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Viktor Orbán : à l’heure actuelle, il n’existe pas de démocratie libérale – ENTRETIEN COMPLET

Le Magyar Nemzet est le principal quotidien imprimé de Hongrie. Fondé en 1938, le Magyar Nemzet (Nation hongroise) est un journal de référence pour les conservateurs et est sur une ligne proche du gouvernement de Viktor Orbán.

Temps de lecture : 28 minutes

Article paru dans le Magyar Nemzet le 6 mai 2021.

Nous avons déjà mentionné, en nous basant sur la recension qu’en a proposé l’agence de presse MTI, l’entretien-fleuve publié mercredi, couvrant une grande variété de thèmes, que le Premier ministre hongrois a donnée à l’un des rares sites d’information d’orientation conservatrice que compte la Slovaquie ; dans cet entretien, Viktor Orbán s’est exprimé à la fois sur des sujets d’actualité et sur des thèmes afférents à de plus larges perspectives temporelles – et notamment sur les événements des dix dernières années, sur l’avenir de l’Union européenne et de l’Europe centrale, sur les questions migratoires et sur la politique de vaccination. Nous publions à présent l’intégralité de la version française du texte de l’entretien mis en ligne par le site Postoj.sk.

– Commençons par le sujet le plus brûlant de ces derniers mois : les vaccins…

– …Oui, mais il y a un sujet encore plus brûlant : pourquoi au juste cette rencontre n’a-t-elle pas eu lieu plus tôt ? La Hongrie se prépare à assumer la présidence du V4, et je vois que la dernière fois que j’ai confié un entretien à un journal slovaque, c’était en 2009.

– Oui, c’est l’entretien que vous avez donnée à nos collègues du site qui fonctionnait à l’époque sous le titre de .týždeň, à Rimavská Sobota, où se tenait un congrès du parti [de la minorité hongroise de Slovaquie] MKP. Il est vrai que, par ailleurs, à la presse allemande, vous avez confié non moins de trois entretiens au cours des derniers mois…

– …c’est exact – et aux Slovaques, aucune. Je pense que cette situation est anormale, et j’ai décidé d’y remédier.

– Dès la fin de l’automne dernier, à une époque où on ne pouvait encore rien soupçonner des complications qui allaient entourer les livraisons de vaccins, vous avez fait le choix des vaccins russe et chinois. Avez-vous anticipé ces problèmes de livraison, ou le choix des vaccins venus de l’Est constituait-il pour vous en premier lieu un cri du cœur ?

– Si j’ai pris cette décision, c’est parce que, au printemps dernier, j’avais déjà été dans une situation similaire – qui portait alors le titre de « guerre des appareils de respiration artificielle ». Comme la demande [de vaccins] excédait de loin l’offre disponible, nous avons vu poindre à l’horizon une situation similaire à celle du printemps, ce qui fait que nous avons voulu couvrir nos arrières. Et, comme nous entretenons de bonnes relations avec la Russie et la Chine, nous leur avons demandé – à titre d’information préalable – si elles seraient en mesure de nous vendre des vaccins. La réponse fut : oui, en quantités limitées. Je viens justement – tout juste avant d’entrer dans cette salle – de terminer une conversation téléphonique avec le président chinois. Nous avons à l’instant convenu de ce que les vaccins qui doivent encore nous être livrés le seraient avant la date initialement prévue.

– En Slovaquie, c’est en partie le vaccin Spoutnik qui nous a plongé dans une crise de gouvernement, étant donné qu’une partie du gouvernement s’opposait à son utilisation à défaut d’autorisation par l’Agence européenne des médicaments (EMA). De votre côté, comment se fait-il que vous n’ayez pas eu peur de commencer à vacciner sans autorisation européenne ?

– Les autorités de contrôle hongroises fonctionnent à un niveau de compétence international. La mise en circulation des vaccins russe et chinois n’a pas été automatique, mais conditionnée à l’autorisation émise par ces autorités. En cas de doute, nous ferons aussi contrôler les vaccins occidentaux. Ces derniers temps, il semble par exemple que le vaccin Janssen de Johnson&Johnson pose un problème. Nous ne pouvons pas accepter automatiquement l’avis émis par l’EMA sur ce vaccin. Il a donc été renvoyé en stock, et nos autorités de contrôle vont le vérifier exactement comme elles ont vérifié les vaccins chinois et russe.

– On attend aussi, dans les tout prochains jours, la décision des laboratoires hongrois concernant le Spoutnik slovaque – mais nombreux seront ceux qui ne lui feront pas confiance, arguant du fait qu’en réalité, il n’a pas été approuvé par les savants hongrois, mais par Viktor Orbán.

– La Slovaquie est un pays souverain, qui nous a demandé de l’aider en lui fournissant un avis d’expert. Nous allons donc le lui fournir. Ensuite, vous en ferez ce que vous voulez. Quant aux ragots imbéciles, il y en aura toujours.

– Chez nous, ces dernières semaines, c’est justement en rapport avec Budapest que cette expression de souveraineté a été le plus employée – à diverses reprises. Après votre rencontre avec l’ex-Premier ministre Igor Matovič et György Gyimesi – au cours de laquelle il a été décidé que le Spoutnik slovaque serait testé en Hongrie –, monsieur Gyimesi a déclaré que le succès de ces négociations est dû au fait qu’elles se sont déroulées hors de la présence des diplomates slovaques. Cela veut-il dire que, si des diplomates slovaques avaient été présents, vous n’auriez pas pu vous mettre d’accord avec Matovič ?

– Je ne peux pas assumer le fardeau des soucis de la politique intérieure slovaque. Tout ce que je peux dire, c’est que les intentions de la Hongrie étaient louables. Je suis toujours disposé à rendre service à n’importe lequel de mes collègues chefs de gouvernement ou anciens chefs de gouvernement – et, à travers eux, à leur nation. Si j’apprenais demain que l’un ou l’autre des anciens Premiers ministres Fico ou Pellegrini souhaite me parler, je me tiendrais à leur disposition. Cela fait très longtemps que je suis en politique – un travail difficile, mais qui a aussi ses bons côtés. Il faut collaborer avec des hommes de toutes sortes, ce qui représente un défi intellectuel des plus stimulants – dans le cas slovaque : avec un Fico ou un Pellegrini, aussi bien qu’avec un Matovič, qui représentent des types de personnalité complètement divergents. Pour ma part, j’ai eu de très bonnes relations avec tous les trois, aussi bien politiquement qu’humainement.

– Pendant quatre ans, vous avez aussi eu pour homologue Mikuláš Dzurinda. Des quatre, lequel avez-vous trouvé le plus intéressant intellectuellement ?

– Mikuláš s’étant déjà un peu perdu dans le lointain, je préfère ne parler que des trois autres. Robert Fico est un lutteur, un vétéran des luttes politiques, qui a toujours lutté avec acharnement dans l’intérêt des Slovaques, dans chacune des négociations que nous avons menées. Il fallait une grande dépense d’énergies émotives et intellectuelles pour finir par se rendre compte que la coopération restait une option plus favorable que le combat. Mais nous y sommes parvenus, après quoi nous avons conclu beaucoup de bons accords. Etant moi-même un soldat blanchi sous le harnois, je sais que les combattants se respectent entre eux. Pellegrini relève d’un tout autre type : c’est l’homme des compromis, qui cherche toujours à trouver un dénominateur commun. Il cherche, bien entendu, à passer de bons accords, mais dans un style plus méditerranéen, plus détendu.

– Et Igor Matovič ?

– Ma coopération avec Igor Matovič n’a hélas pas duré longtemps. Chez lui, la clé, c’est le christianisme. Monsieur Matovič est véritablement un homme de bonne volonté. Un catholique classique, bien intentionné. À la table des négociations avec lui, j’avais l’impression de parler au frère Matovič. C’est choses-là ont leur importance. Ne prêtez pas foi à ce principe politique occidental selon lequel les institutions sont l’essentiel en politique. Car ce sont toujours des hommes qui les font fonctionner. La personnalité – caractère, façon de penser, vision du monde – est extraordinairement importante. Or, au cours des dernières décennies, dans l’édification des relations magyaro-slovaques, ces caractères ont justement joué un rôle des plus positifs.

– Alors même que la population de la Hongrie n’atteint pas les 10 millions, l’Europe ne parle que de vous, on vous considère comme un joueur qui a son mot à dire, et c’est aussi comme tel que les médias vous dépeignent…

– …à mon avis, ils me dépeignent plutôt comme si je dirigeais l’empire des démons. Je veux dire que cette mise en relief n’est pas tellement à mon avantage – c’est plutôt le contraire.

– Ce qui a le plus contribué à vous conférer ce nouveau statut, c’est la crise des migrants, au cours de laquelle vous avez exprimé des opinions que bien des européens de l’Ouest partagent en leur for intérieur, mais que leurs représentants politiques renient.

– C’est exact. C’est probablement la raison pour laquelle tout le monde s’occupe davantage de la Hongrie que son poids ne le justifierait : parce que, face aux questions migratoires, nous avons adopté une position totalement opposée au mainstream. Mes collègues européens parlaient tous, en permanence, de solutions européennes, et moi, je leur ai dit que nous attendrions une telle solution pendant un certain temps, et qu’après, à défaut de solution, nous prendrions des mesures à l’échelle nationale : construire une clôture, arrêter le flux migratoire. Le temps s’est écoulé, la solution européenne ne venait toujours pas, et moi, j’ai fait ce que j’avais annoncé à l’avance. L’immigration soulève de nombreuses questions : défense des frontières, famille, démographie, sécurité, terrorisme – qui sont toutes des questions graves d’un point de vue géopolitique, mais constituent aussi des problèmes idéologiques. Et le fait que j’ai pris part à ces débats a attiré l’attention internationale sur moi et sur la Hongrie.

– N’est-ce pas plutôt la chancelière Angela Merkel qui vous a transformé en symbole européen, lorsque, en septembre 2015, elle a refusé de défendre les frontières de l’Allemagne ?

– Dans l’histoire hongroise, il n’est pas rare que ce soient les Allemands qui fassent, non seulement les héros, mais même les martyrs.

– Depuis lors, vous avez très certainement eu de nombreuses occasions de converser avec elle. À votre avis, regrette-t-elle son geste d’alors ?

– Oui, je lui ai parlé plus d’une fois, et j’ai essayé de lui faire comprendre que cette voie qui nous est propre, que nous autres Hongrois nous sommes choisie, est praticable aussi pour d’autres. Je n’ai jamais tenté de modifier les convictions qu’elle a sur le phénomène migratoire. Si les Allemands veulent laisser entrer plusieurs millions de musulmans et construire une société multiculturelle, c’est leur choix, et leur destin. Tout ce que je lui ai demandé, c’est de reconnaître notre droit à faire, nous aussi, librement nos propres choix. Un choix différent de celui qu’ont fait les Allemands. Nous autres, nous ne voulons pas d’une telle société. Je lui ai demandé de ne pas viser à l’hégémonie, mais au pluralisme. Sa réaction a été de considérer que l’immigration ne peut pas être arrêtée. À quoi ma réponse a été que la Hongrie a démontré que c’est possible, et à lui demander de nous considérer comme un laboratoire. A-t-elle regretté sa réaction ? De ce point de vue, le plus intéressant, ce n’est pas Angela Merkel elle-même, mais l’esprit allemand.

– À quoi faites-vous allusion ?

– Ce que les Allemands croient, c’est que la société allemande autochtone, qui a commencé à abandonner les valeurs chrétiennes, une fois qu’elle coexistera avec des millions d’immigrés musulmans, va, en se métissant, créer une nouvelle société. Dans la terminologie de la philosophie politique, c’est ce qu’on appelle la société ouverte, et les Allemands y croient. Pour ma part, je n’y crois pas, car je pense que cela mène à la création de sociétés parallèles, qui vivront l’une à côté de l’autre, et que cela peut créer de graves problèmes. Ce n’est pas ce que je souhaite pour ma patrie à moi.

– Vous avez mentionné le multiculturalisme de l’esprit allemand, mais pour être parfaitement précis, vous le faites après être devenu, à la faveur de la crise des migrants, le héros de la CSU allemande, et après une période au cours de laquelle, à l’évocation de votre nom lors de réunions de masse, les Bavarois se mettaient à applaudir frénétiquement, tandis que le chef du PPE, Manfred Weber, n’avait que des superlatifs à la bouche lorsqu’il était question de vous. Aujourd’hui, vous n’êtes plus des alliés – c’est le moins qu’on puisse dire. Que s’est-t-il passé entre vous ?

– Chaque amour a son histoire, avec ses hauts et ses bas, mais cette dimension personnelle n’est peut-être pas ce qu’il y a des plus intéressant. Il suffit, en la matière, de savoir que monsieur Weber a offensé la Hongrie, lorsqu’il a déclaré qu’il ne veut pas devoir la présidence de la Commission européenne à des voix hongroises. Je devais au peuple hongrois de ne pas laisser de tels propos être proférés sans attirer de conséquences. Weber aurait pu devenir président de la Commission avec les voix des Hongrois, mais il a affirmé qu’il ne le souhaitait pas, et effectivement, il ne l’est pas devenu. Comme la politique est aussi affaire d’ambition personnelle, cela lui a certainement infligé une certaine douleur à titre personnel. Mais la vie est ainsi faite. Les affaires personnelles ne sont pas tout : derrière elles, il existe encore autre chose – et cette autre chose est peut-être celle qui soulève la question la plus délicate de notre époque : Que veulent les Allemands ? Une Europe allemande, ou une Allemagne européenne ? La différence est énorme.

– En quoi consiste cette différence ?

– Quand les Allemands souhaitent une Europe allemande, cela veut dire qu’ils veulent dicter aux autres peuples ce qu’ils doivent faire et comment ils devraient vivre. Or telle est la ligne à laquelle Manfred Weber s’est rallié. Il veut décider du bien et du mal en matière de flux migratoires, de politique familiale, ou encore de politique fiscale. Il veut nous dire, à nous, Hongrois, comment nous devrions vivre. Helmut Kohl faisait le contraire : lui voulait une Allemagne européenne, lui visait, non pas à l’hégémonie, mais au pluralisme. Il a toujours reconnu que même les peuples de plus petite taille ont le droit de décider de leur propre sort.

– Et Angela Merkel, à la différence de Kohl, vise à l’hégémonie ?

– Il faudra attendre assez longtemps pour pouvoir, un jour, nous exprimer avec un tant soit peu de certitude sur le merkélisme. J’ai d’ores et déjà mon opinion sur ce point, mais c’est au temps long que reviendra le rôle de mettre cette opinion à l’épreuve. Je pense que la période merkélienne, qui a duré seize ans, aura été une période transitoire. Au début de cette période, les Allemands ne voulaient pas encore dicter aux autres nations européennes comment elles devraient vivre, parce que la CDU allemande avait encore un caractère bien net, qui la distinguait du mainstream libéral européen. Helmut Kohl avait encore le courage d’en débattre avec ledit mainstream libéral européen, et n’hésitait pas non plus à débattre avec la presse libérale. Mais après lui, cela a pris fin. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune différence entre la doxa du mainstream libéral et l’opinion des démocrates-chrétiens allemands. La cause de cette dérive est que, les démocrates-chrétiens n’étant plus capables de former une majorité, Angela Merkel a dû gouverner sous la forme d’une grande coalition. Puis-je me lancer dans un excursus, pour vous aider à mieux comprendre ?

– Un excursus allemand ?

– Oui. Quand je suis devenu Premier ministre pour la première fois en 1998, j’avais trente-cinq ans. J’étais déjà en politique depuis dix ans, mais je n’avais jamais dirigé un gouvernement. J’ai appelé Helmut Kohl, pour lui demander de m’accorder, en sa qualité de dirigeant européen confirmé, un entretien : accepterait-il de converser avec moi, et de me dire quelles règles il juge important de suivre dans ce métier. « Bien sûr – m’a-t-il répondu –, venez, je suis à votre disposition. » Et nous avons passé de longues heures en discussion.

– Que vous a-t-il dit ?

– Une chose essentielle : ce sont les électeurs hongrois qui vous ont porté au pouvoir, c’est donc avant tout à la Hongrie que vous devez rendre des comptes, et vous ne devez laisser personne vous imposer de limites dans ce domaine. Par la même occasion, il m’a dit que je devais exiger que mon opinion soit prise en compte en Europe. Plus exactement : en cherchant à me mettre au diapason des autres leaders européens, mais sans jamais laisser personne me dicter ma conduite – me dire ce que je dois faire, ou comment je dois le faire.

– Ce sont des conseils que vous avez de toute évidence suivis.

– Mais il m’a aussi dit que, si je voulais avoir du succès à la tête d’un gouvernement, il me conseillait d’être en même temps le président du parti. C’est le conseil que je n’ai pas suivi : j’ai renoncé à la présidence du parti – et j’ai perdu les élections suivantes.

– Aujourd’hui, Helmut Kohl serait probablement surpris d’assister au démantèlement des anciennes alliances et à la formation des nouvelles. Au début de l’année, le Fidesz a quitté le Parti Populaire Européen (PPE), annonçant la formation, avec le parti polonais Droit et justice (PiS), ainsi qu’avec la Lega de Matteo Salvini, d’une nouvelle alliance appelée à défendre les valeurs traditionnelles chrétiennes. Quel est votre but ? Souhaitez-vous former un nouveau groupe parlementaire au Parlement européen, ou lancer un nouveau mouvement européen visant à transformer l’Union européenne ?

– Lorsque le Fidesz a quitté le PPE – ou, comme nous aimons à le dire : quand le PPE nous a quittés –, un problème important s’est posé à nous : devons-nous prendre part à la vie des partis européens ? Nous avons fini par décider que oui, ne serait-ce que parce que les disputes partisanes au niveau européen finissent toujours par avoir des répercussions sur la politique nationale. C’est un avantage que nous n’avons pas voulu concéder à nos adversaires. Maintenant, ce qui nous reste à clarifier, c’est : que voulons-nous obtenir de l’Europe d’un point de vue politique ? Question à laquelle notre réponse est : nous voulons transformer Bruxelles.

– Qu’entendez-vous exactement par là ?

– Dans sa forme actuelle, Bruxelles n’est pas en état d’apporter des réponses adéquates aux problèmes des gens. L’exemple par excellence en a été fourni par la crise des migrants, mais c’était déjà le cas en 2008, quand, face à la crise financière, la réponse de Bruxelles a été tout aussi peu convaincante. Nous autres, nous aurions voulu transformer Bruxelles au sein du PPE, mais ce dernier n’en a pas eu le courage. Nous devons donc maintenant créer une nouvelle communauté politique capable de peser sur Bruxelles ; c’est à cela que nous travaillons à présent – avec des polonais, des italiens, des espagnols et bien d’autres. A terme, ce travail se dotera d’une traduction institutionnelle, quelle qu’en soit la nature exacte.

– Si, en Italie, la Lega devait gagner les prochaines élections, elle constituerait un allié assez puissant, mais en vue d’exercer une influence pan-européenne, vous aurez besoin d’autres alliés. Laisserez-vous entrer en ligne de compte des personnalités politiques comme celle de Marine Le Pen ?

– La coopération implique toujours l’harmonisation des volontés de plusieurs acteurs. Aucun d’entre nous ne peut s’y présenter avec l’exigence de ne permettre l’accès à la coopération qu’à des acteurs qui lui soient proches. Or, à la table de cette coopération, le Fidesz hongrois n’est pas le seul à inviter ses propres alliés – ce droit revenant aussi au PiS polonais et à Salvini. C’est une chose que nous devons accepter.

– Voulez-vous dire par là que vous admettez que Marine Le Pen entre en ligne de compte – c’est-à-dire que vous admettez la présence d’un parti à l’égard duquel vous aviez jadis une attitude de rejet ?

– C’est, actuellement, une possibilité.

– C’est vous qui, il y a quelques années, avez commencé à parler de la construction de pays illibéraux. Cette idée en a effrayé plus d’un, dans la mesure où beaucoup y voient une remise en cause de la séparation des pouvoirs, caractéristique de la démocratie pluraliste. Leurs craintes sont-elles justifiées ?

– Non. Je crois que c’est exactement l’inverse. À l’heure actuelle, il n’existe pas de démocratie libérale, mais uniquement des non-démocraties libérales, qui contiennent du libéralisme, mais pas de démocratie. Les libéraux visent à une hégémonie sur les consciences. C’est à cela que sert le politiquement correct, au moyen duquel ils jettent l’anathème sur les conservateurs et les démocrates-chrétiens, et s’efforcent de les mettre hors-jeu. Pour ma part, je me bats contre les libéraux, et pour la liberté. Nous ne sommes pas du même côté de la barricade : moi, je suis du côté de la liberté – eux, du côté de l’hégémonie sur les consciences. Mais votre question s’ouvre aussi sur une autre dimension : au cours des cent dernières années, l’Europe a vécu sous la menace de deux périls totalitaires : le national-socialisme et le communisme. En conséquence de quoi est apparue une solidarité des conservateurs et démocrates-chrétiens avec les libéraux, unis pour défendre la démocratie. A partir de 1990, ces alliés ont repris leurs distances, tant il est vrai que, sur diverses questions d’une grande importance – comme la famille, l’immigration, le rôle des nations ou l’enseignement –, nous avons des visions diamétralement opposées. C’est de ce point de vue que je suis illibéral, et c’est pour cette raison que je n’ai pas utilisé l’expression « anti-libéral ». Les libéraux auraient tort de ne voir en nous que des ennemis : tout au long d’une centaine d’années, nous avons été leurs alliés.

– Dit de cette façon, cela semble naturel ; mais tout de même : comment expliquez-vous que l’emploi de ce concept – défini comme vous le définissez – ait suscité des réactions aussi négatives ?

– Par le fait que c’est une question compliquée, et que la politique moderne, de nos jours, a perdu le goût de ce genre de débats en profondeur. La marge de manœuvre des politiques fondées sur une argumentation est aujourd’hui réduite. La politique actuelle n’est plus affaire de conviction, mais de slogans, de mots d’ordre et de mobilisation. C’est pourquoi la politique européenne est aujourd’hui bien plus superficielle qu’elle ne l’était il y a trente ans.

– Que penserait de la création de l’État illibéral ce Viktor Orbán de 1992, qui, choisissant de s’opposer au gouvernement national-conservateur de József Antall, professait des vues anticléricales ?

– Toute politique doit être jugée à l’aune des coordonnées de son époque. Quelles étaient alors ces coordonnées ? Il y avait les partis héritiers du parti unique communiste, réduits au rôle d’opposition, et, au gouvernement, des conservateurs. La question était alors de savoir si ces nouveaux partis allaient être en mesure d’empêcher le retour au pouvoir des post-communistes. En ce qui nous concerne, les conservateurs ne nous ont pas appelés au gouvernement : nous sommes donc restés dans l’opposition. Mais nous ne souhaitions pas rejoindre le camp des post-communistes. Le grand parti libéral de l’époque les a rejoints, commettant ainsi un suicide moral. Nous, nous n’y sommes pas allés : nous étions à la fois dans l’opposition aux conservateurs et en lutte pour empêcher le retour au pouvoir des post-communistes. Qui n’a hélas pas pu être empêché. Ce qui nous a amenés à former un front commun avec toutes les forces démocratiques, qui nous a permis, en 1998, de chasser les post-communistes du pouvoir. Il est certain que, depuis lors, nous avons changé d’optique sur divers sujets idéologiques, mais il existe tout de même une continuité : aujourd’hui comme alors, nous sommes dans le camp de la liberté, et nous luttons contre les post-communistes – cela n’a pas changé.

– Pourriez-vous nous dire en résumé en quoi vous avez changé au cours des trente dernières années ?

– C’est difficile à dire. Je manque d’objectivité en la matière. Qu’est-ce que nous savons aujourd’hui, et que nous ne savions pas alors ? Nous savons que le rôle des églises dans la société est plus important que nous ne le supposions alors. Nous savons aussi que, sans une coopération des États d’Europe centrale, aucun d’entre eux n’est en mesure de protéger sa propre souveraineté. Dans les années 1990, rien de tout cela n’était encore évident. Nous ne nous attendions pas non plus à ce que le modèle occidental puisse être vidé de sa substance autant que cela s’est produit en 2008, au moment de la crise financière. C’est le moment où le mur porteur de l’économie occidentale a subi une secousse majeure, tandis que la crise des migrants a ébranlé le mur porteur des sociétés occidentales. Dans les années 1990, le pouvoir d’attraction de l’Occident ne pouvait pas être remis en question. Pour ma part, je respecte l’Occident, et nous nous efforçons de nous y intégrer, mais je dois dire qu’au cours des décennies écoulées, les pays situés à l’ouest de la Hongrie ont perdu l’attrait qu’ils exerçaient par le passé. En ce qui me concerne, je n’aimerais pas que dans vingt ans les enfants hongrois vivent dans une Hongrie semblable à ce que seront alors devenus de nombreux pays d’Europe de l’ouest. Il y a trente ans, nous ne savions pas encore comment le monde islamique allait s’étendre en Europe, ou comment la Chine allait transformer l’économie mondiale. Et comme nous appartenons à la chrétienté latine, nous ne nous attendions pas au rôle considérable que la chrétienté orthodoxe allait jouer à l’avenir.

– En d’autres termes : à ceux qui vous reprochent d’avoir tellement changé, vous répondez que le monde environnant a changé de façon bien plus profonde ?

– La dynamique de la vie humaine est faite de changement et de conservation, qui font aussi tout le charme de la vie en termes spirituels. C’est un conflit fécond. En ce qui nous concerne, nous ne souhaitons certes pas rester à la traîne du monde moderne : nous ne sommes pas des antimodernes, nous comprenons que le monde change, et qu’il doit changer. La question, c’est : que souhaitons-nous sauver de notre passé, à quoi souhaitons-nous assurer une postérité ? Or, de ce point de vue, nous sommes dans une continuité. Nous voulons conserver la liberté, que nous nommons, à l’échelle des nations, souveraineté nationale, et liberté individuelle à l’échelle de l’individu. Voilà à quoi, même en plein milieu du monde moderne, nous restons attachés.

– Parmi ceux qui vous critiquent, certains – dont plusieurs de vos anciens alliés, de l’époque où vous étiez un libéral – affirment que c’est le pouvoir qui vous a changé. Dans les années 1990, quand c’était Vladimír Mečiar qui gouvernait chez nous, nous étions la cible des critiques de l’Union européenne : on affirmait que la démocratie et la liberté de la presse sont en péril en Slovaquie, et que Mečiar construit un État autoritaire. De nos jours, c’est à vous qu’on applique ces mêmes étiquettes. On sent bien que la formulation de ces critiques porte en partie la signature, en premier lieu, de l’establishment de gauche libérale, et qu’elles sont de nature idéologique. Mais par ailleurs, même en Slovaquie, divers hongrois conservateurs reconnaissent, par exemple, que les médias du service public sont totalement du côté du gouvernement, de façon comparable à ce qu’on observait chez nous à l’époque de Mečiar. La question est donc de savoir si vous n’avez pas abusé en plaçant sous votre contrôle diverses sphères de l’État ?

– Je ne connais pas la télévision publique slovaque, mais je connais les télévisions publiques allemande et britannique. Et j’ose affirmer sans détours que la télévision publique hongroise soutient moins son gouvernement que ne le fait le service public allemand.

– De nombreux hongrois considèrent plutôt qu’elle ressemble aujourd’hui à ce qu’elle était sous János Kádár.

– Quant à moi, j’ai vécu sous János Kádár, et je leur répondrai qu’elle ne ressemble pas à ce qu’elle était alors. Sous Kádár, il fallait faire imprimer ses opinions dans l’illégalité, et les diffuser en secret. Aujourd’hui, n’importe lequel de nos amis slovaques peut venir en Hongrie, entrer dans une boutique de presse et dire qu’il demande tous les journaux qui insultent Orbán et son gouvernement : on lui vendra à peu près huit journaux et périodiques. Parlons de la presse, mais parlons-en sérieusement. La politique hongroise s’organise autour de deux tendances idéologiques. L’une est libérale, l’autre, démocrate-chrétienne. Si vous prenez les chaînes de télévision commerciales, l’une est libérale, l’autre, conservatrice. Ou alors, regardons plutôt les principaux portails d’information en ligne. Un ou deux sont conservateurs, tandis qu’on en trouve six dans le camp libéral. Dans la catégorie des quotidiens nationaux : le plus important est libéral, le second, conservateur. Et, pour peu qu’on s’intéresse aux hebdomadaires politiques : deux conservateurs, contre quatre libéraux. En d’autres termes : dans le domaine des médias du secteur privé, vous ne constaterez aucune hégémonie, mais plutôt beaucoup de pluralisme.

– Les critiques affirment aussi que cet équilibre entre médias libéraux et conservateurs a été obtenu sous la pression du pouvoir politique.

– Lorsque je suis arrivé au pouvoir, dans les médias, la proportion était de un contre neuf en faveur des libéraux. Maintenant, c’est moitié-moitié. Ceux qui me critiquent prétendent que c’est moi qui ai modifié ces proportions ; mais voilà : ce n’est pas moi. J’ai dit publiquement que j’appelle les hommes d’affaires de sensibilité chrétienne à ne pas accepter ces proportions de un contre neuf qui régnaient au début. Je les ai incités à fonder des projet médiatiques démocrates-chrétiens, conservateurs. Ce qui n’est en effet pas la tâche de l’État, mais des capitaux privés. Et c’est ainsi que de nombreux médias conservateurs ont été fondés.

– Revenons un peu à la question des médias du secteur public : n’est-il pas exact que vous soutenez que ces médias ne sont pas là pour critiquer le gouvernement ?

– L’activité des médias du secteur public est l’œuvre de journalistes, à qui je ne peux ni ne veux donner d’instructions. En revanche, il me semble normal que, lorsque le gouvernement est conservateur, cette orientation domine aussi dans les médias du secteur public. Je ne peux pas leur donner d’instructions. Mais s’ils souhaitent rendre compte de la vie du pays, ils ne peuvent pas ignorer le fait que c’est un gouvernement démocrate-chrétien qui occupe le centre de la scène politique. À l’époque où la Hongrie avait un gouvernement libéral, la télévision de service public adoptait plutôt les interprétations du pouvoir libéral – et, qui plus est : sans que les idées conservatrices et chrétiennes ne trouvent où s’exprimer, même dans le secteur privé ! Mais comme cela constitue, à mon avis, la nature même des médias de service public, la clé du problème, ce n’est pas le secteur public, mais de savoir s’il existe des médias en-dehors de ce dernier. Sans compter que l’audience de la télévision publique représente une fraction infime de celle des télévisions commerciales – pour ne rien dire du monde des médias en ligne. De nos jours, n’importe qui peut s’improviser journaliste, reporter : à condition d’avoir un smartphone, n’importe qui peut créer ses propres nouvelles. En résumé, je dirais que la situation des médias dans la Hongrie actuelle est équitable.

– Nous autres, journalistes slovaques, avons trouvé curieux que la presse hongroise soit soumise à une interdiction d’informer depuis les hôpitaux sur la situation de l’épidémie de COVID. C’est une chose qui chez nous, en Slovaquie, serait inimaginable. N’est-ce pas là une muselière qui a été appliquée sur la bouche des journalistes – y compris de ceux du secteur privé ?

– Nous n’avons pas donné d’instructions aux journalistes, mais aux hôpitaux. Et nos instructions étaient que l’accès aux hôpitaux devait être refusé en général – y compris aux journalistes. De nombreux pays ont procédé de façon comparable. Nous avons pris des décisions claires : les personnes en charge de la lutte contre l’épidémie ont aussi été chargées de fournir quotidiennement à la presse toutes les informations nécessaires. Mais tant que les hôpitaux sont en situation épidémique, personne n’a le droit d’y mettre les pieds. Comment voulez-vous qu’on en permette l’accès aux journalistes, alors qu’on l’interdit même aux parents des patients ?

– L’année dernière, en Slovaquie, la minorité hongroise a, pour la première fois en trente ans, cessé de disposer d’une représentation parlementaire. Comment l’expliquez-vous ?

– C’est là une question délicate. Les frontières étatiques, politiques et nationales ne coïncident pas. Le hongrois qui vit sur le territoire de la Slovaquie, parle hongrois à ses enfants, lit de la littérature hongroise, suit les médias hongrois, ce hongrois vit dans une communauté culturelle partagée avec les Hongrois en général. C’est pourquoi nous autres, qui vivons dans ce que nous appelons le « pays-mère » (anyaország), devons appliquer une politique appelée à renforcer cette unité culturelle, sans pour autant faire acte d’ingérence dans la souveraineté du pays voisin.

– On peut cependant probablement dire que, dans le sud de la Slovaquie, Budapest a ses propres intérêts.

– L’intérêt de Budapest, c’est que les hongrois vivant en Slovaquie soient en mesure de défendre leurs propres intérêts à Bratislava, de telle façon que nous n’ayons pas, nous, à les défendre depuis Budapest. Quand la communauté hongroise de Slovaquie se débrouille bien et réussit à défendre ses intérêts, c’est une bonne chose pour les Slovaques, et aussi pour nous. Pour l’instant, il se trouve qu’elle se débrouille mal.

– L’influence du Fidesz dans les régions méridionales de la Slovaquie a cependant atteint une intensité sans précédent au cours des dix dernières années. Tandis que le MKP reproche à Béla Bugár d’avoir trahi la cause hongroise et contribué à l’assimilation des hongrois en Slovaquie, Bugár vous répond qu’il ne deviendra pas un vassal du Fidesz, et les milieux liés à son parti Most-Híd ont émis des critiques acerbes concernant les sommes qui, via des appels d’offres, ont atterri dans le sud de la Slovaquie. L’étiquette de traître appliquée à Bugár reflète probablement la réalité de conflits politiques internes à la Hongrie…

– …ce sont là des expressions bien trop rudes. Je peux comprendre que Béla Bugár ne serait pas fier d’être vu comme notre ami, mais il y a beaucoup de hongrois qui nourrissent à son égard les mêmes sentiments, en sens inverse. C’est un débat entre hongrois, ces derniers étant fort enclins aux querelles intestines. Seulement ici, il est question des hongrois de Slovaquie, et c’est à eux de trouver le cadre dans lequel ils souhaitent défendre leurs propres intérêts, que ce soit sous la forme d’un parti composite, ou en s’intégrant à un grand parti, ou encore en disposant de leur propre parti hongrois.

– Le cas du Most-Híd ne suggère-t-il pas que l’intérêt du Fidesz serait que les hongrois de Slovaquie soient tous dans le même parti ?

– L’intérêt du Fidesz, en sa qualité de parti national, est qu’il naisse, en Slovaquie comme ailleurs, de nombreux enfants hongrois, que leur mère leur parle hongrois, qu’ils fréquentent une école hongroise, que personne ne leur fasse de mal quand ils parlent hongrois et qu’il soient libres de disposer d’une représentation politique. Quant à savoir dans quel cadre ils le feront, c’est une question secondaire. Voilà pourquoi nous apportons notre soutien à l’identité culturelle, et non à des intérêts politiques.

– Il y a cependant eu des périodes au cours desquelles de graves tensions sont apparues du fait de vos projets politiques, en tant que ces derniers avaient pour objet les hongrois de chez nous – qu’il s’agisse du projet de « certificat de magyarité » (magyarigazolvány), ou, il y a dix ans de cela, du projet de double citoyenneté. Le fait est que, ces derniers temps, on ne vous a plus vu aborder ce genre de sujets – tout comme on a pu, l’année dernière, juger surprenant que la commémoration des cent ans du traité de Trianon se soit déroulée dans une quasi-absence de conflits. La raison n’en serait-elle pas que, chez vous, ces sujets ont aujourd’hui épuisé leur potentiel politique ?

– En Roumanie, par exemple, comme en Serbie ou en Croatie, on considère la double citoyenneté comme un bon instrument juridique, qui facilite la coexistence d’opinions contradictoires. Vous, en Slovaquie, avez une opinion différente, et c’est votre droit : je ne partage pas votre opinion en la matière, mais je prends tout simplement acte du fait que vous ne souhaitez pas recourir à un tel instrument juridique. Et nous espérons vous voir un jour changer d’avis, à la lumière des exemples fournis par d’autres pays. Mais ce n’est pas une raison pour créer des tensions.

– L’origine de ce changement n’est-elle pas plutôt que la crise des migrants, que la Hongrie a gérée sous votre direction, a tellement changé l’attitude de la Hongrie à l’égard de l’Union européenne et de l’Europe centrale que vous ne souhaitez plus aborder ces sujets qui fâchent ?

– Je demanderai toujours aux États voisins de la Hongrie de garantir aux hongrois vivant sur leur sol la jouissance d’une patrie qui les respecte. À chaque fois que j’estime que leurs droits sont lésés, je m’en plains dans les formes. Mais le poids de ces problèmes est aujourd’hui bien moindre que celui de la question du sort de notre région tout entière. Car si nous ne faisons pas preuve de solidarité entre slovaques, hongrois, tchèques et polonais, si nous ne parvenons pas à parler d’une seule voix en direction de l’Ouest comme en direction de l’Est, nous y perdrons tous.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Il se peut que ce que je vais dire blesse un peu l’oreille slovaque, mais nous autres, Hongrois, pensons qu’en Europe centrale, il y a une leçon que tous les peuples de la région devraient retenir. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les peuples d’Europe centrale, indifféremment du camp dans lequel ils avaient combattu, ont tous été logés à la même enseigne. Ceux qui s’étaient joints au bon camp ont reçu en guise de récompense exactement ce que nous autres, qui avions combattu dans le mauvais camp, avons reçu comme punition. Nous vivons tout simplement dans une communauté de destin. La question est de savoir qui organise l’unité de l’Europe centrale : les Allemands, les Russes, les Américains – ou bien nous autres, qui y vivons ?

– La réalité n’est-elle pas plutôt que c’est Viktor Orbán qui voudrait l’organiser ?

– Un tel projet ne serait pas réaliste : le navire amiral est la Pologne. Sans la Pologne, les autres pays de la région n’ont aucun poids. Si la Pologne quittait le V4, le V4 deviendrait un navire sans quille. Dans cette construction, un rôle-clé revient aussi à la Slovaquie – même si je ne suis pas certain que tous les Slovaques le comprennent.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Il est essentiel que le V4 soit capable d’agir en direction du nord comme en direction du sud. Au nord, il y a les Polonais, au sud, les Hongrois. Mais le nord doit être raccordé au sud, si bien que sans vous, nous casserions en deux. C’est la raison pour laquelle j’ai l’habitude de conseiller au Premier ministre slovaque de donner la priorité aux connexions nord-sud : nous manquons d’autoroutes, de voies ferrées, et même les conduites de gaz sont construites selon d’autres axes.

– Oui mais, voilà : les Slovaques se voient plutôt comme un pont entre l’Est et l’Ouest que comme un pont entre le Nord et le Sud. Le V4 est, de plus, gravement divisé du point de vue de sa relation à la Russie et à Poutine. Les Polonais sont puissamment russophobes, la Slovaquie et la Hongrie voient les choses différemment, et, quant à la Tchéquie, l’atmosphère est en train d’y changer en ce moment même, suite à l’affaire de Vrbětice. N’est-ce pas justement Vladimir Poutine qui risque de diviser le V4 ?

– Avant toute chose, distinguons la Russie de la personne du président russe. N’entretenons pas l’illusion selon laquelle ce problème dépendrait de sa personne : pour nous, c’est tout simplement la Russie qui représente un problème géopolitique. Oui, les Polonais ont une politique clairement antirusse, tandis que vous – tout du moins dans notre perception, en Hongrie – passez pour plutôt russophiles. Quant à la pensée politique tchèque, elle a toujours inclus un élément panslave. Nous autres, Hongrois, avons l’impression qu’il est pour les Russes plus facile de coopérer avec les pays slaves qu’avec nous. Sans compter que nous sommes le seul pays qui soit entré en guerre contre la Russie soviétique en 1956. Personne d’autre que nous ne l’a fait – c’est l’un des épisodes héroïques de notre histoire nationale.

– Comment voulez-vous souder l’unité du V4, alors que nous sommes divisés, et le resterons, dans nos attitudes vis-à-vis de la Russie ?

– La meilleure réponse est celle qu’on trouve en regardant une carte. Il est bien évident que la Pologne, sise au milieu d’un immense espace plat, a besoin de garanties de sécurité. La Slovaquie, la Hongrie et la Tchéquie vivent à l’abri des Carpates ; nous aussi, bien entendu, avons besoin de garanties, mais nous ne vivons pas, comme les Polonais ont l’impression de le faire, sous une menace russe. Voilà pourquoi il est indispensable pour nous d’harmoniser au sein du V4 les besoins de garanties de sécurité de la Pologne avec les besoins de la coopération magyaro-russe. En d’autres termes : chacun des États-membres du V4 décidera seul de la configuration de sa politique russe, mais nous devons être en mesure de nous fournir mutuellement des garanties, y compris contre la Russie. À présent que les Tchèques nous ont demandé d’émettre une déclaration de solidarité, indépendamment de ce que je pense à titre personnel des événements en question, nous avons aussitôt montré aux Tchèques cette solidarité qu’ils attendent de nous…

– …alors même que vous avez une tout autre perception de l’affaire de Vrbětice ?

– J’ai posé la question aux dirigeants tchèques : ce que je lis a-t-il vraiment eu lieu ? La réponse a été : « highly likely », c’est-à-dire « très probablement ». Voilà ce que je pense de cette situation.

– De nos jours, c’est l’OTAN qui fournit à la Pologne ce genre de garanties ; ou peut-être envisagez-vous que le V4 lui offre telle ou telle garantie spéciale ?

– Oui, c’est dans le cadre de l’OTAN que ces garanties deviennent réalité ; quant à la défense européenne, pour l’instant, tout ce qu’on peut faire, c’est en rêver. Or la défense n’est pas affaire de rêves : c’est la plus dure des réalités, celle du face-à-face des forces brutes.

– C’est-à-dire que votre réponse serait une défense européenne commune, créant un rayonnement de puissance ?

– De notre point de vue, la politique russe de l’Union est d’un niveau primitif : elle ne sait dire que oui et non. Nous autres, en revanche, avons besoin d’une politique nuancée, basée sur la compréhension du fait que la Russie est un État très fort, qui respecte lui aussi la force. Ce qui veut dire que si nous ne sommes pas à niveau militairement, la Russie représentera un danger pour nous. Par ailleurs, dans le domaine économique, il faut coopérer. Or ce que nous faisons, c’est exactement le contraire : nous tentons une démonstration de force à travers une politique de sanctions économiques, tout en restant militairement mous. C’est exactement l’inverse de ce qu’il faudrait faire.

– Dans l’Union, on vous voit comme un homme qui affaiblit l’Union et ses institutions – voire chercherait à les démolir. Et c’est vous qui à présent nous dites que, pour résoudre le problème russe, vous voudriez obtenir la construction d’une défense européenne forte ?

– Oui, car dans ma tête, les coordonnées du problème ne sont pas : ou bien soutenir l’Union sans réserve, ou bien complètement s’opposer à elle. Il y a dans l’Union des éléments qu’il faudrait renforcer – mais le contraire est aussi vrai, notamment dans le cas du Parlement européen, qui joue un rôle absolument délétère, en faisant des partis le fondement de la politique européenne, chose que la gauche européenne exploite pour s’attaquer à la souveraineté des États. La question n’est donc pas : oui ou non à l’UE – mais : quelle UE ?

– L’homme qui vous a formé intellectuellement, István Stumpf, a récemment déclaré que d’ici à 2030, l’Union européenne devrait soit devenir une fédération, une communauté d’États-nations, soit cesser d’exister. Quel est votre pronostic pour 2030 ?

– Voici une question qui met à nouveau en relief l’importance de la Slovaquie. Ce qui fait de la Slovaquie un État-clé, ce n’est pas uniquement sa capacité à connecter le nord au sud en Europe, mais aussi le fait que vous êtes le seul État d’Europe centrale qui se soit risqué dans l’expérience connue sous le nom de zone euro. Les résultats de votre expérience sont précieux pour nous, qui, pour l’instant, ne sommes que des observateurs externes, qui se posent la question : l’intégration monétaire est-elle, pour une nation, une bonne ou une mauvaise chose ?

– Je suis certain que vous avez, comme nous, des analystes économiques et des politologues en mesure de répondre.

– Naturellement, oui ; et leurs opinions divergent. Mais revenons à votre question sur l’avenir de l’Union d’ici à 2030 : la seule chose dont je sois sûr, c’est qu’aucun « peuple européen » ne va apparaître – à l’avenir comme par le passé, il y aura, vivant ici, des hongrois, des slovaques, des allemands, des français… L’Europe inclura aussi un lourd élément islamique, mais il n’y aura pas de « peuple européen ». Il y aura des nations, il y aura des États, et ce sera à eux de se trouver un modus vivendi – équivalent à ce qu’on appelle aujourd’hui l’Union européenne. Cependant, l’essentiel n’est pas l’institution, mais l’intention. En 2030, il est certain que nous coopérerons – la question, c’est de savoir ce qui va nous arriver.

– À quoi pensez-vous ?

– L’Europe occidentale est en pleine transformation culturelle : les migrants et les musulmans y constituent des minorités importantes, tandis que la population autochtone, renonçant au christianisme, s’avance en direction d’une société post-chrétienne et post-nationale. La question est de savoir si de telles sociétés seront capables de former une Europe occidentale stable.

– Vous pensez qu’elles ne le seront pas ?

– À tire personnel, l’avenir de l’Europe centrale m’inspire une bien plus grande confiance que celui de l’Europe occidentale. Je suis convaincu que nos enfants vivrons mieux que nous. Nous allons vivre en Europe centrale une grande renaissance de l’économie, de la démographie, des politiques de sécurité et de la culture. Je suis optimiste. Mais quant à savoir si l’Europe occidentale conservera sa stabilité d’ici à 2030, c’est la question la plus intrigante de l’avenir immédiat.

– Ce que vous voulez, en réalité, c’est préparer l’Europe centrale à vivre sans l’Union européenne ?

– Je formulerais plutôt de la façon suivante : jusqu’ici, l’Union tournait autour d’un axe franco-allemand, selon un mode de coopération bipolaire. Ce vers quoi nous nous dirigeons à présent, c’est une Europe qui, d’ici à 2030, aura un troisième pôle : l’Europe centrale, c’est-à-dire le V4. Les échanges commerciaux entre le V4 et l’Allemagne représentent le double des échanges commerciaux entre la France et l’Allemagne, et le triple du volume observé entre Allemagne et Italie. Ces dernières années, cette tripolarité est devenue aisément observable dans les débats entourant l’immigration, ou encore le budget – et pour moi, l’image de l’avenir, c’est ça.

– Tout au long de décennies, la politique hongroise est restée l’otage de Trianon, à tel point que József Antall a fini par dire qu’il avait le sentiment d’être le Premier ministre de 15 millions de hongrois. Mais, à vous écouter à présent, on a l’impression que vous ne vivez plus dans ce trauma de Trianon, ayant trouvé une nouvelle mission européenne pour le peuple hongrois.

– Nous avons beaucoup d’affection pour cette citation d’Antall : ce fut une phrase d’une extraordinaire importance à l’époque.

– Et aujourd’hui, elle ne l’est plus ?

– Depuis lors, trente ans se sont écoulés, ce qui n’a pas rapetissé cette phrase, mais l’horizon s’est chargé de tout autres questions, auxquelles les Centre-européens ne peuvent trouver réponse qu’ensemble, car si nous retournons nous calfeutrer dans nos frontières nationales, ou si nous adoptons la position du hérisson, nous allons tous y perdre.

– Vous parlez de vos propres visions de l’Europe centrale, dont la portée se mesure en décennies. Mais c’est dès l’année prochaine que vous risquez de perdre les élections législatives hongroises face à une opposition qui se présente désormais unie : ne le craignez-vous pas ?

– Quand j’arriverai au bout de ce cycle électoral, je pourrai dire de moi que j’ai passé 16 ans au pouvoir, et 16 ans dans l’opposition. Quoi qu’il arrive ensuite, j’aurai déjà tout vu.

– Si vous perdez, tenterez-vous de revenir quatre ans plus tard ?

– C’est à une victoire que je me prépare. Nous sommes un grand parti, appuyé sur une culture, des programmes, une vision, et il existe une majorité de hongrois partageant plus ou moins nos sentiments et nos aspirations. Il faut certes aussi se demander dans quelle mesure nous représentons – à leur avis – correctement ces sentiments et aspirations. Notre présence dans l’arène politique, en tant que parti, reposant sur des fondations philosophiques et sentimentales profondes, il y aura toujours un parti comme le nôtre. Entre temps, une génération d’hommes politique est arrivée à maturité : des hongrois de 15 ans plus jeunes que nous, qui n’ont pas fréquenté l’école communiste, ont bénéficié d’un meilleur enseignement, parlent plus de langues étrangères, ont un angle de vision très large, et qui ont appris de nous, à la perfection, le métier de la politique. Si notre génération devait un jour décider de ne plus aller au travail, elle aura donc des successeurs.

– Ce qui, en revanche, est certain, c’est qu’Angela Merkel se prépare, dans six mois, à un départ définitif. Vous avez déclaré à la presse allemande que vous regrettez son départ. Au vu de la dispute assez vive que vous avez eue lors de la crise des migrants, faut-il y voir de votre part un geste de courtoisie envers l’opinion publique allemande, ou regrettez-vous vraiment son départ ?

– Pour ma part, je respecte Merkel, indépendamment du fait que, sur de nombreux sujets, nous ne sommes pas d’accord. C’est une grande performance personnelle de sa part que d’avoir réussi tout au long de ces 16 années à maintenir son parti au centre de l’arc de gouvernement. Ceux qui n’exercent pas ce métier ne sont pas en mesure d’apprécier l’énergie intellectuelle et morale que cela suppose. Je regrette sincèrement son départ. Jusqu’à présent, on pouvait toujours savoir à l’avance ce qui allait arriver en Allemagne après des élections : le cadre était stable. Je crains qu’après son départ, nous ne nous rendions compte que Merkel va plus nous manquer que nous ne l’aurions cru jusqu’ici.

– Pourquoi ?

– Au moment où nous parlons, toutes les portes sont ouvertes. Quelles seront les conséquences du poids électoral accumulé par les Verts ? L’Allemagne dispose-t-elle d’une nouvelle génération de dirigeants prêts à entrer en action ? Personne ne le sait.

– Aujourd’hui comme dans d’autres entretiens, vous avez parlé de christianisme, et vous vous décrivez vous-même comme un démocrate-chrétien. Vue de Slovaquie, la Hongrie, à la différence de la Pologne, semble être un pays sécularisé, où la proportion des chrétiens pratiquants est relativement basse. La Hongrie ne serait-elle pas elle aussi, éventuellement, un pays post-chrétien, où c’est plutôt un christianisme politique que vous perpétuez, un peu comme le fait Poutine en Russie ?

– S’agissant de ma personne, ma réponse est que je suis un chrétien croyant et professant, et le frère de tout slovaque chrétien. S’agissant de la politique : la mission d’une politique démocrate-chrétienne n’est pas la défense de dogmes cléricaux – raison pour laquelle je m’abstiens d’employer l’expression de « christianisme politique ». La question la plus importante de notre existence – allons-nous vers le salut, ou vers la damnation ? – n’est pas une question politique, alors même que c’est la question essentielle du christianisme. Mais la politique n’est pas compétente en la matière. Je ne parle donc pas de politique chrétienne, mais de politique d’inspiration chrétienne. De la défense d’une manière d’être, faite de dignité humaine, de liberté, de vie de famille, de communautés nationales. Il existe des tendances politiques qui s’en prennent à ces manières d’être, qui souhaitent les déconstruire, et il convient de leur résister. Il n’est donc pas question ici de ma foi personnelle, étant donné qu’une politique démocrate-chrétienne est aussi ouverte à ceux qui, à titre personnel, ne sont pas croyants. Nous ne sommes pas à la tête de telle ou telle secte, mais d’un parti politique, nanti d’un programme.

– Les démocrates-chrétiens slovaques considèrent comme une question-clé la défense de la vie prénatale, en faveur de laquelle vous aussi vous prononcez, mais, en pratique, depuis que vous gouvernez, vous n’avez rien fait en la matière. Ou plus exactement : vous reconnaissez certes qu’il s’agit d’un droit fondamental de l’homme, mais sans souhaiter aller plus loin dans sa défense – pourquoi ? Pensez-vous peut-être que vous ne parviendriez pas à rassembler dans la société une majorité susceptible de vous soutenir ?

– Nous sommes très clairement dans le camp de la vie : en 2011, nous avons adopté une nouvelle constitution, dans laquelle nous avons couché par écrit, très clairement, ce qui nous semble important concernant le sens de la vie. Une politique de prohibition complète, qui serait – entre autres – légitime d’un point de vue moral, s’avérerait contre-productive dans ses résultats concrets. En politique, c’est le résultat qui compte : l’intention n’est pas négligeable, mais une intention non suivie de résultats peut mener à la catastrophe. En l’espace de 11 ans, nous avons réussi à réduire considérablement le nombre des avortements – et ce, sans prohibition complète. On peut aussi inscrire à l’actif de nos gouvernements le fait qu’aujourd’hui, la Hongrie est plutôt dans le camp de la vie. Mais l’examen de ce sujet nous a mené à une autre question d’une grande importance : celle des rapports entre vérité et majorité en politique. C’est une question des plus difficiles. Car lorsque la majorité n’est pas au service de la vérité, alors la majorité ne vaut rien. Mais celui qui ne parvient pas à rassembler une majorité à l’appui de la vérité ne sera pas capable d’agir politiquement au service de la vérité.

Traduit du hongrois par le Visegrád Post