Hongrie – La fondation pour la recherche historique et sociale en Europe centrale et orientale, proche du gouvernement hongrois, vient de publier un ouvrage collectif traitant de l’empire Soros dans les anciens pays satellites de l’URSS et l’espace post-soviétique. Le Grand projet retrace le parcours de George Soros, émigré hongrois d’origine juive, ayant quitté la Hongrie en 1947 avant de forger un réseau de fondations qui joue un rôle de premier plan dans de nombreux pays ces dernières décennies.
Depuis la crise migratoire de 2015, le gouvernement hongrois de Viktor Orbán dénonce ouvertement les activités et les idées véhiculées par les réseaux Soros — une stratégie de communication que l’opposition n’omet jamais de railler et de tourner en dérision, y voyant la preuve que la coalition au pouvoir depuis 2010 ne cache pas son penchant pour certaines théories du complot.
C’est sans doute pour répondre à cette accusation et donner une caution intellectuelle à cette communication gouvernementale que Le Grand projet a été publié, les auteurs de cet ouvrage s’efforçant de livrer un travail sourcé et argumenté sur la réalité des méthodes de George Soros et de ses fondations.
La lecture de cet ouvrage permet de comprendre que Budapest devient dès 1984 un des cœurs stratégiques de l’action du milliardaire américano-hongrois dans la région centre-européenne, qui basculera en 1989-90 dans le camp occidental. Il ne fait aucun doute que le travail méticuleux de Soros et de ses hommes a joué un rôle considérable dans ce basculement, notamment en aidant, y compris et surtout financièrement, les membres de l’opposition démocratique et plus largement en jouant sur le goût pour l’Occident de l’intelligentsia budapestoise.
« En somme, la Hongrie devient au milieu des années 80, en bonne partie grâce à George Soros, le canal ouvert du bloc de l’Est vers l’Ouest, à travers lequel passeront de plus en plus en librement les produits économico-financiers et politico-culturels », résume Márton Békés dans son chapitre consacré à la naissance de l’empire Soros.
Dans ce même chapitre, l’auteur rapporte une anecdote selon laquelle
Viktor Orbán aurait au tout début des années 90 refusé un soutien financier de la part de George Soros à l’occasion d’une rencontre dans les bureaux new-yorkais du milliardaire au 33ème étage d’une tour donnant sur Central Park
— ce qui ne manque pas de rappeler que, contrairement à ce que la plupart des observateurs pensent, la brouille entre les deux hommes ne date pas de 2015 ou de 2010 mais débute à peine quelque temps après le changement de régime de 1989-90. Viktor Orbán refusera d’ailleurs de rencontrer George Soros pendant son premier mandat de 1998 à 2002, mais le recevra au tout début de son second mandat, en novembre 2010, officiellement pour discuter de la question tzigane.
L’histoire de l’Université d’Europe centrale (CEU) occupe une bonne place dans l’ouvrage : fondée en 1991 par George Soros à Prague, elle est déménagée à Budapest trois ans plus tard, en 1994, suite à des différends avec le Premier ministre tchèque Václav Klaus, et devient le véritable hub de la présence sorosienne dans la région. La suite est bien connue et constitue l’un des points d’orgue de la tension entre Viktor Orbán et George Soros : à la rentrée 2019, le campus de Budapest déménage en partie à Vienne après avoir perdu son accréditation en Hongrie, alors que l’OSF (Open Society Foundations) avait quitté Budapest en mai 2018 pour rejoindre Berlin.
Le Grand projet fait état des sommes engagées par George Soros pour développer son Université d’Europe centrale, qui font comprendre au lecteur que cet établissement est d’une importance prioritaire pour le milliardaire. À titre d’exemple, sur le milliard de dollars que Soros a consacré à l’Europe centrale entre 1990 et 1993, 250 millions avaient été allouées à la mise sur pied de la CEU. Autre priorité — qui rejoint la première : la Hongrie, pays dans lequel la Fondation Soros, selon la fille de son président entre 1994 et 2001 (Miklós Vásárhelyi), a dépensé 150 millions de dollars entre 1984 et 2004. Certains vont jusqu’à évoquer un plan Marshall personnel.
La Hongrie est dans les années 80-90 le pays dans lequel George Soros est le mieux implanté. Il y reviendra pour la première fois en 1968 et y tissera à partir de 1984 des liens au plus haut niveau de l’État, notamment par l’intermédiaire de György Aczél, poids lourd du comité central en charge de la culture. À l’intérieur de cet appareil et en repérant les jeunes pousses,
George Soros sera un de ceux s’activant à soutenir une opposition démocratique au régime, allant même jusqu’à concurrencer l’ambassadeur des États-Unis à Budapest en place de 1986 à 1990, Mark Palmer, connu pour son rôle actif dans la chute du communisme en Hongrie.
La société hongroise fermée une fois ouverte, George Soros poursuit son œuvre et désigne un nouvel ennemi : le nationalisme. Dans ce cadre, le Fidesz se détache très rapidement de la machine Soros, refusant de prendre part à la Charte démocratique de 1991, alors que le SZDSZ (Alliance des démocrates libres) devient incontestablement le relais par excellence de l’homme d’affaires américain en Hongrie — une affirmation abondamment sourcée dans l’ouvrage.
Un chapitre entier est consacré au parcours philosophique de George Soros, très influencé par le concept de société ouverte de Karl Popper, dont la lecture l’a convaincu de prendre parti pour une idéologie mondialiste et progressiste, qui doit sans arrêt être mise en mouvement pour venir à bout des sociétés fermées, qui, nécessairement, débouchent sur le totalitarisme. Se considérant comme un homme d’affaires par défaut, n’ayant pas eu le niveau pour avoir le privilège de ne s’occuper que de philosophie, il se définit fièrement comme étant un spéculateur-philosophe et ne voit aucune contradiction à jongler entre marchés financiers et ce qu’il qualifie de philanthropie.
Comme le note Márton Békés,
Soros a la même approche des marchés financiers et de la politique. Il profite des situations instables et des moments de stress pour faire ses meilleurs coups.
Il est maître dans l’art de la pêche en eaux troubles. Selon Mária Schmidt, directrice de l’institut du XXIème siècle et à la tête de la Maison de la Terreur, George Soros dispose d’une méthode en cinq étapes pour parvenir à ses fins : influence dans les milieux intellectuels, puis sur les partis et la société civile, phase de déstabilisation grâce à ces outils d’influence, appel à la rue — potentiellement violent — si nécessaire, et orchestration du retour à l’ordre.
Cette méthode atteint des sommets en ce qui concerne l’Ukraine, pays qui reçoit un chapitre entier — le meilleur selon nous — dans l’ouvrage, sous la plume d’András Kosztur. C’est en effet sans doute en Ukraine que l’art de Soros s’est exprimé dans toutes ses dimensions ; celui qui se veut homme d’État sans État, acceptant l’idée que ses actions sont des ingérences dans les affaires internes d’un pays, étant allé jusqu’à soutenir des mouvements nationalistes et à placer directement ses hommes dans les cabinets ministériels et les fractions parlementaires à Kiev. L’Ukraine de ses trente dernières est par excellence le lieu permettant de comprendre toute la méthode et l’ingéniosité de George Soros et de ses réseaux.
Les auteurs de cet ouvrage nous emmènent aussi en Pologne, en Tchéquie, en Slovaquie, en Biélorussie, en Moldavie, en Roumanie, en Macédoine (où Soros a réussi de véritables exploits), en Géorgie, en Arménie, en Russie, en Serbie, en Albanie et en Asie centrale — toutes des régions où les réseaux Soros se sont illustrés de manière plus ou moins retentissantes.
Un ouvrage passionnant, au potentiel de débat infini, qui mériterait une traduction intégrale.
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A NAGY TERV – A SOROS-BIRODALOM KÖZÉP- ÉS KELET-EURÓPÁBAN, sous la direction de Békés Márton, éditions KKETTK Közalapítvány, 2021, 394 pages