Article paru dans le Magyar Nemzet le 6 décembre 2021.
– Dans le monde turcique, on voit la Hongrie comme une tête de pont vers l’Union européenne – c’est ainsi que János Hóvári, chef du bureau budapestois de l’Organisation des États turciques, décrit l’importance de la Hongrie dans le monde turcique. Cet ancien ambassadeur de Hongrie à Ankara nous a aussi parlé des relations magyaro-turques, ainsi que du sommet commun des pays du V4 et des États turciques prévu pour la première moitié de l’année prochaine, organisé à l’initiative du Premier ministre hongrois Viktor Orbán.
– Lors de son dernier sommet, le Conseil turcique a décidé de se rebaptiser Organisation des États turciques, en motivant sa décision par sa volonté de jouer un rôle plus affirmé dans la communauté internationale. À quelles mesures cela va-t-il correspondre en pratique ?
– Ce changement de nom signifie, pour l’essentiel, que l’Organisation des États turciques (OET), qui représente actuellement une coopération intergouvernementale, initiée en 2009, entre l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et la Turquie, souhaite avoir à l’avenir plus de poids dans la vie politique internationale. C’est la raison pour laquelle, à son dernier sommet tenu à Istanbul, elle a adopté un plan stratégique s’étendant jusqu’en 2040. La région occupée par les 5 États de l’OET constitue un réseau de type idiosyncratique unissant une population de près de 160 millions de personnes et l’économie de cette population, entre Europe et Asie, mais aussi une unité soudée par un système de plus en plus évident d’intérêts géostratégiques et géopolitiques dérivant de sa propre situation. La volonté d’assumer cette unité au sein des systèmes d’interdépendance mondiaux ne reflète pas seulement le quotidien présent de cette immense région s’étendant du Bosphore à l’Altaï, mais aussi son futur. La Hongrie étant, depuis 2018, État-membre observateur de l’organisation, ce changement de nom nous concerne aussi, et nous l’avons bien entendu approuvé.
– D’un point de vue géographique, la Hongrie est vraiment loin des États turciques. En quoi peut-elle profiter de ce statut d’observateur ?
– Au début du XXIe siècle, les distances géographiques n’ont plus la même signification qu’il y a cent ou deux cents ans. Istanbul n’est pas plus éloigné de Budapest que ne l’est Bruxelles. Quant à la région de la Mer Caspienne, elle est aussi distante de nous que le sont, par exemple, le Maroc ou l’Égypte. De puissants liens économiques lient la Hongrie à la Turquie, et, au cours de ces dernières années, on a assisté à une augmentation de nos échanges commerciaux avec chacun des États-membres de l’OET. C’est une région dans laquelle le montant de nos exportations excède celui de nos importations : l’excédent se situe aux environs d’un milliard et demi de dollars américains. Mais il y a encore plus important : les spécialistes hongrois et leurs entreprises voient s’ouvrir devant eux de nouvelles possibilités en Asie centrale – des possibilités de contribuer au renouvellement des capacités d’innovation des sociétés et des économies de cette région. Et les centaines d’étudiants actuellement présents en Hongrie doteront bientôt cette contribution d’un hinterland local sui generis. À vrai dire, c’est à partir du milieu du XIXe siècle que le monde turcique a pris connaissance du nom des Hongrois [magyar, signifiant « hongrois » en hongrois, mais aussi dans les langues turciques – n.d.t.], lorsqu’il s’est mis à fouiller l’Asie – d’Istanbul jusqu’aux peuples turciques de Sibérie – à la recherche de peuples-frères, comme nous avions nous-mêmes commencé à le faire un peu plus tôt. Dès cette époque, plusieurs de ces chercheurs sont venus étudier à Budapest, et sont devenus de grands savants – par exemple Bekir Çobanzade ou Hamit Zübeyr Koşay.
Il est cependant exact qu’au cours du demi-siècle écoulé, le nom de la Hongrie a un peu perdu de son éclat à bien des endroits du monde turcique. Et, en sortant de la Guerre froide, nous n’en avons pas fait suffisamment pour que cela change.
Le moment était donc venu pour nous d’adopter une politique étrangère plus déterminée en ce qui concerne cette région. Et ce, bien entendu, pas uniquement dans le but de faire la lumière sur certains mystères dans l’étude de notre passé ; mais bien plutôt pour nous trouver, au sein de la communauté internationale, des partenaires politiques, économiques et culturels situés à l’est de notre territoire, tout comme nous en avons à l’ouest, ainsi que pour nous faire des amis, et pour ainsi faire de l’Europe centrale, dont nous sommes le cœur et l’âme, un véritable centre.
– Qu’est-ce qui lie la Hongrie aux peuples turciques ? Et eux, comment nous voient-ils ?
– Du fait de nos intérêts économiques, nous devons avoir de bonnes relations avec le monde turcique. Et en cela, nous n’avons qu’à suivre l’exemple de la Tchéquie, et même celui de l’Allemagne. Il serait bon que nous disposions, avec le monde turcique, proportionnellement à notre importance, d’un commerce extérieur aussi fourni que celui de Berlin ou que celui de Prague. Cependant, il est rassurant de voir que nous les talonnons. La Turquie est un marché immense, tandis que les pays d’Asie centrale sont à l’orée de développements majeurs – du fait, notamment, de la jeunesse de leur population. Il y a quelques années à peine que le plus grand État de la région, l’Ouzbékistan, a rompu avec l’autoritarisme en matière de politique économique et s’est ouvert aux investissements étrangers. Qui plus est, les peuples turciques nous considèrent comme des membres de leur famille étendue : les Hongrois sont pour eux une branche du même arbre, une branche occidentale, tombée loin du tronc, mais à l’origine d’un peuple couronné de succès.
Dans le monde turcique, on voit la Hongrie comme une tête de pont vers l’Union européenne – laquelle doit, dans cette immense région, assumer un rôle plus marqué et plus constructif.
– Le Premier ministre Viktor Orbán l’a déjà souligné à diverses reprises : pour Budapest, il est, d’un point de vue géopolitique, d’une grande importance de cultiver une alliance stratégique et des relations d’amitié non seulement avec Berlin et Moscou, mais aussi avec Ankara. Dans le contexte géopolitique actuel, pourquoi est-il important d’entretenir des relations amicales avec la Turquie ?
– Au cours de ces dernières décennies, la Turquie est devenue un centre de puissance important, à la mesure du poids démographique du pays, de son poids économique et de son poids en matière de politique de sécurité. Dans le domaine du commerce de marchandises, cela fait déjà plusieurs années que le commerce magyaro-turc se fixe pour objectif d’atteindre les cinq milliards de dollars américains. Si nos estimations sont justes, à la fin 2021, nous devrions nous en rapprocher de très près. Le montant combiné de nos exportations et de nos importations sera probablement de 4,4 milliards de dollars. Au cours des dernières années, des liens économiques et financiers majeurs se sont tissés entre les économies hongroise et turque – des liens que nous espérons pouvoir faire fructifier aussi sur les marchés de pays tiers. En outre, il ne fait aucun doute que c’est la Turquie qui bloque le flux des migrants sur la Mer Égée – un flux qui, traversant ensuite les Balkans, menace aussi notre pays. À l’heure actuelle, Ankara constitue un facteur de stabilisation très important aussi bien au Moyen-Orient qu’au Proche-Orient, qui sont les nouvelles sources de l’immigration, que ce soit à cause des guerres civiles qui s’y déroulent ou en raison d’autres crises. La Turquie joue un rôle important non seulement dans les processus de sécurité en cours en Europe du Sud-est, mais aussi dans ceux de l’Europe centre-orientale.
– C’est à l’initiative du Premier ministre hongrois qu’un sommet doit rassembler à Budapest les États-membre du Conseil turcique et ceux du Groupe de Visegrád au cours du premier semestre de 2022. La Hongrie pourrait-elle devenir un pont entre ces deux régions ?
– Au regard du monde turcique, les intérêts des divers pays du V4 coïncident. Les Tchèques sont restés présents en Asie centrale en dépit de l’effondrement du monde soviétique. Quant à la Turquie, ils ont commencé à y réaliser des investissements stratégiques vers la fin des années 1990. Les relations des Polonais avec la Turquie ressemblent par bien des aspects à celles des Hongrois avec ce même pays. L’Empire Ottoman n’a jamais reconnu le partage du Royaume de Pologne effectué au XVIIIe siècle. Si la Pologne dispose, pour son ambassade à Ankara, d’un immeuble aussi énorme, c’est parce que, dans l’entre-deux-guerres, à Varsovie, on considérait Ankara comme un refuge potentiel – et c’est ce qu’Ankara est effectivement devenue à partir de 1939. En Asie centrale et en Azerbaïdjan, il y a dans chaque grande ville une communauté polonaise, dont l’existence est rendue visible par la présence d’églises catholiques romaines. A l’heure actuelle, pour l’économie polonaise, le monde turcique est un marché important et en pleine expansion. À Bratislava aussi, on entretient une politique turque des plus actives, même si la marge de manœuvre des Slovaques dans les pays turciques plus éloignés est limitée par l’étroitesse de leur représentation diplomatique dans la région. Dans l’ensemble, on peut néanmoins dire que le V4 constitue pour l’OET un partenaire de la même importance que l’Allemagne – même si, dans le domaine du commerce de marchandises, pour l’instant, nous ne parvenons à atteindre qu’à peu près les deux tiers des résultats de nos amis allemands.
Cependant, le sommet diplomatique prévu à Budapest, cette rencontre entre pays du V4 et de l’OET sera, quoi qu’il en soit, un moment historique, le moment de l’initiative et de la construction de l’avenir.
Edith Krisztina Docza
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Traduit du hongrois par le Visegrád Post