Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

Encore un mot sur l’état de droit

Le Magyar Nemzet est le principal quotidien imprimé de Hongrie. Fondé en 1938, le Magyar Nemzet (Nation hongroise) est un journal de référence pour les conservateurs et est sur une ligne proche du gouvernement de Viktor Orbán.

Temps de lecture : 6 minutes

Article paru dans le Magyar Nemzet le 13 mars 2021.

Ce concept mystifié par la gauche est un instrument de l’arbitraire politique.

Lorsque, à la fin de l’année dernière, la Hongrie s’est retrouvée sous un tir groupé de la gauche européenne, nous avons réussi à repousser l’attaque et à défendre les intérêts de la Hongrie dans le budget de l’Union. Mais ce qui va contre le droit, devant cela, nous ne pouvons pas nous taire. Ne pouvant pas permettre que reste en vigueur un texte de l’Union qui porte gravement atteinte à la sécurité juridique, comme nous avions promis de le faire l’année dernière, de concert avec la Pologne, nous avons attaqué le mécanisme de conditionnalité devant le Tribunal de l’Union européenne.

Il y a quelques jours, j’ai participé à une conférence en ligne du Club d’Affaires Allemand (DWC) : se déroulant devant un auditoire virtuel composé d’acteurs économiques allemands et d’avocats, les discussions ont porté sur le fameux mécanisme de l’état de droit. Comme j’ai commencé ma carrière comme clerc d’avocat, je me suis efforcée de faire comprendre en partant de ma propre expérience ce que signifie la sécurité juridique – le principe de clarté de la norme – dans la pratique d’un juriste. Quand il faut, par exemple dans le cadre de procès portant sur des sommes importantes, représenter, dans le respect de la législation, les intérêts d’un client, il est d’une importance cruciale que toutes les parties définissent de la même façon le droit applicable. Or si un avocat devait appliquer le texte de l’Union portant sur le mécanisme de conditionnalité, il serait dans l’embarras. Au point qu’il refuserait probablement de plaider la cause en question. Qui oserait se charger de l’affaire, quand le droit afférent dit : « il faut punir ceux qui ne respectent pas l’état de droit » ? C’est un peu comme si le Code pénal était, en substance, constitué d’une unique phrase, prescrivant que « nous devons être des gens de bien ». Mais qui va nous dire avec certitude, à nous comme à d’autres, si nous sommes ou non des gens de bien ? Le voisin ? Le cousin ? Ou notre ennemi ? Et plus généralement : peut-on seulement donner une définition générale, valable en tout lieu et en tout temps, des « gens de bien » ?

Or tel est bien le problème que pose aussi ce mécanisme de conditionnalité, qui viole le principe de sécurité juridique non seulement dans son ensemble, mais même dans ses éléments les plus concrets : il contrevient au principe selon lequel l’application d’une règle juridique doit être prévisible, univoque et escomptable. A défaut de quoi elle ne fera qu’ouvrir la voie à l’arbitraire.

Des considérations ci-dessus, il appert d’ores et déjà que le concept même d’état de droit est susceptible de signifier – ou de ne pas signifier – bien des choses. Car enfin, qu’est-ce que l’état de droit ? Comme le professeur Csaba Varga l’a écrit, en droit, l’état de droit n’a jamais été un terme opératif, dans la mesure où il ne constitue pas la description d’une entité existante, mais l’expression d’un désir insaisissable qui, partant des caractéristiques d’un système juridique donné, cherche à en embrasser l’essence. Le fait que son signifié soit dépendant des caractéristiques de tel ou tel système juridique est aisé à démontrer à partir de l’historique de l’apparition du concept. Dans l’évolution du droit anglais, par exemple, l’essentiel de l’état de droit comme but à atteindre était que le droit s’accomplît à travers le système des précédents judiciaires, par le moyen duquel il s’autonomise par rapport à un souverain doté de l’initiative législative première. Pour eux, l’essence de l’état de droit est donc que tout conflit puisse être porté devant une assemblée judiciaire, laquelle, à travers ses décisions, est appelée à parfaire, à préciser le droit.

Il serait donc absurde de demander à des États dotés d’un système juridique continental – donc dénué du système des précédents – de rendre des comptes du point de vue d’un tel but. Dans les traditions juridiques allemandes, au contraire, comme c’est au seul pouvoir législatif de définir la norme, l’essence de l’état de droit est que le souverain, donc l’État, soit lui aussi soumis à la loi, ce qui implique ipso facto aussi qu’il existe un corps chargé de veiller au respect de la constitutionnalité. De façon comparable, le droit français, historiquement, assigne aussi une position centrale à la constitutionnalité de l’exercice du pouvoir étatique – exigence de soumission exclusive à la loi qui, dans les systèmes juridiques anglo-saxons, constituerait justement une greffe étrangère à l’organisme de l’hôte.

Et la diversité des traditions juridiques ne se manifeste pas seulement dans l’opposition du droit continental et du droit anglo-saxon ; chaque État interprète différemment l’état de droit, à la lumière de sa propre histoire politique, sociale et juridique. Par conséquent, chercher – moyennant une doctrine unificatrice de taille unique (un modèle one-size-fits-all) – à faire entrer tous les systèmes juridiques dans le carcan de cet état de droit – pourtant censé entretenir des liens étroits avec la culture juridique de chaque pays – mènerait facilement au viol des traditions constitutionnelles nationales.

De nombreux experts du droit ont reconnu la diversité interne du concept d’état de droit. En 2012, lors d’une conférence sur l’état de droit organisée par le Conseil de l’Europe sous sa présidence britannique, Ronald Dworkin, professeur émérite à l’University College London, s’est vu confier la leçon d’ouverture, qu’il a commencée par cette affirmation bien tranchée : parmi les enthousiastes de l’état de droit, une profonde discorde règne lorsqu’il s’agit de dire en quoi il consiste exactement. Il a cité en exemple le débat en cours au Royaume-Uni, pour déterminer quel cas correspondait le mieux à l’état de droit : celui dans lequel les tribunaux suspendent l’applicabilité de textes de loi, étendant ainsi leur contrôle jusqu’à y soumettre le pouvoir législatif, ou au contraire celui dans lequel les juges, qui ne se sont soumis à aucune élection démocratique, ne sont pas autorisés à se placer ainsi au-dessus des lois. Juge conservateur de la Cour Suprême américaine, le légendaire Antonin Scalia a décrit comme tout à fait scandaleux le pouvoir ainsi conféré à des cours de justice internationales, comme la Cour européenne des droits de l’homme. A l’en croire, le mécanisme le plus fidèle à l’éthos de l’état de droit, c’est celui par lequel le contenu des normes applicables de façon contraignante à l’ensemble de la société est défini par un législateur élu par les citoyens. Il existe cependant aussi des éléments qui font partie du concept d’état de droit de façon indiscutable, comme par exemple la sécurité juridique. Néanmoins, même l’application et la définition exacte de ces derniers peut, là aussi, varier d’un système juridique à l’autre.

À la lumière de toutes ces considérations, il est aussi bizarre que des organismes internationaux cherchent – désormais jusque dans les moindres détails – à imposer à des systèmes juridiques dont ils n’ont même pas une connaissance très approfondie de rendre des comptes quant au respect d’exigences qu’ils ont eux-mêmes formulées de façon arbitraire. C’est ce qu’il font, par exemple, à partir des rapports par pays, dont le contenu est en grande partie fourni par des organismes de la société civile dont les penchants politiques ne sont pas un mystère. Ce problème resterait dépassable, si nous admettions tous que le point de vue que reflètent ces rapports ne constitue que l’une des faces de la médaille, et en aucun cas une vérité intangible. Mais certains organismes internationaux, dans leurs déclarations appelées à constituer des sentences sans appel, oublient souvent d’inclure les commentaires formulés par les gouvernements mis sur la sellette, et même leurs remarques les plus factuelles. Pour citer le professeur András Zs. Varga,

ce n’est donc pas non plus par hasard que les textes internationaux contraignants ne tentent même pas de définir le concept d’état de droit. Les divers organismes internationaux ont beau l’évoquer à tout-va, jusqu’à présent, ils se sont bien abstenus d’établir un système de critères normatifs.

Ce à quoi on assiste, c’est que l’état de droit apparaît comme un élément phraséologique, dénué de contenu sémantique spécifique, dans – entre autres – la langue de travail de l’ONU, de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ou même de la Banque Mondiale – ce qui ne peut que trivialiser toujours davantage l’idéal qui sous-tendait initialement cette notion. La Commission de Venise du Conseil de l’Europe a certes tenté de définir un tronc commun minimal, mais ce dernier – à l’instar des autres définitions disponibles – n’a pas non plus été nanti d’un pouvoir contraignant. Tout cela ouvre la porte à des interprétations arbitraires de concepts vagues, lesquelles prendront en dernière instance force de loi via les décisions de tribunaux internationaux, forçant ainsi les États à sortir de leurs traditions constitutionnelles pour se couler dans des cadres interprétatifs étrangers.

Au vu de tout cela, nous ne pouvons pas considérer ces débats entourant l’état de droit autrement que comme un instrument de l’arbitraire politique, sciemment maintenu dans un état d’imprécision, excluant à la fois tout débat sur le fond et toute prise en compte des arguments de la partie adverse. D’après András Zs. Varga, « le règne du droit, une fois mystifié et rendu dominant par rapports aux éléments juridiques rationnellement concevables et applicables à des cas concrets, a perdu tout contact avec la réalité. Il devient convocable en toute situation, se transforme en argument exempt d’explications et de justifications, en valeur transcendante et intangible ».

Le Tribunal de l’Union européenne dispose à présent d’une opportunité historique en vue de dissiper nos doutes et de rétablir notre confiance dans l’idée que le principe de sécurité juridique, comme condition fondamentale de l’état de droit, s’applique aussi aux traités européens et aux institutions européennes. Comme nous savons qu’un travail consciencieux demande du temps, le gouvernement hongrois attendra patiemment les sages décisions de ce Tribunal. Bon travail ! [en français et en hongrois dans le texte]

 

Judit Varga
Ministre de la Justice

Traduit du hongrois par le Visegrád Post