Article paru dans l’hebdomadaire Do Rzeczy le 15 mai 2022. Intertitres ajoutés par le Visegrád Post.
Expliquant les raisons pour lesquelles son pays ne peut pas accepter un embargo sur le pétrole russe, le ministre hongrois des affaires étrangères Péter Sijjártó a déclaré : « Ce n’est pas une question de manque de volonté politique, ce n’est pas une question d’intention, ce n’est pas une question de durée, mais c’est simplement une question de réalités physiques, géographiques et infrastructurelles. » « Il est aujourd’hui physiquement impossible de faire fonctionner l’économie hongroise sans le pétrole provenant de Russie », a ajouté le ministre hongrois. Le Premier ministre Viktor Orbán lui a fait écho en déclarant, lors de son entretien hebdomadaire à la radio hongroise le vendredi 6 mai, que les propositions de la Commission européenne visant à imposer un embargo sur le pétrole russe ressemblaient à la menace d’une bombe nucléaire sur l’économie hongroise. Comme la Hongrie, la Tchéquie et la Slovaquie ont critiqué l’idée d’un embargo alors qu’on peut difficilement soupçonner les Tchèques et les Slovaques de sympathiser avec les Russes puisqu’ils ont été les premiers à fournir des armes lourdes aux Ukrainiens. Il se trouve simplement que ces trois pays sont fortement dépendants du pétrole russe qui leur arrive par oléoduc. Le lendemain de la déclaration du Premier ministre hongrois, la Bulgarie a également menacé d’opposer son veto au sixième train de sanctions de l’UE si elle n’obtenait pas une dérogation de deux ans à l’interdiction des importations de pétrole russe.
La Hongrie très dépendante des hydrocarbures russes
La part de la Russie dans les importations hongroises de pétrole est d’environ 60-65%. En outre, comme l’a signalé, dans une interview publiée le 30 mars, Zsolt Hernádi, président de la compagnie pétrolière et gazière MOL, toutes les raffineries de MOL en Hongrie, en Slovaquie et en Croatie ont été construites selon un projet russe datant des années 1960 et sont conçues pour traiter le pétrole brut de Russie. Pour des raisons techniques, ces raffineries ne peuvent traiter plus de 35% de pétrole autre que celui de type Urals. Dans le cas du gaz, la part de la Russie dans les importations hongroises est de 80 %, et la part du gaz russe dans l’ensemble du bouquet énergétique hongrois est de près d’un tiers, soit beaucoup plus qu’en Pologne, où la production d’électricité repose essentiellement sur le charbon et où les importations de Russie représentaient un peu plus d’un cinquième de l’ensemble du bouquet énergétique avant l’invasion de l’Ukraine. D’où la décision de la Hongrie de céder aux exigences de Poutine et de régler Gazprom en roubles, alors que des pays comme la Pologne et la Bulgarie ont refusé de le faire et ont finalement été coupés du gaz russe. La Hongrie, pays enclavé, a également des possibilités plus limitées que la Pologne pour remplacer rapidement les hydrocarbures russes par des importations en provenance d’autres régions du monde, bien qu’il existe une connexion par oléoduc transportant du pétrole depuis la côte croate.
Même la centrale nucléaire de Paks, en Hongrie, dépend de la technologie et du combustible russes. En outre, depuis le début des gouvernements du Fidesz, l’énergie bon marché pour les ménages est un élément important du programme de soutien aux familles. Même si les importations en provenance de Russie pouvaient être abandonnées rapidement, l’acceptation du sixième train de sanctions de l’UE signifierait, comme l’a souligné Viktor Orbán dans une interview accordée à la radio Kossúth le 6 mai, la fin des réductions sur les factures d’énergie payées par les consommateurs privés hongrois. À l’heure actuelle, ces factures sont les plus basses de toute l’Union européenne et sont d’environ un tiers moins chères qu’en Pologne. Cela vaut tant pour les factures d’électricité que pour le gaz, avec lequel 60% des ménages hongrois se chauffent. L’année dernière a également vu le lancement d’un gazoduc transportant du gaz russe depuis la Turquie via la Bulgarie et la Serbie, contournant ainsi l’Ukraine, et la signature d’un contrat de fourniture de gaz de 15 ans avec Gazprom. Le 27 septembre, lors de la signature du contrat avec Gazprom à laquelle il assistait, le ministre Szijjártó a souligné qu’il ne s’agissait pas d’une question de choix politiques mais de la nécessité d’assurer la sécurité énergétique de la Hongrie et de l’absence de solutions alternatives. D’un côté, cela a affaibli la sécurité de l’Ukraine, qui a cessé d’être un pays de transit pour les livraisons de gaz russe vers les Balkans, la Hongrie et l’Autriche, mais, d’un autre côté, il convient de rappeler que la Hongrie est aujourd’hui le deuxième fournisseur de gaz à l’Ukraine après la Slovaquie.
Égoïsme ou raison ?
Le gouvernement hongrois ne cache toutefois pas qu’il est guidé avant tout par l’idée de placer les intérêts de la Hongrie et des Hongrois au-dessus de toute autre considération. En s’opposant à l’interdiction des importations de pétrole en provenance de Russie, il se retranche également derrière le fait qu’il a accepté toutes les autres sanctions même s’il craignait qu’elles nuiraient plus à la Hongrie qu’à la Russie elle-même. Malgré une énergie relativement bon marché, l’inflation annuelle en Hongrie s’élevait déjà à 8,6 % en mars, quand l’indice des prix à la production (IPP) a augmenté de 4,5 % en un mois seulement. Un embargo sur le pétrole russe, même s’il n’a pas l’effet d’une bombe nucléaire lâchée sur l’économie hongroise contrairement à l’avertissement d’Orbán, ne peut que stimuler la spirale inflationniste qui est de plus en plus hors de contrôle dans toute l’Europe malgré le ralentissement de l’économie.
Les discussions concernant l’embargo européen sur le pétrole russe ont à elles seules provoqué une nouvelle hausse des prix du pétrole au cours de la première semaine de mai. Or, jusqu’à présent, la Russie a été le grand bénéficiaire de ce qui se passe sur le marché des hydrocarbures. Au cours des deux premiers mois de la guerre avec l’Ukraine, malgré une baisse des exportations (de 30 % en avril dans le cas du pétrole, par rapport au niveau d’avant l’invasion de l’Ukraine), la Russie a presque doublé ses revenus provenant des ventes de gaz, de pétrole et de charbon. La société de conseil norvégienne Rystad Energy estime que la Russie percevra plus de 180 milliards de dollars de recettes fiscales sur l’énergie cette année, avec des exportations nettement plus faibles, soit une augmentation de 45 % sur un an grâce à une hausse de 40 % des prix du pétrole. Les arguments hongrois ne sont donc pas dénué de sens, d’autant plus que ce sont les pays les plus pauvres, notamment ceux d’Afrique, qui souffrent le plus de la hausse des prix de l’énergie et de l’augmentation supplémentaire du prix des denrées alimentaires qui en découle.
Les fonds européens suspendus alors qu’il faudrait investir pour se passer du pétrole russe
Dans une lettre adressée au président de la Commission européenne, Viktor Orbán a souligné que l’abandon du pétrole russe nécessitait des investissements importants, « alors que les fonds nécessaires de l’UE ne sont disponibles pour nous que sur le papier ». Du point de vue de la Hongrie, c’est justement un problème de plus : au nom de la solidarité européenne commune avec l’Ukraine, nous exigeons qu’elle accepte de supporter des coûts énormes, alors que dans le même temps, comme dans le cas de la Pologne, la Commission européenne continue de retenir les fonds de relance Next Generation EU. Officiellement, c’est à cause des insuffisances de la lutte contre la corruption en Hongrie. Officieusement, c’est pour des raisons idéologiques, en raison de la loi sur la protection de l’enfance adoptée l’année dernière, qui interdit l’endoctrinement des mineurs dans l’esprit de l’idéologie LGBT. Comme si cela ne suffisait pas, sous la pression du Parlement européen, la Commission a activé fin avril le nouveau mécanisme « d’État de droit » visant à suspendre le versement à la Hongrie des fonds du budget de l’UE. Dès le 5 avril, Mme Von der Leyen avait annoncé devant le Parlement européen qu’une telle procédure était en préparation. C’était donc exactement deux jours après la quatrième victoire consécutive du Fidesz aux élections législatives.
Rappelons aussi à ce sujet que l’une des raisons de la défaite cuisante des listes communes de l’opposition lors de ces élections a été la différence d’approche face à la guerre en Ukraine : alors que l’opposition exigeait que la Hongrie s’implique davantage dans les sanctions et accepte de fournir des armes, Viktor Orbán, à la tête de la coalition du Fidesz avec le parti chrétien-démocrate KDNP, s’est présenté comme un garant de la paix qui s’abstiendra de toute action susceptible d’entraîner la Hongrie dans une guerre étrangère. Les 53% de suffrages exprimés en faveur des candidats de la coalition Fidesz-KDNP le 3 avril confèrent au gouvernement hongrois une légitimité démocratique indéniable pour poursuivre sa politique de condamnation des actions de la Russie en Ukraine sans pour autant trop s’engager du côté de cette dernière comme le font les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Pologne, trois pays où les citoyens n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer dans les urnes sur cette question.
Le poids de l’histoire
Les autorités hongroises justifient leur refus de fournir des armes à partir du territoire hongrois tout d’abord par des raisons historiques : la Hongrie a déjà été entraînée par les grandes puissances dans deux guerres mondiales contre sa volonté et, après en avoir payé le prix fort, elle n’a pas l’intention d’être entraînée dans une troisième. Encore une fois, nous avons ici affaire à l’idée de faire passer les intérêts du peuple hongrois avant ceux des autres, ce qui peut être perçu comme une attitude égoïste ou tout simplement raisonnable, mais c’est de toute façon en partie lié à l’expérience historique spécifique de la Hongrie. Le traumatisme consécutif au traité de Trianon de 1920, en vertu duquel la Hongrie a perdu ses terres historiques et un tiers des Hongrois de souche se sont soudainement retrouvés en position de minorités nationales dans les pays voisins, est encore très vivace dans ce pays. L’une de ces minorités est d’ailleurs la minorité hongroise de la région de Transcarpatie en Ukraine (appelée Subcarpatie par les Hongrois). Selon le recensement ukrainien de 2001, elle comptait 156 000 personnes. Certaines d’entre elles ont fui en Hongrie après le déclenchement de la guerre avec la Russie le 24 février dernier. Sur les 570.000 réfugiés d’Ukraine qui ont traversé en Hongrie entre la dernière semaine de février et la première semaine de mai, environ 20.000 ont obtenu le statut de réfugié et la plupart de ces réfugiés sont en fait des Hongrois d’Ukraine. On estime que la grande majorité des réfugiés ukrainiens restants sont partis plus à l’ouest ou se sont rendus dans des pays comme la Pologne ou la Tchéquie. Certains des membres de la minorité hongroise de Transcarpatie qui ont trouvé refuge en Hongrie étaient de jeunes hommes fuyant la conscription : ils ne voulaient pas risquer leur vie pour défendre un pays auquel ils ne s’identifient pas et qui, en outre, les a privés après 2014 de nombreux droits, notamment en vertu des lois linguistiques ukrainiennes.
Lors d’un séjour en Hongrie au début du mois d’avril, j’ai moi-même rencontré le dirigeant d’une organisation hongroise d’Ukraine qui souhaite rester anonyme par crainte des conséquences pour lui-même et sa famille restée au pays. Il a raconté qu’il s’était enfui en Hongrie après avoir reçu la visite d’hommes du SBU qui l’ont menacé, s’il ne se présentait pas à l’armée, de le mettre en prison non seulement lui mais aussi ses parents âgés. À ses yeux, les agissements du SBU ukrainien ne sont pas différentes de ceux de l’ancien KGB sous l’URSS, lorsque la minorité hongroise jouissait de plus de droits qu’aujourd’hui. Dans les conversations avec des Hongrois d’Ukraine et de Hongrie, la question de l’oppression – à leurs yeux – de la minorité hongroise par les gouvernements successifs après l’Euromaïdan revient souvent sur le tapis, sans parler des activités hors-la-loi des groupes nationalistes ukrainiens ou, comme cela s’est également produit, des provocateurs russes. La loi sur l’éducation adoptée par le parlement ukrainien et signée par le président Porochenko en 2017 a fait de l’ukrainien la seule langue d’enseignement dans les écoles et la possibilité pour les minorités nationales d’avoir leurs propres écoles a été supprimée. Cette loi a été la principale raison pour laquelle, à partir de 2018, la Hongrie a systématiquement bloqué les réunions de niveau ministériel entre l’OTAN et l’Ukraine.
Protéger la minorité hongroise en Ukraine
Pour ces raisons, d’une part les Hongrois justifient leur refus de permettre la livraison d’armes à partir du territoire hongrois par la crainte de frappes aériennes russes dans une région avec une minorité hongroise et, d’autre part, bien qu’ils assurent ne pas souhaiter de mal aux Ukrainiens qui se défendent contre les Russes et qu’ils soient prêts à les soutenir par tout type d’aide humanitaire (ce qu’ils font), ils ne se sentent pas moralement obligés de s’exposer pour défendre l’Ukraine. D’autant plus que l’opinion est assez répandue en Hongrie qu’en restreignant les droits des minorités après 2014 les Ukrainiens ont joué contre leur propre camp en faveur de la Russie, en s’aliénant non seulement la minorité hongroise à l’ouest, mais surtout la population russophone à l’est. La guerre russo-ukrainienne « n’est pas notre guerre, et c’est pourquoi nous ne voulons pas y participer et nous n’y participerons pas », a déclaré le ministre hongrois des affaires étrangères à l’issue d’une réunion avec ses partenaires de l’OTAN fin mars. À peu près au même moment, le vice-premier ministre polonais Jaroslaw Kaczyński, leader du PiS, déclarait en répondant dans une interview à la question de savoir si « c’est aussi notre guerre » : « oui, il s’agit d’une guerre par procuration typique ; à la base, c’est une guerre déclarée à l’Occident » et donc « l’enjeu de cette guerre, c’est aussi la Pologne ».
L’impact sur les relations avec la Pologne et au sein du V4
Les critiques polonaises peuvent être entendues en Hongrie, plus que ne le sont en Pologne les critiques hongroises concernant l’action imprudente du gouvernement de Mateusz Morawiecki, caractérisée par une confiance excessive à l’égard des États-Unis. Lors de discussions avec des journalistes polonais dont j’ai été témoin début avril en Hongrie, le sujet des relations polono-hongroises revenait souvent sur les lèvres des Hongrois. La conviction dominante en Hongrie est cependant que la fraternité séculaire des deux peuples a des racines très solides et que, puisqu’elle a survécu à la Seconde Guerre mondiale, quand les deux nations se sont retrouvées dans les camps opposés, elle survivra également aux profondes divergences de vues actuelles sur l’attitude à adopter face à l’invasion russe en Ukraine. Il est intéressant de noter qu’après la visite du ministre polonais des affaires étrangères Zbigniew Rau en République tchèque le 5 mai et sa conférence de presse conjointe avec son homologue tchèque Jan Lipavský, les médias hongrois ont concentré leur attention sur une déclaration du Polonais qui est passée inaperçue en Pologne, à savoir que le V4 est « l’œuvre de quatre pays voisins » et existe depuis plus de 30 ans, « avec des périodes bénéfiques et d’autres plus difficiles dans son histoire ». « Nous n’avons jamais prétendu avoir la même position sur toutes les questions », a déclaré le ministre polonais cité par les médias hongrois, et « nous coopérerons sur les questions pour lesquelles un consensus peut être atteint, ce qui est une bonne tradition au sein du V4 ».
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Traduit du polonais par le Visegrád Post.