Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

Trianon : un siècle après

Temps de lecture : 6 minutes

Hongrie – À l’issue de la « Der des Ders », les vainqueurs imposèrent des traités impitoyables aux puissances centrales : traité de Versailles pour l’Allemagne (28 juin 1919), traité de Saint-Germain en Laye pour l’Autriche (10 septembre 1919), et pour la Hongrie le traité de Trianon (4 juin 1920).

Cent ans après, le cas hongrois se distingue encore par deux aspects : 2,4 millions de Magyars vivent en dehors des frontières nationales (un déclin d’un million en cent ans) ; la stabilité du bassin des Carpates tient à un équilibre indécis. Si on ajoute à cela que la Hongrie se tient en première ligne des pays récalcitrants à l’UE post-nationale, on mesure l’importance en Europe centrale des enjeux du centenaire, déploré ici et célébré là.

Une idée reçue, à écarter d’emblée, est de voir dans ce centenaire une banale éphéméride. L’ignorance ou l’habitude rend la situation anodine aux yeux des Français. Des médias libéraux évoquent même Trianon comme une « légende ». À une énormité près, le quidam occidental de 2020 peut imaginer que le dépècement de la Hongrie un siècle plus tôt fut une étape de la décolonisation… Laissons-là les indifférents. Dans le débat public en Europe centrale, Trianon n’est banal ou évident que pour ses partisans. Selon eux, en parler autrement qu’avec fatalisme ou détachement entraîne un soupçon d’irrédentisme.

La Hongrie entre 1918 et 1919. Par Nicolas de Lamberterie.


Trianon, heure zéro

La conférence de paix commence à la fin de l’année 1919, alors que le sort de l’Allemagne et de l’Autriche est déjà réglé. Les immédiates proclamations d’auto-détermination des Slovaques, des Roumains transylvains, des Slovènes, Serbes et Croates avaient d’ailleurs placé les Hongrois devant le fait accompli. Les droits historiques de la Couronne de Saint-Étienne ne pèseront pas plus dans la balance que la fameuse « carte rouge » de Pál Teleki, mettant en évidence la répartition des populations dans la région. Le texte signé le 4 juin 1920 ampute la Hongrie des deux tiers de son territoire sur lesquels vivent 3,3 millions de Magyars. La viabilité des frontières est systématiquement établie au détriment de la Hongrie, que ce soit en concédant un accès au Danube à la Tchécoslovaquie au détriment des populations magyares ou en Transylvanie où de grandes villes proches de la frontières deviennent toutes roumaines parce qu’un chemin de fer les réunie.

Ces considérations matérielles sont en fait d’un second ordre. Car 1920 signe l’arrivée dans le bassin des Carpates de la modernité ethno-nationale. Avant le cataclysme de 1914, l’ordre habsbourgeois favorisait sans doute des Autrichiens et des Hongrois. Mais la Double-Monarchie plaçait au-dessus du fait national la majesté d’une dynastie, les valeurs d’honneur et de service de la noblesse, la conscience d’un ordre sacré à perpétuer au bénéfice de tous les peuples de la couronne. Le romancier hongrois Sándor Márai l’évoque avec nostalgie dans Les Braises : « En ce temps-là, Vienne et tout l’Empire austro-hongrois formaient comme une grande famille, dans laquelle Hongrois, Allemands, Moraves, Tchèques, Serbes, Croates, Italiens comprenaient que seul un Empereur était à même de maintenir l’ordre au milieu des désirs extravagants et des revendications passionnées de ses sujets, oui, seul cet Empereur qui était à la fois maréchal des logis et souverain, bureaucrate et grand seigneur[1]. »

 

La « carte rouge » de Pál Teleki.

 

Ce qui s’est passé à Trianon, c’est le démantèlement d’un ordre traditionnel édifié par mille ans d’histoire au profit d’un principe : le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Comme le « droit des peuples » n’a pas été reconnu aux vaincus, ce principe a permis de démanteler un ordre ancien sans instaurer autre chose qu’un interrègne propice à la discorde.

Dans l’Entre-deux-guerres, la diplomatie du régent, l’amiral Horthy, consiste à remédier coûte que coûte au traité de Trianon. Mais du point du vue des querelles territoriales et non de l’antique ordre danubien, définitivement révolu. Ce qui fait de la Hongrie un allié objectif de l’Allemagne. Le démantèlement de la Tchécoslovaquie entraîne le retour des territoires au nord-est : c’est le premier arbitrage de Vienne (novembre 1938) ; le deuxième arbitrage de Vienne (août 1940) restitue la moitié septentrionale de la Transylvanie ; et la dislocation de la Yougoslavie en 1941 permet de réintégrer une partie de la Voïvodine. Du point de vue hongrois, c’est un compromis avantageux ; pour les États lésés, une nouvelle injustice. Dans le damier ethnoculturel de l’Europe centrale, un État unitaire ne s’impose qu’au détriment d’un autre. La désunion des petites nations fait bientôt le jeu de Staline comme elle a fait celui de Hitler.

Idéologie nationale

L’éclatement politique de la région danubienne a répondu à un motif idéologique : la propagation du modèle jacobin de « l’État-nation ». Le nationalisme se trouvait alors au cœur des principes émancipateurs du libéralisme.

L’historien François Fejtő[2] a abondamment détaillé les circonstances du dépècement de l’Autriche-Hongrie. L’esprit de vengeance des vainqueurs était emprunté d’une part à un nationalisme historique. Les diplomates français s’imaginaient chausser les bottes de Richelieu en organisant l’émiettement de l’Europe centrale. Mais s’y ajoutait une autre forme d’hostilité, idéologique, à l’encontre d’une puissance aristocratique et catholique.

La finalité concrète des revendications nationales soutenues depuis l’étranger, c’est l’émiettement des souverainetés édifiées historiquement. Le caractère pernicieux du nationalisme apparaît donc où le politiquement correct libéral veut l’ignorer. En 1920, il a été employé pour ruiner une confédération pacifique de peuples au profit des « nations » yougoslave et tchécoslovaque. Dans les années 1990, c’est ce même nationalisme qui permit de miner la Yougoslavie. Les États-Unis découvrirent opportunément « un droit à disposer d’eux-mêmes » pour les Croates, mais aussi pour les Bosniaques, les Albanais du Kosovo, les Monténégrins, etc. Divide et Impera.

 

Carte résumant le découpage de la Hongrie lors du traité de Trianon. Par Nicolas de Lamberterie.


Un siècle de désunion et de vulnérabilité

Un siècle, c’est un cap symbolique : un laps de temps qui paraît rendre impossible tout retour en arrière. Mais l’histoire n’est pas plus figée qu’on ne peut en remonter le cours. L’enjeu actuel de l’Europe centrale n’est pas de refaire Trianon à l’envers, mais de s’en défaire, de sortir du cercle vicieux des rancœurs nationales, afin d’offrir aux « petites nations » de la région des libertés à la mesure de leur solidarité face aux grandes puissances.

A l’égard de Trianon, le message de la Hongrie aux États limitrophes est le suivant : « comprenez qu’en ce jour nous n’avons rien à célébrer, » dixit Viktor Orbán. Dans les pays voisins, il n’y a guère à célébrer non plus. Les frontières furent tracées au bénéfice de la Yougoslavie – qui a implosé ; au bénéfice de la Tchécoslovaquie – démantelée en 1938 avant de se séparer à l’amiable en 1993 en deux entités. Et même la Roumanie a été diminuée de la Moldavie acquise au lendemain de la Grande Guerre. Mais la Transylvanie demeure un sujet sensible entre Budapest et Bucarest. Que l’issue de la première Guerre Mondiale ait été une « divine surprise » pour les Roumains est fort compréhensible. Le 1er décembre marque la fête nationale en ce pays, célébrant le rattachement de la Transylvanie par la déclaration d’Alba Julia (1er décembre 1918). Mais la décision récente de faire du 4 juin une fête nationale roumaine passe à l’évidence pour une provocation.

La politique de Viktor Orbán

La Hongrie commémore Trianon avec gravité. Parce qu’oublier ce désastre passé signifierait le reniement de son avenir. Dès sa fondation en 1988, le Fidesz place au cœur de son programme la solidarité avec les Hongrois séparés du territoire national. Grâce à la large majorité parlementaire acquise en 2010, Viktor Orbán organise la participation des Magyars des Carpates à la vie politique hongroise. Avec la nouvelle constitution, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, les populations magyarophones des pays limitrophes se voient offrir non seulement la double citoyenneté sur demande, mais encore peuvent voter aux élections législatives selon le nouveau mode de scrutin à un tour. En effet, les 199 députés du Parlement monocaméral sont à présent élus, pour 106 d’entre eux dans les circonscriptions du pays, et pour les 93 restants à la proportionnelle, sur les listes des différents partis en compétition ; les Hongrois des Carpates participent à ce scrutin de liste.

Sur le plan économique et culturel, l’influence hongroise se déploie sans irrédentisme, en invitant les États voisins à un développement propice. Cette rhétorique du gagnant-gagnant a des résultats mitigés. Si les relations sont au beau fixe avec la Slovénie, la Croatie et surtout la Serbie aujourd’hui, des tensions récurrentes avec l’Ukraine ont émaillé les années 2014-2019. Malgré une forte coopération dans le cadre du groupe de Visegrád, la Slovaquie ne se départit jamais d’une certaine prudence. Enfin, les relations avec la Roumanie, où vivent plus d’1,2 million de magyarophones, sont instables. Mais l’attitude de Bucarest tient moins à la défense opiniâtre de son intérêt national qu’à une politique erratique, où l’influence étrangère a sa part.

Un siècle après, on peut dire qu’il ne reste rien du monde d’avant Trianon, guère plus que des illusions de l’ère de Trianon elle-même, mais que les nations constitutives de la région existent toujours – responsables de se donner un avenir meilleur.

[1] Sándor Márai, Les braises (A gyertyák csonkig égnek), 1942

[2] François Fejtő, Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, 1988