Dans nos sociétés industrielles, la politique énergétique est pétrie de paradoxes. Idéologie contre pragmatisme, écologie contre appétit économique, sobriété idéaliste contre l’hédonisme matérialiste. Rien ne devrait être plus éloignée de la politique énergétique que les effets d’annonce ou les réactions émotionnelles. Mais dans notre époque rien n’échappe à ce fléau. La flambée des prix cet automne et les risques de pénuries offrent-ils à l’Europe l’opportunité de fixer un cap ? L’intérêt retrouvé pour l’énergie nucléaire apporte des éléments de réponse.
La relance du programme nucléaire français
France – Lors d’une allocution télévisée le 9 novembre, le Président français Emmanuel Macron a annoncé la construction de six nouveaux réacteurs nucléaires en France : une décision marquante depuis l’achèvement de la construction du dernier réacteur français en 1997. Il s’agit d’une décision volontariste à deux titres : le coefficient de production du parc électronucléaire français oscille entre 73% et 75%, soit en-dessous du pic de 77% atteint en 2005. Par ailleurs, la décision de construire de nouveaux réacteurs ne devait pas intervenir avant la mise en service du prototype de réacteur nucléaire de nouvelle génération, l’EPR (European Pressurized Reactor) de Flamanville. Celui-ci cumule déjà dix ans de retard et 8,9 milliards d’euros de surcoût.
Mais la volonté à tout prix de « décarboner » l’économie place le nucléaire dans une situation favorable. Et la flambée des prix de l’énergie cet automne a permis d’assumer franchement ce qui est un tabou pour de nombreux écologistes. L’UE a un cruel besoin d’électricité abondante et bon marché, et la filière nucléaire n’a d’autres choix que de se perfectionner pour n’être pas déclassée.
Cette annonce française s’inscrit d’ailleurs dans une stratégie mûrie depuis plusieurs années. En 2018, un rapport commandé par le Ministre français de l’économie, Bruno Lemaire, recommandait la construction de six nouveaux réacteurs EPR à partir de 2025. En novembre 2020, un autre rapport prévoyait le financement par l’État de la moitié du budget estimé à 47,2 milliards d’euros. Enfin la veille de l’allocution présidentielle, à l’occasion d’une conférence de presse, EDF (Électricité de France) affirmait être prêt en cas de lancement d’un programme de construction.
Entrent également en compte les élections présidentielles d’avril 2022 : tous les candidats aux primaires de la droite, ainsi que Marine le Pen et Éric Zemmour affichent l’ambition de relancer la construction de réacteurs nucléaires.
Une attente européenne en matière d’énergie nucléaire
La déclaration d’Emmanuel Macron s’inscrit dans le prolongement de la position commune publiée un peu plus tôt à l’automne par de nombreux pays européens. Les ministres de dix Etats membres de l’UE ont en effet publié au mois d’octobre une tribune collective intitulée « Nous, Européens, avons besoin du nucléaire ! » Cette tribune tombe alors à pic, l’Europe affrontant une envolée des prix du gaz. De plus, le flottement politique post-électoral fragilise l’Allemagne, où se déroulent les négociations en vue d’une coalition. La République fédérale assume, en effet, une volonté opiniâtre de sortir du nucléaire. Or, les pays signataires de la position commune cernent l’espace germanique d’une intéressante coalition. D’un côté la France, soit l’un des acteurs d’envergure mondiale en matière d’énergie nucléaire ; d’un autre les quatre pays de Visegrád : Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, étendu à l’est hors-Schengen (Bulgarie, Roumanie) et aux Balkans occidentaux intégrés (Croatie, Slovénie). Sans exclure un partenaire baltique, la Finlande.
Le cas finlandais mérite qu’on s’y arrête. Ce pays prospère dans l’UE, intégré dès 1995 avec la Suède et l’Autriche pour former l’UE à 15, est en pointe du lobbying pronucléaire. Cinq partis politiques, dont les écologistes, forment la coalition au pouvoir. Jusqu’à présent, les Verts excluaient de considérer comme durable l’énergie nucléaire, ce qui est précisément l’exigence affichée par la déclaration commune. Un aggiornamento semble donc en cours, même dans le grand nord où la sensibilité écologiste représente une force politique considérable. Paradoxalement, le dogme du réchauffement climatique d’origine entropique appuie les revendications du lobby nucléaire au titre de la « neutralité technologique » en matière d’émission carbone.
Un nouveau rapport de force dans l’UE
Les coopérations transnationales varient au gré des sujets. On sait combien le sujet migratoire divise l’Est et l’Ouest de l’UE. Concernant le nucléaire, il s’agit d’une constellation de pays face à l’Allemagne et quelques-uns de ses voisins (Autriche, Danemark, Belgique, Luxembourg). Viktor Orbán et Emmanuel Macron avaient pu afficher leur solidarité au printemps sur la question du nucléaire, à l’occasion du sommet européen du 25 mars. Une convergence de vues qui s’ajoute à l’ambition partagée de mûrir une politique européenne de défense. En face, l’Allemagne entend avancer ses pions dans le sillage de la décision prise par Angela Merkel en 2011 de sortir de façon anticipée du nucléaire. Cette orientation, affichée après l’accident de Fukushima, relevait partiellement de la communication politique afin de couper l’herbe sous le pied des écologistes. Désormais, l’Allemagne souhaite étendre à l’Europe ses choix et leurs conséquences. La question énergétique promet d’être on ne peut plus brûlante que l’hiver sera froid – et le prix de l’énergie élevé.
Les traités européens permettent à chaque pays de décider de son bouquet énergétique, en disposant d’une étroite marge de manœuvre pour remplir le double objectif d’une énergie abondante et décarbonée. De l’avis des signataires de dix gouvernements européens, un avenir à bas carbone passe par une reconnaissance sans tabou du nucléaire, de manière complémentaire avec le gaz. Pointant que la moitié déjà de l’électricité non carbonée en Europe provient du nucléaire, les signataires insistent sur son caractère incontournable. Le but est d’obtenir un statut de neutralité pour le nucléaire, comme le gaz. Et d’inclure ainsi le nucléaire dans le cadre européen pour un financement durable. C’est tout l’enjeu de la taxonomie européenne qui fait l’objet d’un lobbying au plus haut niveau européen. La lutte est plus indécise que jamais, alors que la Commission européenne doit prendre sa décision avant la fin de l’année 2021
Il convient de bien mesurer le caractère aberrant de la situation : différentes sources d’énergie sont livrées à une concurrence vertueuse. Une ancienneté de plusieurs années ou décennies et des innovations régulières permettent aux investisseurs d’accompagner en connaissance de cause les projets de leur choix. Mais tout semble suspendu en dernier recours à la taxonomie verte que la Commission européenne tarde à finaliser.
Que veut l’Europe ?
La relance du nucléaire est un gage d’autonomie stratégique et d’auto-suffisance énergétique. Impossible sans cela d’envisager le déploiement d’une politique industrielle et le maintien dans nos pays de l’emploi productif face à la concurrence internationale.
Le nucléaire semble un pari avantageux pour de nombreux pays d’Europe. EDF a fait une offre non contraignante au gouvernement polonais pour construire 4 à 6 réacteurs nucléaires utilisant la technologie EPR. De quoi épauler l’agenda que la Pologne a adopté en matière d’énergie à l’horizon 2050. Un tel parc nucléaire assurerait 40% des besoins énergétiques de la Pologne pour 60 ans. Il s’agit d’une tendance déjà existante : le programme polonais d’énergie nucléaire (PPEJ) est suivi de près par EDF depuis sa conception, avec le soutien du gouvernement français.
Il se pourrait que la présidence française de l’UE au premier semestre 2022 offre l’opportunité de donner toute sa place à la relance du nucléaire dans l’UE. Non pas de manière isolée, mais selon un plan d’ensemble où la construction de réacteurs nucléaires concernerait de nombreux pays, ce qui diminuerait d’autant les coûts de production.
Ceci est surtout vrai pour un nouveau type de réacteur nucléaire : les petits réacteurs modulaires (SMR : small modular reactors). Dans ce domaine, les États-Unis et la Russie ont une avance importante sur la France : un prototype ne devrait y voir le jour qu’en 2030, et l’exploitation commerciale serait bien sûr ultérieure. Les petits réacteurs modulaires conviennent parfaitement pour se substituer aux centrales à charbon ; les infrastructures existantes peuvent être conservées, en utilisant les même postes de commutation et même lignes haute tension pour acheminer l’électricité vers les villes.
Conclusion : accepter la diversité européenne en matière d’énergie
La France ne peut tirer un trait sur le nucléaire et l’Allemagne ne peut tirer un trait sur sa combinaison éolien / gaz naturel : les deux systèmes doivent cohabiter, et la taxonomie européenne doit refléter cette pluralité. Si Paris a respecté la décision allemande de sortir du nucléaire, Berlin doit respecter l’approche retenue par la France, la Finlande et l’Europe centrale. Il y a plus. En 1957, le traité de Rome établit la CEE (Communauté économique européenne) et la CEEA (Communauté européenne de l’énergie atomique). Autrement dit, la coopération en matière d’énergie nucléaire est une pierre angulaire de l’unité européenne depuis le commencement. Enfin, la marginalisation du nucléaire civile implique le déclin du nucléaire militaire. De ce point de vue, abandonner le nucléaire n’est pas qu’un préjudice économique, c’est aussi une mutilation politique de grande conséquence pour l’Europe au XXIe siècle.