l’Ouest, même si cela lui a coûté cher. C’est pour cela que Ceaușescu a dû être exécuté. János Kádár n’a pas été exécuté, comme d’ailleurs personne ici. C’est une différence essentielle. Bien sûr, Cuba et le Vietnam étaient aussi différents, le socialisme y était aussi lié à la liberté et à l’indépendance.

La Roumanie est l’un des éléments des conséquences du traité de Trianon. Je pense que les gens de gauche peuvent aussi tranquillement dire que Trianon est un traité de paix criminel. J’ai moi-même été au Grand Trianon, et même si je n’ai pas éclaté en sanglots, je me suis arrêté un instant, et c’est toujours une douleur pour moi qu’il n’y ait pas de plaque commémorative qui rappelle que le sort du peuple hongrois, de la nation hongroise, y a été scellé. De surcroît, de manière injuste et malhonnête, par la violence des grandes puissances. Malheureusement, pendant la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants hongrois, Miklós Horthy, n’ont pas compris ce que les Roumains avaient alors compris, et ne sont pas sortis de la guerre, ou pas à temps, ce qui a eu pour conséquence la confirmation de Trianon. Tout est resté comme dans les années 1920.

Kádár et ses hommes, qui étaient fondamentalement internationalistes, pensaient que le socialisme apporterait une solution à cela. Lorsque la question n’est pas d’être hongrois, français, allemand ou roumain, mais travailleur ou capitaliste, alors ces différences, bien qu’elles ne disparaissent pas, s’estompent. Il y a eu des moments où elles se sont estompées, mais cela n’a en réalité pas réussi, en particulier quand les dirigeants roumains ont commis cette erreur qui a consisté, rompant avec la pratique des années 1950, à vouloir régler les problèmes de politique intérieure en augmentant le sentiment anti-hongrois. Sous Ceaușescu, c’était vraiment…

Yann Caspar : Le national-communisme avait une dimension ethnique…

Gyula Thürmer : Tout à fait.

Yann Caspar : Mais Kádár, aussi, s’était prononcé en faveur du national-communisme, quelle est la différence ? Quelle en était la définition ?

Gyula Thürmer : Kádár n’a pas véritablement employé cette expression. Il était pour les spécificités nationales. Si Hitler n’avait pas utilisé l’expression de national-socialisme, alors nous pourrions tranquillement l’utiliser, mais étant donné qu’il a mélangé ces termes, nous ne sommes pas nationaux-socialistes. Mais nous aimerions construire le socialisme au sein des relations nationales. Kádár était pour cela, car, comment dire ? Dans les années 1950, quand on allait chez le tailleur et qu’on nous demandait quel vêtement on voulait, on répondait qu’on voulait des vêtements qu’on avait vus en Union soviétique. Tout le monde se faisait faire des vêtements et construisait une société qu’il avait vus en Union soviétique. On s’est ensuite rendu compte qu’il existait des vêtements hongrois, des vêtements traditionnels hongrois, que les gens aimaient plus, qu’ils trouvaient plus confortables. Faisons cela. Kádár s’est engagé sur cette voie. Les Roumains encore plus, mais eux sont allés loin. Kádár n’a pas été aussi loin. Les Chinois étaient bien sûr ceux étant allés le plus loin en déclarant que la voie empruntée par l’Union soviétique n’était pas la bonne.

Mais cela n’était pas le fond du conflit entre la Roumanie et la Hongrie. Le fond du conflit était que le régime Kádár n’a pas pu améliorer le sort des un million et demi de Hongrois vivant en Transylvanie, il n’a pas pu récupérer la Transylvanie et n’a strictement rien pu faire. C’est pour cette raison que ces problèmes étaient passés sous silence. Cela a conduit à renforcer l’ambiance nationaliste. En Hongrie sont arrivés les Pozsgay et Szűrös, le Forum démocrate hongrois, et a débuté le réveil de l’ambiance nationaliste, ce qui, comme nous avons pu malheureusement le constater, n’a pas mené à grand chose.

La nouvelle élite dirigeante arrivée au pouvoir après 1989 n’a pas non plus pu récupérer la Transylvanie. Pas plus que ses prédécesseurs, elle n’a pu améliorer la vie des Hongrois vivant là-bas. Elle a laissé passer de grandes opportunités. Par exemple : la guerre dans les Balkans, l’entrée de la Roumanie dans l’UE, l’entrée dans l’OTAN, les changements de régime. L’élite hongroise aurait facilement pu demander quelque chose en échange du soutien à l’adhésion de la Roumanie. Ce n’est pas ce qui s’est passé, et maintenant la politique est différente.

 

Yann Caspar : La Hongrie ne fait désormais plus partie du bloc de l’Est, mais de l’Union européenne. Elle a adhéré à l’Union en 2004 et à l’OTAN en 1999, il y a près de vingt ans. Quel est votre avis sur cela ? Que s’est-il passé ? Comment voyez-vous la suite ?

Gyula Thürmer : Nous avons d’abord rejoint l’OTAN, qui ne nous avait pas acceptés tout de suite. En Hongrie, le changement de régime s’est produit en 1990, mais nous n’avons été acceptés dans l’OTAN que neuf ans plus tard. Deux choses se sont passées au préalable. Ils ont donné neuf ans à l’élite politique hongroise pour épurer toux ceux qui avaient quelque chose en lien avec l’Union soviétique. Il a fallu remplacer le corps des officiers, renvoyer des généraux, embaucher des nouveaux hommes, former des nouveaux officiers, et alors ce serait bon. Par ailleurs, la Hongrie n’en avait pas besoin. Pourquoi donc, s’il n’y a plus d’Union soviétique ? Oui mais, en Yougoslavie, ils n’ont pas réussi à régler le changement de régime sans guerre, et ce n’est pas un hasard si la Hongrie est entrée dans l’OTAN au printemps 1999, deux semaines plus tard allait commencer l’agression.

Yann Caspar : Vous avez rencontré Milošević…

Gyula Thürmer : Oui, si je m’en souviens bien, c’était le 6 avril. J’y suis allé en plein cœur de la guerre. J’ai rencontré Milošević. Nous avons tout de même réussi à atteindre un résultat positif. Une grande carte était au mur, Milošević a tiré le rideau de côté : « Vous voyez, l’OTAN et la Hongrie veulent engager des troupes au sol pour envahir la Yougoslavie et beaucoup de soldats serbes vont mourir en Voïvodine et aux alentours, mais aussi beaucoup de soldats hongrois. » Bien sûr, ce n’est pas pour cette raison que l’OTAN n’a pas engagé de troupes au sol, mais cela a aussi joué un rôle.

Et je suis fier d’une chose. Après avoir rencontré Milošević, je suis allé en Voïvodine, les ponts avaient été bombardés. Un grand rassemblement avait lieu sur le seul pont encore debout. Plusieurs dizaines de milliers de personnes étaient là. J’ai prononcé un discours en serbe et en hongrois en expliquant qu’en Hongrie non plus tout le monde ne voulait pas la guerre. Je pense que cela a été un élément important dans les relations serbo-hongroises. Les gens ont alors su que nous ne voulions pas faire la guerre contre eux, pas plus qu’aujourd’hui, évidemment.

L’entrée du siège du Munkáspárt, dans le 4e arrondissement de Budapest. Photo : Visegrád Post

 

Yann Caspar : Quel est votre avis sur l’Union européenne ?

Gyula Thürmer : Notre adhésion à l’UE n’était aussi qu’une étape incontournable, l’OTAN étant le pilier militaire et l’UE son équivalent politique et économique du système qui existe aujourd’hui en Hongrie. Un système passant à l’économie de marché et à la démocratie bourgeoise ne peut exister sans ces piliers extérieurs. La question est celle du prix à payer pour cela. Je crois que la Hongrie a payé un assez grand prix en échange. Pas pendant les négociations, mais déjà avant, l’agriculture hongroise ayant été détruite avant l’adhésion à l’UE. Ils ont détruit ou acheté l’industrie automobile hongroise, la société Ikarus, et l’industrie de transformation hongroise avant l’adhésion. La plupart des lois avaient déjà été mises aux normes de l’UE avant notre adhésion. Nous avions commencé à vivre comme si nous étions membres de l’UE.

Viktor Orbán reconnaît cela aujourd’hui. L’Ouest a acheté nos marchés, nous leur avons déjà beaucoup donné. Depuis, beaucoup de temps s’est écoulé et le capitalisme d’Europe de l’Est, y compris le capitalisme hongrois, s’est renforcé et c’est sur ce point que nous avons des désaccords. L’élite politique hongroise ne veut pas sortir de l’UE, elle veut y rester, et voudrait recevoir plus. Il existe une chanson hongroise qui dit que celui ne marchant pas du même pas ne recevra pas son gâteau du soir. Orbán et son parti voudraient recevoir ce gâteau tout en marchant d’un autre pas, ou d’un pas différent sur certains sujets.

Rendez-vous compte : la Hongrie a déjà perdu huit milliards d’euros à cause de l’embargo contre la Russie. Pourquoi diable cet embargo ? D’autant plus que la Russie n’a pas été étranglée, elle est approvisionnée en produits alimentaires, pas par les Hongrois, mais par d’autres. Il existe beaucoup de choses négatives. Et, en fin de compte, nous sommes confrontés au fait que l’UE n’exerce pas seulement une pression économique sur la Hongrie, mais voudrait aussi qu’on vive comme eux. Mais nous ne ne voulons pas vivre comme eux. J’aime beaucoup Paris, Berlin et les villes d’Europe de l’Ouest, mais la vie, la culture et les traditions y sont différentes. Autorisez-nous à vivre comme nous vivons. Cela ils ne le veulent pas. La démocratie aussi peut avoir plusieurs acceptations. Ici, l’histoire est différente, on ne peut comprendre les règles du jeu de la même manière. Je pense qu’il faut protéger l’indépendance des nations, leur culture et leur identité. L’UE ne doit pas aller dans la direction d’une organisation supranationale, mais dans celle d’une alliance entre les nations.

 

Retrouvez l’entretien en format vidéo :