Il est assez révélateur que la lumière sur les « immunodéficiences » d’une Suède dont la richesse fait encore des jaloux soit faite dans les colonnes d’un quotidien hongrois, à l’occasion de l’entretien accordé à Uppsala par un pasteur luthérien vivant en Suède depuis trente ans à un journaliste hongrois comme lui (Magyar Nemzet, 20 janvier 2020). Zoltán Bugnyár, journaliste pour Magyar Nemzet, s’est entretenu avec l’un de mes collègues, que je ne connaissais pas personnellement ; ce dernier, soumis à une procédure de droit ecclésiastique en raison d’une publication sur Internet, a préféré quitter définitivement ses fonctions. Dans la publication en question, ce pasteur, Iván Knézy, avait écrit : « La Suède est devenue le califat du Nord » ; et aussi que l’UE, le gouvernement suédois et l’archevêque de sa propre église œuvraient de concert au déclin de l’Europe. (Comme l’expliquait déjà le chapeau de l’interview en question,dès le lendemain, « l’incident » a attiré l’attention du journal le plus important du département, de la radio et de la télévision publiques, tandis que les autorités ecclésiastiques ont ouvert une enquête pour déterminer si l’intéressé restait digne de ses fonctions pastorales.)
Les propos du pasteur Knézy, perçus comme scandaleux, ne reflètent en aucun cas la ligne idéologique de l’Église de Suède (Svenska Kyrkan), qui, bien que séparée de l’état en 2000, demeure profondément attachée au gouvernement social-démocrate. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Knézy aurait dû être convoqué devant le comité d’enquête de son unité ecclésiastique territoriale (Stift), alignée avec servilité sur l’idéologie libérale. L’élégante démission de Knézy – qui, officiellement retraité, n’officiait déjà plus qu’à titre de remplaçant permanent – a rendu la procédure caduque.
Tandis que parmi mes amis hongrois d’ici le consensus en faveur de Knézy est quasi-unanime, les suédois « de souche » restent fidèles à leur presse éprise de correction politique (politisktkorrekthet) et ne s’intéressent tout simplement pas aux opinions « incorrectes » des organes de presse qui s’opposent au mainstream médiatique. On peut observer la formulation d’opinions réfractaires, mais il s’agit essentiellement de journaux en ligne spécialisés dans le franc parler, de radios pirates, de sites Web, de blogueurs – et des commentateurs, encore moins révérencieux. L’un d’entre eux a réagi aux propos, d’une scandaleuse sincérité, d’Iván Knézy de la manière suivante : « Dire que la Suède est devenue le califat du Nord est une exagération (même si ce n’est qu’une question de temps !), mais nous aussi, nous voyons les dangers d’une immigration musulmane incontrôlée, et pendant que nous jouons la comédie du sourire, du suédois tolérant et accueillant, nos poings se serrent dans nos poches ! »
Cette citation permet de supposer que les Suédois n’en pensent peut-être pas moins que mon collègue pasteur ; seulement eux ont, depuis leur enfance, pris l’habitude « d’être sages » : on ne critique pas, on ne juge pas, on n’en pense pas moins, mais on évite le conflit et la querelle. C’est probablement cette mentalité qui a fourni l’une de ses clés de voute – quoique pas forcément la plus importante – à la fameuse diplomatie suédoise.
Au cours des vingt dernières années, même les Suédois se sont mis à utiliser l’expression mångkulturelt land, soit « pays multiculturel », pour désigner leur pays inondé d’immigrés pour la plupart clandestins. C’est au nom de ce concept que l’un des presbytres de la paroisse d’Iván Knézy a, lors d’un entretien télévisé, justifié la nécessité de la procédure lancée contre ce dernier. Le presbytère, interprétant le concept de liberté d’opinion de manière relativement unilatérale, s’est montré spectaculairement unanime dans une sorte de conformisme dicté par les attentes du mainstream idéologique scandinave.
Il est à noter qu’en dépit de leur séparation officielle, l’État suédois reste bien présent au sein de l’Église et de ses paroisses. La composition des presbytères des paroisses reflète, pour l’essentiel, celle du Parlement : en d’autres termes, même lorsque des paroissiens élisent les membres de leur conseil presbytéral, ils votent pour un parti politique. Or, étant donné que l’Église de Suède a un patrimoine d’une valeur qui dépasse l’entendement (forêts, biens immobiliers, etc…), et – qui plus est – qu’elle est l’un des principaux employeurs du pays, on comprend bien que l’État, le gouvernement – tout particulièrement lorsque c’est la gauche libérale qui est au pouvoir –, soient peu désireux de se retirer réellement de ces organes initialement destinés à l’organisation de la vie religieuse.
Mais c’est la théologie luthérienne qui paie le prix de cette ingérence étatique et gouvernementale ; sa constante dilution est la conséquence inévitable de la présence sur les bancs des temples – tolérée, voire acceptée –de médias propageant l’idéologie de la gauche libérale.
Knézy dit aussi vrai lorsqu’il évoque la disparition prochaine de la liberté, dont jouissent pour l’instant encore les pasteurs, de refuser de marier les personnes de même sexe. En effet, dans l’hebdomadaire officiel de l’Église de Suède (Kyrkotidning), il a déjà été question de changer cette règle, à l’occasion de l’introduction en 2019 du nouvel Agenda (ordre liturgique des cultes), qui inclut déjà des textes rédigés en langage « non genré ». Selon la journaliste et théologienne Helle Klein, ouvertement lesbienne et social-démocrate, tous les pasteurs suédois devraient être obligés de marier les couples de même sexe, s’ils ne veulent pas perdre leur droit de prononcer des mariages religieux (vigselrätt), qui en Suède ont aussi la valeur d’un acte de droit civil.
Voilà où en sont arrivés la société suédoise et sa vie politique.
L’auteur est pasteur en retraite de l’Église de Suède (Gävle, Suède)