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Comprendre « l’Empire du Mal »

Sovereignty.pl est un site d'opinion en langue anglaise avec des chroniqueurs et commentateurs conservateurs polonais qui écrivent sur les grands sujets alimentant le débat public dans leur pays.

Temps de lecture : 9 minutes

L’invasion de l’Ukraine est un nouveau développement dans des siècles d’expansion territoriale russe maquillée par des slogans éclairés sur la « libération » des terres conquises. Le dernier livre du professeur Andrzej Nowak montre clairement que l’impérialisme russe ne consiste pas seulement à conquérir ses voisins, mais aussi à combattre l’idée même de l’État-nation, qui tient tant à cœur à de nombreux Occidentaux.

Article de Maciej Pieczyński publié originellement en polonais en juillet dans l’hebdomadaire polonais Do Rzeczy et traduit en anglais sur Sovereignty.pl. Pour voir la version intégrale en anglais sur Sovereignty.pl, cliquez ici.

 

En 2002, lors d’un entretien, il a été demandé à Vladimir Poutine en quoi la Russie qu’il dirigeait différait de l’Union soviétique de l’époque de Staline. L’intention de l’auteur de la question était manifestement de montrer que l’époque de la dictature sanglante en Russie était révolue, et que son présent et son avenir étaient des temps de liberté et de démocratie. Lors d’une conversation avec le même journaliste en 1991, Poutine avait mis en garde, la mine triste, contre un possible « retour du totalitarisme ». Onze ans plus tard, une fois président du pays, il affichait de nouveau une mine triste, mais pour une raison totalement différente. Il souligne alors que, par rapport à l’époque de Staline, la Russie « est devenue beaucoup plus petite, malheureusement ». Le dernier livre du professeur Andrzej Nowak, intitulé « Le Retour de « l’Empire du Mal ». Les idéologies de la Russie moderne, leurs créateurs et leurs détracteurs (1913-2023) » (Powrót « Imperium Zła ». Ideologie współczesnej Rosji, ich twórcy i krytycy (1913-2023)) commence par une réflexion sur ces deux remarques révélatrices.

Poutine, fidèle disciple de Staline

Ce n’est pas la sympathie pour le système communiste, mais bien le regret des territoires perdus par la Russie qui a conduit Poutine à considérer l’effondrement de l’URSS comme le plus grand désastre géopolitique du XXe siècle. L’invasion de l’Ukraine est une tentative d’inverser partiellement ce « désastre ». Comme le note Nowak, bien que la Russie soit le plus grand pays du monde, les Russes (et pas seulement Poutine lui-même) veulent toujours plus de terres. Non pas tant des terres à conquérir que, selon le discours officiel, des terres à « reconquérir » ou à « libérer ». Il s’agit là d’une rhétorique russe traditionnelle. Après tout, ce ne sont pas seulement les propagandistes du Kremlin, mais aussi des historiens de la patrie de Pouchkine, en apparence sérieux, qui affirment que la Russie n’a jamais envahi personne. Elle n’a toujours fait que se défendre contre les agressions extérieures, généralement en provenance de l’Occident. Depuis l’époque du prince médiéval Alexandre Nevski, qui a combattu les chevaliers allemands et suédois, en passant par le soulèvement populaire contre les « intrus polonais » au début du XVIIe siècle et deux guerres patriotiques (d’abord contre Napoléon, puis contre Hitler), jusqu’à l’affrontement avec « l’Occident collectif » (États-Unis, OTAN, Union européenne) et ses laquais ukrainiens, la Russie n’a jamais fait que reprendre les territoires qui lui étaient «équitablement » dus, en « libérant » la population qui y vivait. C’est toujours le cas après le 24 février 2022.

Source : Kremlin.ru/Wikimedia Commons

Andrzej Nowak rappelle le célèbre article de Poutine datant de juillet 2021, qui justifie idéologiquement et historiquement l’invasion déjà en préparation à l’époque. « Les Russes et les Ukrainiens forment une seule nation, un seul ensemble », affirme le chef du Kremlin. Cet ensemble a été sanctifié par le prince Vladimir de Kiev, lorsqu’il a été baptisé dans la foi orthodoxe (en Crimée, selon la légende). « Malheureusement, par la suite, des forces hostiles ont tenté de temps à autre de briser cette unité. L’identité nationale distincte des Ukrainiens est un produit artificiel de la propagande anti-russe diffusée par les Polonais et les Autrichiens. De plus, l’Ukraine, en tant qu’État distinct dans ses frontières de 1991, a vu le jour grâce aux bolcheviks, qui ont été les premiers à créer la république soviétique d’Ukraine. Ce sont également les bolcheviks qui, après le 17 septembre 1939, ont annexé à l’Ukraine des terres qui appartenaient auparavant à la Pologne (bien qu’indûment, car il s’agit, après tout, d’anciennes terres russes). Les chars russes ont donc pénétré en Ukraine pour rappeler à ses citoyens qu’ils sont, en fait, des Russes. Jusqu’à présent, les résultats sont désastreux.

Andrzej Nowak affirme que l’impérialisme russe dans sa version moderne est né en 1913, lorsqu’un certain « merveilleux Géorgien », comme Lénine appelait Staline, a jeté les bases de la politique bolchévique sur les nationalités. Cette politique présuppose la création d’un État qui, tout en honorant les idéaux du marxisme, serait en même temps un État russe très centralisé, offrant tout au plus l’autonomie aux peuples conquis. Ainsi, quatre ans avant leur prise de pouvoir, il était déjà clair que les bolcheviks poursuivraient la mission impériale du tsar, même si c’était avec des slogans différents. D’où la nature syncrétique de l’idéologie de Poutine. La politique historique du Kremlin combine aujourd’hui le culte des tsars et de la « Troisième Rome » orthodoxe avec le culte de la victoire soviétique sur le fascisme. Le dénominateur commun est l’amour de la puissance d’une superpuissance intérieurement forte et extérieurement expansive. À cet égard, Poutine est un fidèle disciple de Staline, même s’il s’abstient de faire l’éloge du « Tsar rouge ».

Dans son livre, l’historien polonais cherche à répondre à la question suivante : Quelle est la véritable nature de l’impérialisme russe ? Selon lui, une Russie agressive a plus en commun (ou aimerait avoir plus en commun) avec un Occident pacifique, ouvert et tolérant qu’on ne le pense, surtout si l’on considère la situation actuelle en Ukraine. Ceux qui pensent que Moscou est la capitale mondiale exclusive du conservatisme, le rempart du christianisme et du patriotisme, et une force contre les mondialistes se trompent. En réalité, la Russie est un ennemi implacable de l’idée même d’État-nation. Ce n’est en aucun cas le résultat d’un empoisonnement idéologique par le virus du communisme. Bien que l’idéologie impériale russe telle que nous la connaissons aujourd’hui ait été en grande partie rédigée par Joseph Staline, ses racines sont très anciennes. En fait, elles remontent aux origines mêmes de la Principauté de Moscou, qui s’est ensuite transformée en tsarat, puis en empire, y compris jusque dans son nom. Le dictateur soviétique n’a fait qu’actualiser la tradition séculaire en lui donnant un contenu nouveau. Au départ, Moscou ne rassemblait que des terres rus, tout en renforçant son autorité en tant que centre mondial de l’orthodoxie. Cependant, au XVIe siècle, elle est devenue une puissance multinationale grâce à ses conquêtes à l’est. Puis, au XVIIe siècle, un dilemme s’est posé à elle : doit-elle s’ouvrir au monde (c’est-à-dire conquérir le monde, en acceptant pragmatiquement certains de ses éléments) ou s’isoler de ce « monde pourri » ? La première option l’emporte. La Russie devient un empire multinational, mais avec un centre russe fort qui ne peut supporter la concurrence. Les peuples conquis doivent reconnaître la supériorité de la Russie, s’humilier devant son souverain et oublier leurs ambitions de libération nationale. Tout au plus pouvaient-ils compter sur un statut comparable à celui de l’Écosse au sein du Royaume-Uni. C’est-à-dire une dépendance politique tout en conservant une certaine identité régionale. Selon l’éminent historien russe Alexei I. Miller, l’Ukraine était une telle « Écosse » dans la Russie du XIXe siècle. Et elle aurait pu le rester à la fin du XXe siècle, selon le concept d’une « nation russe trine » réunissant les trois nations slaves orientales qui ont leurs racines dans l’ancienne Rus. Ce concept, impérial par nature, nie l’existence des Ukrainiens et des Biélorusses en tant que peuples distincts. Les Ukrainiens, cependant, n’ont pas voulu s’engager dans cette voie. Inspirés par la lutte de libération nationale des Polonais, ils ont décidé de lutter pour leur indépendance.

Après l’effondrement de l’URSS, la Russie a eu l’occasion d’abandonner son identité de « prison des nations » impériale pour construire son propre État-nation. Mais elle n’a pas saisi cette occasion. L’option la plus minimaliste pour reconstruire l’empire était la proposition de « réunification » des trois nations slaves orientales. Les plus grandes autorités morales et intellectuelles de la Russie ne voyaient pas d’un bon œil la création d’une Ukraine séparée. Il est compréhensible qu’Alexandre Soljenitsyne, un anticommuniste qui idéalisait le tsarisme, ait défendu la domination de Moscou sur la « nation russe trine ». Cependant, même Joseph Brodsky, poète dissident et défenseur de la liberté individuelle, a écrit aux Ukrainiens au moment où ils accédaient à l’indépendance : « Maintenant, laissez les Boches et les Lechs [Polonais] / vous prendre par derrière dans une maison de boue…» L’attitude de l’intelligentsia russe à l’égard de l’empire est également un thème important du livre d’Andrzej Nowak. Il n’est pas nécessaire de se demander si la Russie est le pays de Pouchkine ou de Poutine. En effet, Pouchkine a soutenu l’impérialisme, tout comme une bonne partie des grands artistes et auteurs russes. Certains chercheurs soulignent d’ailleurs que le phénomène de l’impérialisme russe est dirigé contre les Russes eux-mêmes. Les élites de l’empire ont adopté la culture occidentale au XVIIIe siècle, creusant ainsi le fossé qui les sépare du peuple. De quoi alimenter la réflexion sur les affinités idéologiques entre les élites russes et occidentales aujourd’hui…

La dernière mode

L’impérialisme et la haine du concept de nation sont presque dans le sang des Russes. Malheureusement, à cet égard, ils partagent beaucoup de points communs avec les élites intellectuelles et politiques de l’Occident. Pour la Pologne, c’est peut-être la réflexion la plus inquiétante que l’on puisse tirer du dernier livre de Nowak. L’historien polonais examine en détail le débat académique sur la Russie et l’URSS qui a eu lieu au fil des ans dans les pays occidentaux. Les célèbres paroles de Ronald Reagan sur « l’Empire du Mal » ont longtemps été considérées comme une évaluation blessante et injuste. Lorsque d’éminents historiens, tels que Richard Pipes, ont écrit sur la nature impériale de l’Union soviétique, une vague de critiques s’est abattue sur eux. On prétendait que leurs intentions n’étaient pas scientifiques, mais politiques, qu’ils souhaitaient simplement que l’URSS se désintègre selon des lignes ethniques (nationales) comme tous les autres empires. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, alors que la superpuissance rouge vacillait déjà sur ses bases, que « l’impériologie » est devenue, comme le dit Andrzej Nowak, « la dernière mode ». Enfin, la nature impériale et agressive de l’Union soviétique n’était plus un sujet tabou.

Source: Pavel Kazachkov/Wikimedia Commons

L’idéologie impériale russe est anti-occidentale depuis des siècles. Moscou veut être soit la «troisième Rome », c’est-à-dire le seul véritable centre spirituel (et politique) du monde, soit la « deuxième Rome », c’est-à-dire l’un des deux centres existants. Et si aucun des deux ne réussit, elle choisira la voie du « pluralisme des civilisations », c’est-à-dire d’un « monde multipolaire », dans lequel il y a de la place pour de nombreuses puissances régionales avec leurs sphères d’influence respectives. Dans l’esprit du Kremlin, il y a donc de la place pour une coexistence avec l’Occident. Toutefois, cette coexistence se fera toujours aux dépens des « petites nations » situées entre la Russie et l’Allemagne. Comme le dit la populaire historienne impérialiste russe Natalia Narochnitskaya, Berlin et Moscou sont les seuls « organisateurs de l’Europe de l’Est ». Elles seules, en tant que puissances fortes, ont le droit de décider du sort des «mini-États » qui se trouvent entre elles.

Andrzej Nowak note que l’héritage communiste a considérablement diversifié le répertoire de la propagande impériale du Kremlin. Tout en brandissant ses slogans sur la défense de l’orthodoxie et des valeurs traditionnelles, la Russie a endossé le rôle de pourfendeur du fascisme, du nationalisme et de l’antisémitisme. Sa rhétorique est donc susceptible de séduire un public occidental aux opinions de gauche. D’une certaine manière, il s’agit d’une continuation des vieilles traditions impériales. Après tout, Catherine la Grande a été applaudie dans les salons d’Europe occidentale lorsqu’elle a prétendu introduire les « idéaux des Lumières » avec des baïonnettes et des sabres dans une République des Deux Nations polono-lituanienne accablée par « l’obscurantisme et l’intolérance ». Malheureusement, l’Occident considère toujours l’impérialisme comme un moindre mal par rapport au nationalisme. Moscou a donc dans sa manche l’atout d’une rhétorique progressiste et antinazie, confortée par sa victoire lors de la Seconde Guerre mondiale. Elle peut ainsi « convaincre avec succès des millions de spectateurs hors de Russie de la thèse selon laquelle elle tente en fait aujourd’hui héroïquement de libérer l’Ukraine des griffes de l’impérialisme américain, où elle éliminera le cancer du néofascisme ou de l’antisémitisme (également présent dans d’autres pays qui ont échappé à la tutelle soviétique, tels que les États baltes et la Pologne) ». Ces arguments, comme le souligne l’auteur du livre, trouvent un terrain fertile principalement dans les pays du Sud. Ils peuvent également convaincre les cercles « progressistes » d’Europe occidentale, où Washington est souvent considéré comme un rival plus dangereux que Moscou.

La guerre des civilisations

« La Russie, troisième et dernière Rome de la chrétienté, refuge de la raison face à la crise morale et intellectuelle qui submerge l’Occident. La Russie en tant que grand médiateur traditionnel, en harmonie avec d’autres puissances « traditionnelles », en particulier l’Allemagne et la France, garantissant une paix juste et un ordre mondial dans une période de tempête et d’agitation […]. La Russie comme dernier espoir pour ceux qui luttent dans le monde contre l’hégémonie américaine et comme obstacle au retour du fascisme et du racisme autour de ses frontières […]. La Russie défend le pluralisme des civilisations contre la domination unilatérale […] des ‘Anglo-Américains’ », écrit l’auteur en énumérant le large éventail de récits de propagande que Poutine utilise dans ses réflexions publiques sur l’histoire.

La lecture du livre d’Andrzej Nowak peut conduire à une conclusion qui en surprendra plus d’un. Une guerre des civilisations est en cours en Ukraine. Toutefois, contrairement à ce qui est souvent affirmé, il ne s’agit pas d’un affrontement entre l’Occident libéral et l’Orient conservateur. La ligne de front est presque inversée. Cette guerre oppose l’idée d’un État-nation autorisé à choisir sa propre voie de développement à celle d’un empire revendiquant le droit d’imposer son modèle de progrès aux autres, en utilisant cyniquement des slogans sur la lutte contre le « fascisme ». La Russie vise à construire un monde gouverné par des empires plutôt que par des nations.

Version intégrale (en anglais) sur Sovereignty.pl

Traduction : Visegrád Post