Pologne – Les tensions entre Bruxelles et Varsovie concernant l’indépendance du système judiciaire polonais durent depuis la fin de l’année 2015. Elles ont commencé immédiatement après les élections parlementaires remportées par le parti Droit et Justice (PiS) en octobre 2015. En décembre 2017, la Commission européenne lançait la fameuse procédure de sanction de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne. Autrement dit, la Commission demandait aux États membres réunis au sein du Conseil de « constater qu’il existe un risque clair de violation grave par [la Pologne] des valeurs visées à l’article 2 »[1]. En l’occurrence, la Commission considère que la réforme du Tribunal constitutionnel polonais en 2016 et les réformes de la justice adoptées début décembre 2017 menacent l’État de droit en Pologne. Et puisque le respect de l’État de droit fait partie des valeurs reconnues par l’Union européenne à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne[2], la Commission européenne, gardienne des traités, s’estime compétente pour intervenir dans ce qui aurait dû rester un conflit interne de la Pologne. C’est en tout cas ce que pensent certains États membres, notamment en Europe centrale. À ce jour, la majorité des quatre cinquièmes des États représentés au Conseil de l’UE, nécessaire pour engager la procédure de l’article 7 contre la Pologne, n’a pas pu être réunie. C’est pourquoi la Commission européenne a cherché, à partir de septembre 2018, à contourner cet obstacle résultant des conditions posées à l’article 7 en portant les réformes du système judiciaire polonais directement devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE).
En parallèle, des juges de la Cour suprême polonaise (cour de cassation) ont également saisi la CJUE de la réforme de la justice de leur pays. Bien que ceux-ci aient obtenu gain de cause à Luxembourg, le Tribunal constitutionnel polonais leur a finalement donné tort. À présent, c’est encore ce dernier qui va devoir réaffirmer la supériorité de l’ordre juridique polonais, ou se soumettre à l’ordre juridique européen.
La bataille initiée par la Commission européenne contre la réforme de la justice polonaise
Dans le cadre de sa stratégie de judiciarisation du conflit qui l’oppose au gouvernement et à la majorité parlementaire en Pologne, la Commission européenne a introduit en octobre 2019 un recours devant la CJUE contre la réforme de la Cour suprême polonaise portant création de la Chambre disciplinaire[3]. Cette chambre disciplinaire de dernière instance a été créée par la loi sur la Cour suprême du 8 décembre 2017 pour mettre fin à l’impunité qui caractérisait le système judiciaire polonais jamais vraiment réformé depuis l’époque communiste. Cette réforme était un point important du programme électoral de 2015 du PiS et a donc bénéficié d’une légitimité démocratique d’autant plus grande que les électeurs polonais ont reconduit la majorité absolue du PiS à la Diète en octobre 2019.
La Commission estime que cette Chambre disciplinaire ne présente pas les garanties nécessaires d’indépendance et d’impartialité, et que par suite la Pologne ne respecte pas ses obligations au titre du Traité sur l’Union européenne selon lequel « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union »[4]. C’est dans le cadre de cette procédure que la CJUE a jugé le 8 avril 2020 que « la Pologne doit suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales relatives aux compétences de la chambre disciplinaire de la Cour suprême au regard des affaires disciplinaires concernant les juges »[5]. Ceci en attendant un jugement sur le fond du recours de la Commission européenne.
Réagissant à cette ordonnance provisoire de la CJUE, la Chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise a immédiatement saisi le Tribunal constitutionnel. Dans sa saisine, elle fait valoir que la CJUE demande à la Pologne d’appliquer des mesures provisoires concernant l’organisation et le fonctionnement des organes du système judiciaire national « alors que ces compétences n’ont pas été transférées à l’Union européenne et à ses institutions en vertu d’un traité international ». Parallèlement, le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a fait connaître son intention de saisir lui aussi le Tribunal constitutionnel sur la question de cette ordonnance provisoire de la CJUE en arguant du fait que « conformément à la constitution le Tribunal constitutionnel est celui qui statue en dernière instance sur la question de la conformité des actes de droit ». Quant au vice-ministre polonais de la Justice Marcin Romanowski, il a estimé que cette ordonnance était une « violation flagrante des traités » et que ce serait au Tribunal constitutionnel polonais de décider ce qui l’emporte : « l’opinion d’un groupe de juges de la CJUE ou la constitution polonaise et la lecture des traités à la lumière de la loi fondamentale polonaise ».
Pour le vice-ministre polonais de la Justice Sebastian Kaleta, l’ordonnance du 8 avril de la CJUE est une « décision […] sans précédent » car « pour la première fois l’Union européenne s’attribue des compétences sur les organes constitutionnels d’un État membre. Pire encore, elle ne le fait pas en examinant une affaire sur le fond. Dans le cadre d’une ordonnance provisoire, sans trancher sur le fond, elle dicte à un État membre comment il doit être gouverné » alors que « c’est le Tribunal constitutionnel qui est le juge en dernière instance sur le territoire polonais pour des affaires aussi essentielles, et c’est là que cette affaire aura sa suite ». Pour M. Kaleta en effet, si la Pologne devait céder, la prochaine étape consisterait sans doute à lui imposer, ainsi qu’à tous les États membres de l’UE, « la légalisation des unions homosexuelles, l’adoption d’enfants par les couples homosexuels et tout un éventail d’autres revendications idéologiques avec lesquelles la société polonaise n’est pas d’accord »[6].
Le Tribunal constitutionnel polonais va donc devoir juger, à l’occasion de cette affaire, qui, de lui ou de la CJUE, doit avoir le dernier mot sur l’organisation de la justice polonaise.
Comment en est-on arrivé là ?
En application de son programme électoral de 2015, le parlement polonais a adopté en 2017 trois grandes réformes de la justice : celles des tribunaux ordinaires, du Conseil national de la magistrature (KRS) et de la Cour suprême (cour de cassation). Selon la constitution polonaise, le KRS compte 25 membres dont 15 juges, le mode de nomination de ces derniers devant être défini par le parlement au moyen d’une loi. Jusqu’à la réforme, les 15 juges du KRS étaient désignés par leurs pairs. Depuis, ils sont choisis par le parlement. Quant à la réforme de la Cour suprême, elle a, entre autres choses, conduit à la création de deux nouvelles chambres : la Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques et la Chambre disciplinaire. Une des fonctions du KRS étant de proposer au président de la République les candidatures aux fonctions de juges, c’est le KRS réformé qui a proposé les candidatures des membres actuels de ces deux nouvelles chambres. Le PiS estime ainsi avoir rétabli un contrôle démocratique sur la justice, par le biais des nominations au KRS opérées par le parlement. Il ne considère pas pour autant avoir porté atteinte à l’indépendance des juges, les membres des chambres de la Cour suprême étant nommés pour un mandat fixe de six ans et ne pouvant pas être révoqués par l’exécutif en cours de mandat. En revanche, pour la Commission européenne comme pour une partie importante de l’opposition polonaise, ces réformes ont bien porté atteinte à l’indépendance de la justice. C’est pourquoi la Commission s’est tournée vers le Conseil en engageant la procédure de l’article 7 en décembre 2017 puis, après l’échec de cette procédure, vers la CJUE à partir de septembre 2018.
Le mécanisme des questions préjudicielles détourné par certains juges polonais
Outre l’hostilité à ces réformes de la part de l’opposition parlementaire polonaise et de la Commission européenne, le gouvernement de Mateusz Morawiecki et sa majorité parlementaire doivent aussi faire face à l’opposition d’une partie des juges. Un des mécanismes utilisés par ces juges pour remettre en cause ces réformes consiste à demander l’intervention de Bruxelles. C’est ainsi qu’en août 2018, la Chambre du travail et des assurances sociales de la Cour suprême polonaise a adressé des questions préjudicielles[7] à la CJUE. Sans rapport direct avec l’affaire examinée, celles-ci portent sur la conformité des réformes au droit européen ainsi que sur la validité des nominations de juges opérées par le président de la République de Pologne après la réforme du KRS. Répondant à ces questions dans un arrêt du 19 novembre 2019[8], la CJUE a affirmé la primauté du droit européen sur le droit national et a déclaré la juridiction à l’origine de la question préjudicielle compétente pour juger de la conformité de la nouvelle Chambre disciplinaire et de la nomination des juges sur la base des candidatures présentées par le KRS réformé, conformité appréciée au regard du principe d’indépendance et d’impartialité évoqué dans les traités européens. Ce jugement heurte la tradition constitutionnelle polonaise voulant que seul le Tribunal constitutionnel peut invalider les effets des lois votées par le parlement, et ce à la lumière de la constitution polonaise.
Conflit au sein-même de la Cour suprême polonaise
Le 23 janvier 2020, trois des cinq chambres de la Cour suprême polonaise étaient réunies pour voter une résolution proposée par la première présidente de la Cour, la juge Małgorzata Gersdorf. Cette dernière n’avait jamais caché son hostilité aux réformes en cause. Elle avait même participé à des manifestations de rue organisées par l’opposition, malgré l’interdiction constitutionnelle faite aux juges polonais de « mener une activité publique incompatible avec les principes d’indépendance des tribunaux et d’impartialité des juges »[9]. Mme Gersdorf n’avait donc pas convoqué pour ce vote les juges des deux nouvelles chambres instituées par ces réformes : la Chambre disciplinaire et la Chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques. Par la résolution du 23 janvier 2020, ces juges des trois autres chambres de la Cour suprême ont prétendu interdire à ceux nommés après la réforme du KRS, y compris ceux de la Chambre disciplinaire, de rendre des jugements. Ils se fondaient pour cela sur l’arrêt de la CJUE du 19 novembre 2019. De cette manière, les juges de la Cour suprême convoqués par la première présidente Małgorzata Gersdorf ont mis en œuvre la capacité qui leur était reconnue par la CJUE pour déclarer que les juges nommés après la réforme du KRS ne satisfaisaient pas les critères du droit européen et ne pouvaient donc pas rendre de jugements.
L’intervention du Tribunal constitutionnel polonais
Or le 20 avril 2020, le Tribunal constitutionnel, qui avait été saisi par le Premier ministre Mateusz Morawiecki pour régler ce conflit de compétences entre le parlement et la Cour suprême, a jugé par onze voix contre trois que cette résolution du 23 janvier 2020 viole la Constitution polonaise et le Traité sur l’Union européenne[10]. Ce faisant, le Tribunal constitutionnel polonais a réaffirmé face à la Cour suprême et à la CJUE sa compétence exclusive en Pologne pour invalider les lois votées par le parlement polonais.
L’affaire aurait pu en rester là, d’autant plus que le mandat de la juge Małgorzata Gersdorf à la tête de la Cour suprême polonaise arrivait à son terme le 30 avril 2020. Avec la nomination, par le président Andrzej Duda, de la juge Małgorzata Manowska à la tête de la Cour suprême polonaise, l’opposition polonaise et Bruxelles ont perdu un allié de poids au sein du système judiciaire polonais. La nouvelle première présidente promet en effet de « dresser un mur épais séparant la Cour suprême de la politique ». Et c’est sans doute une bonne nouvelle pour la démocratie parlementaire polonaise face à ceux qui voudraient instaurer un gouvernement des juges sous tutelle directe de l’Union européenne.
Cette fois, Varsovie peut difficilement reculer
Quand en septembre 2018 la Commission européenne avait saisi pour la première fois la CJUE sur la question des réformes de la justice en Pologne, le litige portait sur l’abaissement à 65 ans de l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême, y compris ceux en exercice. Sur cette question, la Pologne a reculé en amendant en décembre 2018 sa nouvelle loi sur la Cour suprême afin de permettre aux juges en exercice de plus de 65 ans de rester jusqu’à la fin de leur mandat. En revanche, sur la question de la légitimité des juges nommés sur la base des candidatures présentées par le KRS réformé, reculer serait beaucoup plus compliqué pour la majorité parlementaire et le gouvernement polonais, car cela reviendrait à accepter que tous les juges nommés depuis 2018 ne peuvent plus rendre de jugement et aussi que leurs jugements passés ne sont pas valides, ce qui sèmerait l’anarchie dans le système judiciaire. Cela reviendrait aussi à reconnaître aux institutions européennes le droit de court-circuiter la cour constitutionnelle nationale et d’invalider les lois portant sur l’organisation et le fonctionnement du système judiciaire national. Pourtant, cette compétence n’est pas attribuée explicitement à l’Union européenne dans les traités existants. Or, selon l’article 5 du Traité sur l’Union européenne, « toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres »[11].
Les implications pour les 27 du conflit entre Bruxelles et Varsovie
Dans ce conflit, la Commission européenne, gardienne des traités, interprète la phrase « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union »[12] comme conférant aux institutions de l’UE un pouvoir sur l’organisation et le fonctionnement des institutions judiciaires nationales. Ce pouvoir serait supérieur à celui des cours constitutionnelles nationales. De la même manière, la mention de l’État de droit parmi les valeurs visées par l’article 2 du Traité sur l’Union européenne est invoquée par la Commission en soutien de sa prétention à exercer un contrôle direct sur le respect de l’État de droit. C’est particulièrement vrai vis-à-vis de la Pologne et de la Hongrie depuis que ces pays sont dirigés par des conservateurs dont les idées ne correspondent pas toujours à celles dominantes à Bruxelles. Et puisque l’article 7 permet difficilement de sanctionner un État membre qui ne respecterait pas l’interprétation que la Commission européenne fait de ces valeurs énumérées à l’article 2, celle-ci s’efforce d’obtenir de la CJUE qu’elle étende sa compétence au contrôle du respect de l’État de droit dans les pays membres. Mais comme cela ne suffit pas pour faire plier Varsovie (et également Budapest), la Commission européenne, soutenue par le Parlement européen, cherche en outre, depuis deux ans, à introduire dans le prochain cadre financier pluriannuel de l’Union – et aussi désormais dans le plan de relance négocié pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie de COVID-19 – un mécanisme conditionnant le versement des fonds européens à l’appréciation par la Commission européenne du respect par chaque État membre de l’État de droit et des valeurs évoquées à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne. Ce serait une autre manière de contourner les conditions strictes prévues pour sanctionner un pays sous le régime de l’article 7. Sans attendre la mise en place d’un tel mécanisme, la Commission européenne exerce déjà de fait un chantage aux fonds européens contre les collectivités locales polonaises qui s’opposent à l’idéologie LGBT, ce qui illustre très bien à quoi pourrait servir le conditionnement des fonds européens au respect de « l’État de droit ».
C’est pourquoi le conflit qui oppose aujourd’hui Bruxelles à Varsovie concerne en fait tous les Européens.
Cet article a été publié initialement par le European Centre for Law and Justice.
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[1] Article 7, par. 1, du Traité sur l’Union européenne.
[2] Article 2 du Traité sur l’Union européenne : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
[3] Recours introduit le 25 octobre 2019 – Commission européenne/République de Pologne (Affaire C-791/19).
[4] Article 19, par. 1, deuxième alinéa, du Traité sur l’Union européenne.
[5] Ordonnance de la Cour dans l’affaire C-791/19R.
[6] Par exemple au nom des principes de « non-discrimination » et de « droits des personnes appartenant à des minorités » évoqués à l’article 2 du Traité sur l’Union européenne.
[7] La fonction des questions préjudicielles est d’assurer l’application unitaire et correcte du droit de l’Union (article 267 TFUE). Les juridictions nationales peuvent, en posant une question préjudicielle, interroger la CJUE sur l’interprétation du droit de l’Union ou sa jurisprudence. Le juge doit renvoyer une disposition pour interprétation lorsqu’elle est obscure et pose un important problème d’interprétation.
[8] Arrêt de la Cour (grande chambre) du 19 novembre 2019, affaires C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18.
[9] Article 178, par. 3, de la Constitution polonaise de 1997.
[10] Jugement du Tribunal constitutionnel du 20 avril 2020, affaire U 2/20.
[11] Article 5, par. 2, du Traité sur l’Union européenne.
[12] Article 19 du Traité sur l’Union européenne.