Article paru dans le Magyar Nemzet le 21 mars 2022.
C’est en 2022 que nous sommes entrés dans la troisième décennie du XXIe siècle. Dès le début de la première décennie de ce nouveau siècle, en 2002, une compréhension imparfaite des limites de l’autonomie hongroise nous avait conduit à quitter le chemin qui constitue, du point de vue des intérêts nationaux, le droit chemin. L’alternance gouvernementale qui a alors eu lieu a débouché sur un changement de cap qui était une erreur, et dont nous avons payé le prix historique, sous la forme d’abord d’une grave crise intérieure, puis de l’échec de la gestion de la crise financière de 2008/2009.
Les années 2010, en revanche, nous ont ramenés dans une bonne direction, et nous ont permis de bien négocier certains virages. Après la brillante réussite du « petit âge des réformes » de 2010–2013, cependant, nous avons cru qu’il n’était plus nécessaire de prolonger cet effort par un « grand âge des réformes ». Alors même que nous voyions dans l’État le plus puissant des moteurs de la réforme, nous n’avons pas rendue effective la réforme du fonctionnement de l’État.
En 2020, la troisième décennie de notre siècle a fait irruption dans nos vies sous la forme d’une crise complexe. Notre gestion de crise a été efficace, mais l’inflation est revenue, et nous nous sommes heurtés à la guerre russo-ukrainienne. Nous soupçonnions déjà que la décennie allait être difficile – surtout le segment s’étendant jusqu’en 2026 –, mais nous manquons encore d’un plan pouvant nous mener à la réussite. Ce serait une erreur historique que de penser qu’il suffit de rester sur notre trajectoire, en continuant à appliquer les méthodes qui nous ont permis de sortir gagnants de la deuxième décennie et de gérer de façon efficace la crise de 2020–2021. Cela ne suffirait plus à nous garantir la réussite, qui consistera pour nous à atteindre le niveau de développement moyen de l’UE d’ici à 2030.
Pour mettre au point le nouveau plan de la Hongrie, il convient de trouver d’abord notre propre réponse à la question suivante : vers où nous mènent les années 2020 ?
Nous vivons la troisième décennie de la seconde Guerre de Trente ans
Il existe une autre segmentation historique dans laquelle nous voguons en direction de la troisième décennie, mais pas tout à fait de la même façon. Le lancement du XXIe siècle coïncide presque avec la réédition, au bout de presque 400 ans, du début d’un segment plus ancien : la première Guerre de Trente ans (1618–1648). L’histoire ne se répète jamais à l’identique, mais les types d’événements, et le déroulé de ces derniers peuvent être les mêmes.
De ce point de vue, la caractérisation des années 2020 pourrait être la même que celle des deux décennies qui ont précédé : celle d’une longue période de guerre, qui a commencé en 2001, et devrait durer jusque vers le début des années 2030 – la « Nouvelle Guerre de Trente ans », dont il est facile de reconnaître le caractère, les personnages principaux et les segments successifs.
À l’époque – c’est-à-dire de 1618 à 1648 –, c’est l’Europe qui a été en proie à la guerre ; celle d’aujourd’hui prend des proportions mondiales. Le principal champ de bataille des deux premières décennies a alors été une Allemagne plus grande que l’Allemagne actuelle – aujourd’hui, l’Union européenne. Il s’est ensuite déplacé : après 1635, vers le front franco-espagnol – après 2019, vers les théâtres asiatiques de l’affrontement USA–Chine. L’enjeu était à l’époque la domination de l’Europe – aujourd’hui, la conservation par les États-Unis de leur statut de puissance mondiale. À l’époque, les Habsbourg espagnols étaient alliés aux Habsbourg d’Autriche – aujourd’hui, les États-Unis à l’UE. À l’époque, ce sont d’abord les Tchèques, puis les Danois, puis – après la soumission de ces derniers – les Suédois, et finalement les Français qui ont conduit le camp de ceux qui se battaient au nom de la foi protestante – discours sous le voile duquel l’enjeu réel était leur indépendance et leur autonomie. Aujourd’hui, tous ceux qui souhaitent l’indépendance et l’autonomie combattent d’une façon ou d’une autre – ouvertement ou de façon occulte – le gouvernement mondial et son avatar européen : les États-Unis d’Europe.
À l’époque, c’est au cours de la troisième décennie que l’alliance franco-suédoise est devenue publique et solide – tout comme, aujourd’hui, la coopération russo-chinoise. Même si, après 1635, le centre de gravité de la guerre s’est progressivement déplacé vers le front franco-espagnol, les champs de bataille antérieurs – ceux d’Europe centrale – n’en sont pas devenus plus calmes. Et, même si, depuis 2019, le centre de la confrontation USA–Chine se situe désormais en Asie, les fronts européens ne disparaissent pas pour autant, comme le montre d’ores et déjà la guerre russo-ukrainienne.
À l’époque, c’étaient les stratèges de l’Espagne qui s’efforçaient de refermer les fronts d’Europe centrale de façon à pouvoir se concentrer sur le front franco-espagnol situé en Europe de l’Ouest – aujourd’hui, ce sont ceux de l’Amérique dont le but est de mettre un terme à la coopération entre UE et Russie, ainsi qu’au processus de l’intégration eurasiatique, afin de pouvoir concentrer toutes leurs forces sur la bataille asiatique.
À l’époque, des négociations de paix étaient en cours dès 1644, mais les opérations militaires n’en continuaient pas moins – aujourd’hui aussi, on aurait tort de s’attendre à une fin des combats avant le début des années 2030. À l’époque, c’est « l’Empire des Allemands » qui a perdu un tiers de sa population et une part encore plus élevée de sa force économique. Aujourd’hui, c’est l’Union européenne qui a d’ores et déjà perdu une part importante de son patrimoine, de ses revenus, de ses possibilités d’avenir, de son poids dans l’économie mondiale et de son potentiel d’expansion démographique dans cette guerre en cours – de façon généralement voilée – depuis 2001. Et, au cours de la troisième décennie, ces pertes, en raison de la poursuite des opérations sur les théâtres européens, vont encore s’accroitre.
Au cours de la première Guerre de Trente ans, au début, on aurait pu penser que « seuls » les acquis du passé et du présent avaient été affectés par des pertes dramatiques. Mais il s’est avéré par la suite que la nation allemande allait, pour plusieurs siècles, quitter le peloton de tête du développement en Europe. Aujourd’hui, les pertes déjà actées de l’Europe sont aussi peu de chose en comparaison des possibilités d’avenir actuellement compromises. Aujourd’hui, le risque, c’est que l’Europe quitte pour plusieurs siècles le peloton de tête du progrès mondial dans ses principales lignes directrices.
Quelle devrait être la stratégie de la Hongrie pour le dernier segment de cette nouvelle guerre ?
En premier lieu, la Hongrie doit à tout prix éviter de se laisser impliquer dans des opérations militaires effectives.
Deuxièmement, elle doit tenter de conserver autant que possible des éléments qui lui assuraient jusqu’à présent une marge de manœuvre autonome – mais on est bien obligé de s’en rendre compte : cette troisième décennie imposera plus de limites à la prise de décision autonome des nations que n’en ont imposé – prises ensemble – les deux premières.
Troisièmement, comme à l’époque de la première Guerre de Trente ans, cette deuxième édition se terminera probablement par une paix qui accordera ou rendra leur autonomie aux États-nations. Même si nous sommes amenés à faire des concessions provisoires, nous aurions tort de renoncer définitivement à quoi que ce soit dans le domaine des choses qui comptent du point de vue de nos intérêts nationaux – car, dans une décennie, il se peut que nous récupérions ce que nous risquons, aujourd’hui, de perdre.
Quatrièmement, nous aurions intérêt à nous préparer au fait que, en dépit de la fin de cette guerre de Trente ans, la confrontation USA–Chine – l’une des principales contradictions du XXIe siècle – se poursuivra. À l’époque, après la Paix de Westphalie (1648), la guerre franco-espagnole a encore duré jusqu’en 1657 ; aujourd’hui, après une paix dont on peut espérer qu’elle soit conclue au début des années 2030, il est tout sauf certain que les combats sino-américains prennent fin.
Cinquièmement, nous devons mettre à profit cette décennie de guerre pour mener à bien la nécessaire rénovation totale de notre pays. Il nous faut considérer cette dure épreuve comme une grande opportunité, susceptible de nous amener à une nouvelle vision de l’avenir et à une nouvelle stratégie. Notre but pour la décennie ne doit pas être la survie, mais la victoire. Si nous n’agissons pas de la sorte, même la survie pourrait finir par s’avérer difficile.
Sixièmement, en utilisant 100% de nos ressources internes et en déclenchant un processus de réformes dynamique, même en temps de guerre, nous pouvons poursuivre nos projets et notre essor du temps de paix. Mais nous devons nous souvenir de ce que la Transylvanie, après avoir prospéré jusqu’en 1657, a alors – sans disposer pour cela de l’autorisation de la Porte – attaqué la Pologne de l’époque (un territoire qui appartient à l’Ukraine actuelle). On connaît bien les conséquences dramatiques qu’a eues cette erreur fatale.
La leçon qu’on peut en tirer est de tous les temps et de tous les lieux : n’attaquons jamais personne – quand bien même nous disposerions pour cela d’encouragements et d’autorisations !
P.S. : « Pour transformer notre monde, nul besoin de magie. Ce qu’il faut pour cela, cela se trouve en chaque homme » – J. K. Rowling.
György Matolcsy
Président de la Banque Nationale de Hongrie
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Traduit du hongrois par le Visegrád Post