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L’Europe centrale a-t-elle des adversaires à l’Est ? – I. Les leçons biélorusses

Temps de lecture : 5 minutes

Article paru sur le site Corvinák le 24 janvier 2022.

Au mois de février doit se dérouler une rencontre bilatérale entre Viktor Orbán et Vladimir Poutine. Le programme sera chargé : extension de la centrale de Paks par Rosatom, situation de l’Ukraine, production en Hongrie de vaccins russes ou encore coopération spatiale. Cette volonté de bâtir tranche avec la conflictualité délétère qui polarise de manière croissante les relations euro-russes. Cet essai fait le pari de la concorde, pour le plus grand avantage de l’Europe centrale. Nous ouvrons notre réflexion avec le cas biélorusse – dans l’angle mort depuis quelques semaines et qui illustre la complexité de toute politique de voisinage pour l’Europe centrale.

Les relations entre l’UE et la Biélorussie se sont gravement détériorées depuis les élections présidentielles de l’été 2020, et les voisins européens de la Biélorussie (Pologne et Lituanie en tête) ont joué un rôle de premier plan dans ce conflit Est-Ouest. Une candidate de l’opposition,  Svetlana Tikhanovskaïa, est arrivée en deuxième position avec 10,12% des voix. Dans la foulée du scrutin le 9 août 2020, cette candidate s’est réfugiée à Vilnius et s’est proclamée à la tête d’un gouvernement de transition ; elle était soutenue dans ses prétentions par les pays de l’OTAN. Notre propos n’est pas d’évaluer la fraude électorale ou la légitimité de l’opposition libérale, mais de raisonner d’après les forces en présence : une Europe centrale en phase ascendante depuis une quinzaine d’années et une Biélorussie stabilisée depuis 28 années au pouvoir d’Aleksandr Loukachenko.

Dans les ruines de l’URSS

Reprenons quelques décennies plus tôt. L’effondrement du Bloc de l’Est a entraîné la métamorphose de la nomenklatura soviétique en nomenklatura post-soviétique : une même élite, passée d’une idéologie à une autre. L’entre-soi demeure, mais soudé par une rapacité décuplée à l’occasion de la mise en coupe réglée de l’économie selon les principes libéraux importés de l’Ouest. Du temps de l’URSS, le jeune Loukachenko exerçait déjà des activités politiques ainsi que des responsabilités dans un sovkhose puis une usine de matériel agricole. Un temps éloigné de l’engagement politique dans le contexte de l’implosion de l’URSS, il revient aux affaires en 1993 et occupe la présidence du comité anti-corruption au Parlement biélorusse.

C’est par la lutte anti-corruption dirigée contre la nomenklatura que Loukachenko renforce sa notoriété. Notamment en renversant le président du Parlement, Stanislaw Chouchkievitch.

Le reproche initial fait à Loukachenko : la souveraineté

L’arrivée au pourvoir de Loukachenko en 1994 se fait sous le slogan « vaincre la mafia ». Il prolonge d’un côté l’époque soviétique (par une économie rigide et inféodée à l’État), mais d’un autre il abat la nomenklatura. Le changement significatif consiste en ceci qu’il applique moins une idéologie qu’il remédie à des dysfonctionnements.

En 1995, la Banque mondiale et le FMI suspendent les prêts accordés à la Biélorussie. Il n’est alors pas question d’entorses à la démocratie, puisque Loukachenko était l’outsider des élections de 1994. La politique économique de Loukachenko consiste à contrer la mise au pas de l’économie biélorusse au service des investissements occidentaux.

Il est clair qu’à ce moment, la Biélorussie prend une voie différente de l’Europe centrale. Mais c’est une voie tout aussi différente de la Russie de Boris Eltsine.

La mainmise capitalistique étrangère est limitée : c’est la principale différence, au long de la décennie 1990, par rapport au reste de Europe centrale et orientale.

Accepter une singularité politique de l’Europe orientale

La situation a encore gagné en netteté avec le recul : la pression internationale avait pour but l’inféodation de la Biélorussie aux investissements étrangers ; la politique de Loukachenko avait pour but la défense de l’intérêt national biélorusse. Puis, suivant un mouvement de balancier, la situation s’inverse et le pouvoir personnel de Loukachenko s’étend à tous les leviers de puissance. Mais cette concentration du pouvoir est fort commune dans la tradition politique est-européenne. Dans l’espace biélorusse, les droits politiques étaient autrefois l’apanage de l’aristocratie lituanienne polonisée, et la majorité biélorusse n’a guère été accoutumée à avoir voix au chapitre. Du moins aujourd’hui est-elle représentée par un des siens.

En terme de culture politique, une différence importante apparaît avec l’Europe centrale ; on peut le déplorer. Dans la tradition politique européenne, l’ordre ne signifie pas la contrainte seule. La stabilité même du corps politique implique un dynamisme civique qui fortifie et légitime la puissance publique. Loukachenko se coupe d’une vitalité périlleuse et versatile.

Et il a le luxe de le faire en bénéficiant d’arrangements avec la Russie qui, elle, a une masse critique suffisante pour former un pôle autonome de rang mondial.

Cette différence de culture doit-elle entraîner une guerre ouverte, ou même larvée, entre l’Europe occidentale et centrale d’une part et l’Europe orientale d’autre part ? Nous répondons : non.

Loukachenko est un roseau qui plie et ne rompt pas

L’appel à un véritable changement de régime en Biélorussie a été un affront cinglant pour Aleksandr Loukachenko. Sans doute aussi a-t-il eu peur. Le 23 septembre 2020, c’est à huis clos que le Président reconduit prête serment pour son sixième mandat. Minsk encaisse l’animosité occidentale, en plus des manifestations en Biélorussie dont elle se fait le relais. Mais la pression occidentale prend une forme coercitive avec de nouvelles sanctions économiques en 2021, s’ajoutant à de précédentes salves – en 2011 notamment.

La vengeance de Minsk

Loukachenko décide alors de se venger. C’est ainsi que s’explique cette crise migratoire organisée à la frontière occidentale de la Biélorussie. Au fil de l’été 2021, des filières migratoires se structurent entre l’Irak et Minsk comme un véritable pont aérien. Puis des bus expédient les migrants vers les frontières polonaises, lituaniennes et lettones.

À l’automne, environ 4000 migrants chaque mois se heurtent à la frontière de l’espace Schengen où les Etats-membres organisent dans l’urgence une protection efficace. Le Général Hiver impose une trêve à ce conflit, où des Irakiens pas plus que la Grande armée de Napoléon n’ont une chance de survie.

Un jeu perdant pour les petites puissances

Le temps du bilan est venu. Par l’organisation cynique d’une vague migratoire, le président biélorusse a fait passer un message limpide à ses voisins pressés de le voir disparaître : « nous aussi nous avons un pouvoir de nuisance ». En effet, loin d’être clairement soutenus par Bruxelles, les pays frontaliers soumis à la pression reçoivent des injonctions d’accueil ou de modération. Au plus fort de la pression migratoire, la Chancelière Angela Merkel a directement traité avec Loukachenko, court-circuitant la Pologne.

Ces barrières érigées au cœur géographique de l’Europe et entre pays slaves ou baltes, pour contenir un afflux de migrants du Moyen-Orient, révèlent l’absurdité de la situation. La Pologne n’en retire aucun avantage, ni pour elle ni face à Moscou ; la Biélorussie n’obtient aucun retour en grâce aux yeux de l’Occident : de petits voisins se nuisent mutuellement au profit des grandes puissances.

La Biélorussie, une indépendance à laquelle s’adosser

La Biélorussie, en tant que pays indépendant, résulte de l’effondrement de l’URSS. Ce que la disparition d’un bloc a permis, sa reformation peut l’annuler. Un avenir possible serait la réintégration plus ou moins complète de la Biélorussie à la Fédération de Russie. A rebours d’un tel scénario, c’est précisément la stature d’Aleksandr Loukachenko qui affirme une volonté politique nationale en Biélorussie depuis près de trente ans. L’Europe centrale gagnerait à s’associer à cette indépendance, à s’en tenir garante par des partenariats gagnant-gagnant, même si la forme du pouvoir relève d’une tradition politique différente. Même si Bruxelles et Washington plaident pour la discorde. La concorde européenne ne peut être qu’une œuvre de volonté. Non l’effet de l’inertie et des bons sentiments. Sans doute cette option cordiale n’est-elle pas parfaite, mais en prenant le chemin inverse l’Europe contraint Loukachenko à ne trouver un horizon d’avenir qu’au prix d’une dépendance plus étroite avec la Russie.

Si un changement doit intervenir au Bélarus, il est préférable qu’il advienne dans un pays où la Pologne, la Lituanie et d’autres pays de la région auront établi dans la paix une œuvre de bâtisseur plutôt qu’une œuvre de subversion.

S’inspirer de la coopération serbo-hongroise

La voie de la coopération régionale connaît un précédent avec un autre voisin slave et orthodoxe de l’UE : la Serbie. Les partenariats noués entre Budapest et Belgrade témoignent du succès des efforts de bon voisinage : il est question de nouer des liens dans l’intérêt de deux voisins unis par la géographie. La définition d’une volonté cohérente pour la région centre-européenne sera traité dans la seconde partie de cet essai.