L’éditorial ci-dessous, signé de l’ancien président tchèque Václav Klaus, a été envoyé pour publication au Visegrád Post par l’Institut Václav Klaus.
Les souffrances de centaines de milliers de civils, mais aussi de militaires (pas tous soldats de métier), les énormes dommages matériels qui n’affecteront pas seulement les lieux servant de théâtre aux combats en cours, plus les conséquences colossales du départ d’une masse de réfugiés – tout cela est encore incalculable. Nous n’avons pas de raison d’essayer de quantifier tout cela maintenant, au début de ce tragique processus. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est appeler à un cessez-le-feu immédiat, à une trêve, et exhorter les protagonistes à se montrer prêts à accepter des compromis intelligents, pour peu qu’ils correspondent à des propositions sérieuses.
Une telle approche, cependant, exige qu’on aille au-delà des émotions, du chagrin, de la sympathie et des gestes bon marché – sans même parler des tentatives d’exploitation de la situation par divers hommes politiques qui croient pouvoir s’en servir contre leurs rivaux. Elle exige qu’on en revienne à une perspective rationnelle sur les causes de la situation actuelle. Telle est la condition sine qua non pour trouver une solution susceptible de minimiser les pertes et les coûts en tous genres.
À la recherche de telles solutions, les exagérations rhétoriques et les grandes phrases de la politique ne suffiront pas. Il ne suffit pas de se lancer dans des jeux politiciens qui tournent toujours autour de la politique intérieure (en l’occurrence, en Tchéquie : autour des élections municipales, sénatoriales et présidentielles qui s’approchent).
Cette guerre, qui dure déjà depuis trois semaines, ne s’arrêtera pas rapidement – pas d’elle-même. Ce dont on manque encore, ici, c’est d’une analyse nous disant pourquoi tout cela est arrivé. Au cours des tout premiers jours, on m’a instamment conseillé de me taire, de m’abstenir de toute analyse. Aujourd’hui, ce travail est devenu, non seulement possible, mais peut-être même nécessaire.
Il faudra bien que quelqu’un le dise : la principale victime des événements en cours, l’Ukraine, est, depuis le tout début, uniquement un pion sur l’échiquier d’un jeu bien plus vaste. Il serait mesquin de l’en accuser, de prétendre que l’Ukraine aurait dû refuser ce rôle ou qu’il y a bien longtemps qu’elle aurait dû comprendre de quoi il en retournait. Ce serait trop facile à dire – surtout avec le recul dont on dispose désormais. Dans la situation compliquée d’une Ukraine post-communiste qui était, de plus, profondément divisée, on peut se demander qui aurait eu suffisamment de force et de légitimité pour agir de la sorte.
Il est évident que, au moins au cours des dix dernières années, l’Ukraine a servi de théâtre à un affrontement entre l’Occident et la Russie (J’ai failli écrire : l’Ouest et l’Est – mais ce serait compter sans la Chine).
Nous assistons là à un « match en retard » de la Guerre froide. Pour les États-Unis et leurs alliés, c’est la continuation d’une politique d’hégémonie unipolaire (inspirée par leur victoire à l’issue de la Guerre froide) ; et, pour la Russie : c’est la décision de ne permettre à personne – pour reprendre ses propres termes – de « franchir la ligne rouge » que représente pour elle l’adhésion d’un pays voisin à l’OTAN.
Je donne raison à l’école réaliste de la politique étrangère américaine – celle de Kissinger et Brzeziński, et de la génération suivante : Mearsheimer et Carpenter – quand elle nous explique que telle est, tout simplement, la donne historique. Donne dans laquelle l’Ukraine, n’ayant pas reçu le même nombre de cartes (ou les cartes d’un tout autre jeu), n’a pas eu d’autre choix que celui de s’adjoindre à l’un ou l’autre des camps existants. Depuis le « Maïdan » de 2014, l’Ukraine – ou plus exactement : sa classe politique – a opté pour la confrontation avec la Russie, notamment dans l’espoir d’une adhésion à l’OTAN et à l’UE (et des bénéfices supposés d’une telle adhésion, tels que l’Ukraine les comprenaient, c’est-à-dire assez imparfaitement).
L’Ukraine s’attendait à une confrontation d’un tout autre genre que celui de la guerre déclenchée le 24 février 2022. L’Ukraine a-t-elle commis une erreur ? Aurait-elle dû s’attendre à ce qui lui arrive ? J’ai, à plusieurs reprises déjà, reconnu que je ne m’attendais pas à une guerre totale – mais je ne suis pas un homme politique ukrainien. C’était là, pour moi, un problème secondaire – même si j’en avais une perception des plus sérieuses (et qui m’inspirait un réel souci) ; pour un homme politique ukrainien, en revanche, cela devait être une question de vie ou de mort.
Auraient-ils dû être capables de « lire » les plans et les intentions de la Russie ? De pénétrer l’âme de la Russie et de Poutine mieux que nous n’en sommes capables à Prague ? Et que d’autres n’en sont capables, à Berlin, à Paris ou à Washington ? Auraient-ils dû prendre plus au sérieux les affirmations – vieilles de nombreux mois – de Poutine ? J’aurais, pour ma part, tendance à leur trouver des excuses, sous la forme de l’analogie dont je me suis précédemment servi : ils avaient d’autres cartes en main qu’un Biden ou qu’un Poutine. Et on s’employait à les convaincre qu’ils bénéficient d’un soutien total de la part de l’Occident.
La question qui se pose à présent est celle du sérieux des négociations qui ont débuté. La clé de leur réussite, c’est la réponse qu’on apportera à la question suivante : Quelle vision de l’avenir de l’Ukraine amènera la Russie à mettre fin à la guerre ? La réponse de l’Occident doit venir aussi rapidement que possible. Chaque jour, l’envolée des coûts est exponentielle. Pour la République tchèque comme pour d’autres pays, cette question est absolument cruciale.
Václav Klaus
Président de la République Tchèque (2003-2013)
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Traduit de l’anglais par le Visegrád Post