Pour l’auteur britannique, l’Europe de l’Ouest est incapable d’accepter que dans la moitié orientale du continent la situation évolue dans une direction qui n’est pas de son goût
Ceux qui accusent la Hongrie d’être une dictature, Douglas Murray, dans l’entretien qu’il a accordé à Magyar Nemzet,les déclare ridicules. Pour ce penseur de la chose politique, la gauche, de plus en plus intolérante, est l’otage de ses idéaux extrémistes ; face à un monde réclamant la suppression de la police et la légalisation des drogues dures, il voit dans le conservatisme une alternative permettant de préserver une vie qui ait un sens. Pour cet auteur internationalement reconnu, la Hongrie est une société extraordinairement curieuse et cultivée, qui s’intéresse à ce qui se passe dans le monde.
Magyar Nemzet – Vous passez un mois entier en Hongrie, en tant que chercheur invité du Danube Institute. A quoi travaillez-vous en ce moment ?
Douglas Murray – Je participe à la série de rencontres au sommet en ligne intitulée MCC – Danube Institute Patriotic Talks. En raison de la situation sanitaire, malheureusement, certaines séances seront en distanciel.
MN– A l’occasion de ce séjour prolongé dans notre pays, vous avez eu la possibilité de vérifier de visu la nature de la vie publique hongroise. Quelle est, par exemple, votre opinion concernant les accusations, formulées par le nouveau président américainJoe Biden et son entourage, selon lesquelles la Hongrie serait une dictature totalitaire, ou encore un « Etat voyou » –expression initialement appliquée à des pays comme la Somalie, où la piraterie en haute mer jouit de complicités gouvernementales ?
DM – Les confinements ont créé une ambiance de dictature un peu partout. Mais, blague à part : je trouve ces accusations ridicules. Tout le monde sait très bien qu’il y a des élections libres en Hongrie.
MN – Comment expliquez-vous ces attaques ?
DM – En Europe, le dialogue de l’Est et de l’Ouest a tout d’un dialogue de sourds, dans lequel – chose assez déplorable – les pays de l’Ouest ont de plus tendance à jouer de la menace. Au lieu de ces malentendus souvent volontaires, nous ferions mieux d’essayer de mieux nous connaître – nous aurions besoin d’une volonté sincère de nous comprendre les uns les autres. Bien sûr, on peut toujours critiquer les pays des autres, y compris du point de vue de leur politique domestique, mais il conviendrait de le faire armé de la compréhension des raisons pour lesquelles certaines décisions sont prises. Il est à mon avis extrêmement dommageable que l’Europe de l’Ouest ne soit pas capable d’accepter que dans la moitié orientale du continent la situation évolue dans une direction qui n’est pas de son goût.
MN – Lesquelles de ces critiques trouvez-vous justifiées, et lesquelles vous semblent dénuées de fondement ?
DM – Dans l’affaire de la CEU, le moins qu’on puisse dire est que le gouvernement hongrois a eu un déficit de communication : il n’a pas réussi à faire comprendre ce qu’il faisait, et pourquoi il le faisait. Vue de l’extérieur, la décision semblait mauvaise, mais il convient d’ajouter que, du simple fait qu’il est question d’une université, on ne peut pas exclure la possibilité d’un conflit politique réel. Quand il a été question du pluralisme des médias, en revanche, on a entendu formuler des exigences incroyables, comme celle affirmant que le gouvernement hongrois devrait financer la presse d’opposition. La problématique de la presse suscite d’ailleurs des débats très animés dans presque tous les pays. Au Royaume-Uni aussi, la question du contrôle du capital de tel ou tel organe de presse génère de graves tensions.
MN – Quel pourrait être le motif de cette attitude critique des pays d’Europe de l’Ouest ?
DM – L’Europe de l’Ouest est dominée par les idées de gauche, or ces dernières sont caractérisées par une vision très particulière de l’histoire, dans laquelle l’évolution historique suit une direction unique et incontournable – ce qui engendre une sorte d’intolérance impatiente. De nos jours, le point de vue dominant est souvent la conception des libéraux américains, une conception extrémiste qui place la liberté au-dessus de tout et l’exige de façon inconditionnelle. Bien entendu, la liberté est, elle aussi, une valeur importante, mais sa mise en exergue exclusiviste conduit à des résultats aussi dystopiques que la légalisation des drogues dures ou la suppression de la police. Or le culte de la liberté est intrinsèquement lié à une réinterprétation de l’égalité gommant la différence entre égalité des chances et égalité des résultats.
MN – Qu’entendez-vous par là ?
DM – Du point de vue de l’idéologie de gauche aujourd’hui dominante, il ne suffit plus de garantir l’égalité devant la loi et l’égalité des chances dans l’éducation et dans d’autres domaines : elle réclame une égalité littérale, jusqu’au niveau individuel. Cette exigence produit des tensions énormes et des atmosphères sociales délétères, car il serait non seulement impossible d’y satisfaire, mais ce serait même absurde et profondément injuste. Théoriquement, une famille d’immigrés, par exemple, a besoin de plusieurs générations pour atteindre le niveau de vie du reste de la société – or, ce que réclament les gauchistes, c’est une égalité matérielle complète pour tous.
MN – Il suffit d’un peu de bon sens pour constater que vous avez raison. Et pourtant, ces idées de gauche dont vous parlez sont de mieux en mieux acceptées.
DM – L’une des causes déterminantes de cela, c’est cette foi aveugle dont j’ai déjà parlé : la certitude qu’il n’existe pas d’autre direction praticable que celle qui mène à cette extension extrémiste des concepts de liberté et d’égalité. Pourtant, on est loin de pouvoir décrire cette ambiance comme l’apparition d’une nouvelle ferveur religieuse ; pour ma part, je la comparerais plutôt à la situation de 1914, et à l’incertitude qui régnait alors. En tout état de cause, c’est, pour la gauche, un genre particulièrement nocif de politique de l’autruche que de s’en prendre encore et encore, sans la moindre autocritique, aux Etats qui pensent différemment – par exemple aux régimes conservateurs – en leur faisant la leçon comme à de « mauvais élèves ».
MN – Mais d’où vient cette confiance en soi de la gauche, alors même que ses conceptions, dans bien des domaines – à commencer par celui de l’immigration – ont spectaculairement capoté ?
DM – Il ne s’agit pas forcément de confiance en soi. La presse, avec sa superficialité et sa paresse, a aussi sa part de responsabilité. Elle produit, de temps en temps, des textes d’une aberration scandaleuse, qui relancent les conflits déjà amorcés.
MN – La Hongrie est la cible d’attaques particulièrement nombreuses – pour quelle raison ?
DM – Même si la Hongrie est, effectivement, en première ligne, les pays mis au pilori sont nombreux. La gauche de facture américaine frappe dans toutes les directions. Elle ne tient aucun compte des particularités culturelles, et formule les mêmes exigences à l’endroit de tous – par exemple dans le domaine racial, alors même que, dans ce domaine, la situation de départ et les réalités sociales aux Etats-Unis sont radicalement différentes de ce qu’elles sont en Europe, et que la même différence existe entre la moitié occidentale et la moitié orientale de l’Europe. Encore récemment, la presse d’outre-Atlantique a très sévèrement condamné le président français Emmanuel Macron, pour s’être exprimé contre l’islamisation de son pays. Le Washington Post, par exemple, a poussé sa charge absurde jusqu’à prétendre que le régime Macron allait déporter – comme dans des camps de concentration – les élèves de confession musulmane. La gauche calomnie par exemple aussi régulièrement l’ancienne ministre de l’Immigration du Danemark, madame IngerStøjberg, la traitant de fasciste, depuis que ce pays scandinave a fait savoir qu’il ne souhaite pas accepter d’immigrés illégaux. Quand il a décidé qu’un migrant entré illégalement sur le territoire pourrait se voir confisquer une somme équivalant aux coûts encourus par l’Etat danois en raison de son délit, la gauche a surnommé cette loi – dont le Danemark n’a d’ailleurs pas fait usage une seule fois – « loi des bijoux », en référence à la Shoah.
MN – A quelles sanctions pensez-vous que la Hongrie doit s’attendre après l’entrée en fonction de l’administration Biden ?
DM – Il est certain qu’il y aura toutes sortes de sanctions, de nature économique et politique, étant donné que le tandem Biden-Harris considère purement et simplement (quoiqu’erronément) le gouvernement hongrois comme « des complices de Trump », et cherchera donc à prendre une revanche. Mais c’est aussi, par exemple, le cas du Royaume-Uni, qu’ils vont vouloir punir pour le Brexit. En pratique, leur menace est la suivante : si nous ne quittons pas l’UE dans des conditions approuvées par les Etats-Unis, ces derniers refuseront de passer avec nous un accord de libre-échange. Pour ne rien dire des prédictions de la presse de gauche, qui nous annonce qu’à cause du Brexit, la famine va s’abattre sur nous, nos infrastructures vont tomber en ruine et notre économie va s’effondrer.
MN – Vous avez mentionné le Brexit. Après le référendum qui y a conduit et l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, la gauche a tiré la sonnette d’alarme de la « montée des populismes ». Mais les programmes populistes ne sont-ils pas la conséquence logique de situations dans lesquelles les électeurs ont l’impression que les élites politiques ne tiennent aucun compte de leur volonté ?
DM – Je n’aime pas ce mot de « populisme », car l’expression finit toujours par prendre le sens que la gauche américaine actuelle cherche à lui imposer. Je préfère poser la question : quelle est la différence entre un gouvernement populiste et un gouvernement populaire ? La gauche accuse les hommes politiques qu’elle taxe de populisme de tenir en permanence des discours axés sur des thèmes susceptibles de plaire à l’électorat. Mais c’est l’essence même de la politique ! Le point commun du Brexit et de l’élection de Trump est effectivement que les citoyens ont pris un énorme plaisir à contredire les dogmes que les médias et la classe politique au grand complet d’employaient à leur inculquer. La merveille du vote du Brexit a précisément été qu’alors que le monde entier exigeait des Britanniques la même réaction, la société a finalement dit non. Un beau jour, des gens qui n’avaient jamais voté de leur vie se sont levés pour dire non. Ce fut une fête de la démocratie, un des rares moments où la volonté du peuple se fait réellement entendre.
MN – Beaucoup ont vu ça d’un tout autre œil…
DM – Une fois que les Britanniques ont voté pour la sortie, l’Union n’a pas perdu une traître minute à essayer de comprendre les raisons de leur décision. On s’est contenté de déclarer que ceux qui avaient voté pour le Brexit étaient des fanatiques et des fascistes. La même histoire s’est répétée après l’élection de Trump. On a répété aux électeurs jusqu’à la nausée que Trump est un personnage repoussant, menteur et grossier, et les gens ont quand même voté pour lui. La gauche aurait tout de même dû se poser la question : qu’a-t-elle bien pu rater si magistralement, pour que, face à son candidat, même Trump finisse par être élu ?
MN – Peut-on espérer voir un jour la gauche reconsidérer ses positions ?
DM – J’aimerais bien que la gauche soit capable de se débarrasser de ses éléments radicaux, car toute société a besoin d’un dialogue entre la gauche et la droite. Il existe des attitudes relevant traditionnellement de la gauche qui, de temps en temps, revêtent une grande importance. Je serais le premier à me réjouir de voir la gauche faire de bonnes propositions, au lieu des idioties déjà mentionnées, comme couper le financement des forces de police ou rendre légales les drogues dures.
Je me réjouirais de voir la gauche intelligente réussir à se débarrasser des psychopathes. La droite est, elle aussi, obligée en permanence de tenir en laisse ses propres déments. Or la droite prend bien plus rigoureusement ses distances avec l’extrême-droite que la gauche ne le fait. Dans votre pays, le cas du Jobbik en fournit un exemple clair.
MN – A droite, on voit parfaitement où tracer la ligne : dès qu’on condamne quelqu’un en raison de son origine nationale ou ethnique, on entre dans l’inacceptable. A gauche, en revanche, on dirait qu’ils ne sont pas capables de décider jusqu’où il devrait être interdit d’aller trop loin.
DM – J’étais encore récemment en Amérique, à un dîner où certains invités étaient de gauche, et je leur ai posé la question – mais ils n’ont pas été capables de décider où se trouve cette limite. Quand j’ai risqué l’idée qu’une approche menant à des émeutes et au pillage des magasins ne peut pas être bonne, en leur demandant de reconnaître qu’au moins dans de tels cas la gauche était allée trop loin, ils ont eu tout le mal du monde à le reconnaître ; j’ai pratiquement dû leur tirer les vers du nez.
MN – Mais traditionnellement, n’est-ce pas à gauche qu’on s’attendrait, justement, à plus de sensibilité dans ce domaine ?
DM – Quand on essaie de faire comprendre aux gens de gauche à quel point ils sont devenus intolérants, on se rend compte qu’ils sont incapables de comprendre à quoi on fait allusion. Ils vous répondront que c’est impossible, qu’après tout, ce sont eux les anti-racistes, le camp de l’acceptation. Or comme la gauche pratique en réalité l’exclusion, elle perd de plus en plus d’adhérents. On en trouve un bon exemple en la personne de J. K. Rowling, qui militait jadis dans le camp de la gauche libérale, et qu’on cherche aujourd’hui à excommunier, parce qu’en matière de transsexualité, il reste au fidèle au point de vue féministe traditionnel, conforme au bon sens. Beaucoup trouvent son excommunication déplorable, mais moi, je m’en réjouis : à travers elle, la gauche radicale se montre sous son vrai jour de secte repoussante, violente et méprisable. Et il est bon que les gens le voient.
MN – Le calvaire de J. K. Rowling ne montre-t-il pas que le but véritable de la gauche radicale n’est pas de promouvoir telle ou telle valeur, mais de découvrir toujours et encore de nouveaux groupes de victimes à défendre ?
DM – La gauche aimerait souder son propre camp à l’image de la vision du monde qui est la sienne. J’en ai moi-même souvent fait l’expérience, étant donné qu’en tant qu’homosexuel de droite, j’ai toujours agacé la gauche. Eux considèrent en effet que, pour peu que quelqu’un ait la peau mate, soit une femme ou un homosexuel, ce quelqu’un doit automatiquement être de leur côté. Moi, une telle attitude me semble hautement vexante : de tels traits, sans importance du point de vue moral, ne peuvent en effet en aucun cas déterminer notre personnalité tout entière. D’après la gauche radicale, en revanche, c’est cela qui devrait déterminer tout le reste. Leur intention est d’exploiter ces minorités dans la conquête du pouvoir. Ce faisant, la gauche rend un très mauvais service à ces groupes, qu’elle prétend représenter. Dans le cas de l’homosexualité, je crois pouvoir dire avec certitude que c’est le cas, étant donné que ce qu’il faudrait au contraire souligner, c’est que l’orientation sexuelle n’a pas d’importance, que c’est une chose dont on a tort d’avoir honte, mais qu’il est tout aussi absurde d’en faire un sujet de fierté. Ces dernières années, la gauche radicale s’est montrée intentionnellement clivante, et c’est contre ce séparatisme que nous devons lutter.
MN – Comment interpréter le fait que, depuis la crise des migrants de 2015, la position du gouvernement hongrois fait de plus en plus d’adeptes ? Il est désormais prouvé qu’une immigration massive et sans contrôle est non seulement intenable à long terme, mais aussi porteuse de sérieuses menaces – par exemple celle des attentats terroristes.
DM – Il est vrai que divers hommes politiques européens ont reformulé leurs vues de façon spectaculaire – l’un des exemples en étant Macron, dont le point de vue en matière d’immigration a fini par beaucoup ressembler à la position hongroise –, mais on aurait tort de s’attendre à ce que la gauche aille à Canossa. Les vues du type « société ouverte », dans une perception superficielle, ont un fort pouvoir de séduction, parce qu’elles semblent équivaloir à un relâchement de liens et à une augmentation de liberté. Or ce sont là les idéaux que popularise, en association étroite avec la gauche, l’industrie américaine du divertissement, et notamment Hollywood, dont l’influence mondiale est incomparable.
MN – Quelles propositions le conservatisme est-il capable d’opposer à cela ?
DM – Le philosophe Roger Scruton, qui nous a récemment quittés, disait par exemple que le conservatisme est un instinct. Nous savons que nous pourrions faire certaines choses, mais nous ne les faisons pas, car nous nous basons sur l’expérience pour prendre nos décisions. La société conservatrice est fondée sur cet équilibre : sur l’idée que ce qui existe est bon, et que nous ne souhaitons pas mettre en danger l’existence de ce qui est. C’est aussi ce qui caractérise une approche conservatrice de l’économie : au lieu d’interminables théories, se baser sur le bon sens et l’intuition ; or, de ce point de vue, il est par exemple raisonnable d’éviter l’apparition de profonds déficits dans le budget de l’Etat, étant donné que les emprunts devront tôt ou tard être remboursés.
A rebours de l’échelle des valeurs sens dessus-dessous de la gauche, le conservatisme peut nous fournir des repères auxquels nous raccrocher, y compris en rapport avec la question de savoir ce qui est important dans la vie, c’est-à-dire : à quoi ressemble une existence raisonnable ?
MN – Mais les conservateurs donnent l’impression de toujours se contenter de réagir aux initiatives de la gauche. Du coup, ne sont-ils pas condamnés à la défaite ? Car enfin, au lieu de proclamer leur propre façon de voir, ils se contentent de chercher à ralentir les avancées de la gauche.
DM – Quant à cette question, elle faisait dire à Scruton que les conservateurs sont toujours occupés à gagner leur prochaine défaite. Pourtant, qu’il en soit ainsi ne me semble pas nécessaire. Les conservateurs devraient proposer de meilleures idées en vue de définir le bon modèle de société, mais rares sont ceux qui le font. Il est plus facile de réagir à ce que d’autres disent. Quand quelqu’un claironne un point de vue de gauche bien absurde, on peut bien sûr en profiter pour s’en gausser – c’est souvent très divertissant –, mais la vraie question serait : quelle antithèse pouvons-nous opposer à la vision de l’homme proposée par la gauche ?La politique familiale de votre gouvernement, par exemple, montre bien comment les conservateurs pourraient faire valoir leur approche spécifique.
MN – Pour combattre les valeurs chrétiennes-conservatrices, la gauche affirme que ces pays ne sont même pas vraiment chrétiens, étant donné qu’ils refusent d’ouvrir la porte à l’immigration de masse et d’accepter les réfugiés.
DM – Ces approches consistant à ne retenir du christianisme qu’un seul élément sont incorrectes. On entend par exemple dire que Jésus aurait lui-même été un immigré. Pour ma part, j’ajouterais tout de même que lui est retourné dans le pays d’où il était venu. La Sainte Famille n’a pas voulu rester en Égypte. Tout ce qu’ils font, c’est de mettre l’accent sur un seul élément du christianisme – la notion d’accueil –, tout en ignorant totalement la personne et l’enseignement de Jésus Christ. Cette méthode, consistant à prélever deux ou trois éléments dans l’enseignement du christianisme et à les transformer en idéologie politique, est extrêmement dangereuse. Imaginons un instant qu’un mouvement politique fasse inscrire sur son drapeau des citations de l’Évangile selon Mathieu, comme « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée ». Ce serait, de toute évidence, inacceptable. Le même raisonnement s’applique à la gauche libérale et à ses tentatives de ne retenir que tel ou tel élément du christianisme, pour étayer un programme politique.
MN – Quel avenir attend l’Europe, compte tenu du fait qu’à l’Ouest, la proportion des musulmans dans la population n’a de cesse de progresser ?
DM – Le dénouement variera en fonction des pays. L’avenir du Danemark, par exemple, ne ressemblera absolument pas à celui de la Suède, pour autant qu’on ait longtemps eu l’habitude de traiter cet ensemble de pays comme un tout. Or aujourd’hui, on constate qu’en Suède, les attentats à l’explosif sont fréquents, alors qu’au Danemark – pour les raisons que j’ai évoquées –, on ne voit rien de tel. La Hongrie, de même, n’aura pas le même avenir que l’Allemagne. Tout ce que j’aimerais, c’est que chaque pays puisse décider par lui-même de son sort.
Si les Hongrois ne veulent pas d’immigration de masse, n’essayez pas de la leur imposer, comme c’est déjà arrivé à d’autres pays.
Les électeurs britanniques, par exemple, n’ont jamais été consultés sur la question de l’immigration de masse, et cette dernière, chez nous, a tout de même eu lieu. C’est à la Hongrie que l’histoire donnera raison dans cette dispute, et non à Angela Merkel. Dans leur approche de l’immigration, les Hongrois sont de moins en moins seuls. Outre Macron, le chancelier autrichien, Sebastian Kurz, s’est par exemple lui aussi opposé au principe de quotas de répartition.
MN – L’Europe sera-t-elle capable de conserver son identité chrétienne ?
DM – La conservation de l’héritage chrétien dépend de la transmission des enseignements moraux de la foi. En ce sens, même les incroyants peuvent vivre de façon chrétienne. Nous devons être capables d’expliquer ce qui est désirable dans cette façon de vivre, or jusqu’à présent, nous y avons échoué. Beaucoup ont peur, s’ils parlent des valeurs du christianisme, d’être accusés de chercher à exclure autrui. Mais n’oublions pas que cette religion, au cours de son histoire, a toujours eu des hauts et des bas. A l’époque où les premiers chrétiens se cachaient dans les catacombes, qui aurait cru qu’elle finirait par se propager dans le monde entier ?Et c’est pourtant bien ce qui a eu lieu. Il existe dans notre religion une force inépuisable.
MN – Dans quelle mesure la civilisation occidentale doit-elle sa domination au christianisme ?
DM – l’amour du prochain est l’un des plus grands enseignements moraux de tous les temps. Quant à l’amour de ses ennemis, c’est un enseignement exclusivement chrétien, peut-être le défi le plus ardu de l’histoire. Il est presque certain que nous ne pouvons pas nous soumettre parfaitement à cet impératif du christianisme, et pourtant, cela vaut la peine d’essayer. Pour nous, ces idées sont parfaitement naturelles, comme l’air que nous respirons, mais, pour peu qu’on examine l’histoire, on se rend compte qu’elles ne vont pas de soi. Il y a bien sûr une raison expliquant l’épanouissement de la culture chrétienne. Cela ne s’est pas produit par hasard. De nos jours, on s’en prend beaucoup aux nations européennes à cause de la colonisation, mais, dans l’époque en question, tout n’a pas été mauvais.
Les Européens ont manifesté de l’intérêt pour le reste du monde. Cette curiosité est aussi à l’œuvre dans la société hongroise. Vous avez une société extraordinairement curieuse et cultivée, qui s’intéresse à ce qui se passe dans le monde.
Cela n’est pas le cas partout. De nos jours, les jeunes disent que nos ancêtres ont mal agi, et que nous profitons de leurs méfaits, mais cette approche est d’une grande injustice à l’égard de ceux qui nous ont précédés.
MN – L’Europe a-t-elle une chance de renaître de ses cendres ?
DM – Depuis 1968 – voire encore plus tôt –, ce qu’on apprend aux jeunes, c’est l’aigreur. A mon avis, notre sentiment dominant devrait plutôt être la gratitude. Quand, au cours d’une promenade dans Budapest, je vois un magnifique bâtiment, je peux m’aigrir à l’idée qu’il ne m’appartient pas, que ce n’est pas moi qui l’occupe, mais je peux aussi ressentir de la gratitude, car il m’a été donné d’arriver jusqu’ici, et de contempler sa beauté. Chacun d’entre nous dispose d’énormément d’occasions d’insatisfaction, mais nous ne devrions pas céder à l’aigreur : nous ferions mieux d’être reconnaissants.
La grande déraison
Né en 1979, Douglas Murray est un écrivain, journaliste et penseur politique britannique. Ses articles, publiés entre autres par le Spectator, le Standpoint ou encore le Wall Street Journal, font souvent scandale en raison de la perspective critique qu’ils adoptent sur l’Islam et sur la politique européenne des réfugiés. Parmi ses livres, citons-en deux (tous deux traduits en hongrois comme en français) : le plus commenté, L’étrange suicide de l’Europe ; et le plus récent : La grande déraison. Dans ce dernier essai, il examine les thèses contradictoires qui sous-tendent les politiques identitaires de la gauche radicale.
Imre CSEKŐ, András KÁRPÁTI