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Entretien avec Andrzej Nowak, auteur de « La défaite de l’Empire du Mal : l’an 1920 »

Temps de lecture : 14 minutes

Pologne – Entretien avec Andrzej Nowak, historien polonais, soviétologue, professeur à l’Université Jagellonne de Cracovie, auteur de La défaite de l’Empire du Mal : l’an 1920.

Cette année, la Pologne fête le centenaire de la Bataille de Varsovie. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, ce pays d’Europe centrale réapparaît sur la carte du monde après plus d’un siècle d’occupation étrangère par l’Empire russe, la Prusse et l’Autriche. À Moscou, la Révolution d’Octobre 1917 porte les Bolcheviques au pouvoir. Ceux-ci s’apprêtent à déferler sur le continent européen pour y propager la révolution du prolétariat. Au début du mois d’août 1920, l’Armée rouge est aux portes de la capitale polonaise. C’est alors que se déroule un des événements les plus importants de l’histoire millénaire polonaise. Le 15 août 1920 a lieu le « Miracle de la Vistule ». Les troupes du Maréchal Józef Piłsudski repoussent l’envahisseur contre toute attente et épargnent (provisoirement) l’Europe centrale de l’expérience de la dictature communiste. À l’occasion du centenaire de la Bataille de Varsovie et de la victoire de la Pologne sur l’URSS, le professeur Andrzej Nowak nous parle de son dernier ouvrage : La défaite de l’Empire du Mal, publié en polonais aux éditions Biały Kruk.

Andrzej Nowak et Sébastien Meuwissen à Cracovie en mai 2020. Photo de l’auteur

Sébastien Meuwissen : Monsieur le Professeur, pourquoi avez vous choisi d’intituler votre livre La défaite de l’Empire du Mal ?

Andrzej Nowak : L’expression « Empire du Mal » a été utilisée pour la première fois par le Président américain Ronald Reagan lors d’un discours prononcé en 1983 pour parler de l’Union soviétique. Son choix de décrire l’URSS de la sorte a par ailleurs suscité l’indignation de nombreux cercles intellectuels occidentaux et ce principalement pour deux raisons.

Tout d’abord, l’URSS n’était évidemment pas un empire, juridiquement parlant. Il faut savoir qu’à cette époque, elle était considérée par une grande partie des élites occidentales comme ni plus ni moins qu’une fédération, sans aucune structure impériale. De ce point de vue, on peut considérer que Ronald Reagan a anticipé la direction prise par bon nombre de politologues de la fin des années 1980 pour lesquels l’Union soviétique était de fait le « dernier des empires ». L’une des particularités des empires étant grosso modo leur tendance à envahir et soumettre politiquement et militairement les territoires qui les entourent dans une logique de centralisation.

Mais c’est surtout pour avoir associé l’Union soviétique au Mal que le Président américain fut fortement critiqué. Il faut souligner que Reagan ne s’est pas contenté de désigner l’URSS comme mauvais. Dans sa conception du mal, il cite l’excellent écrivain britannique C.S. Lewis et son célèbre ouvrage Lettres d’un vétéran de la tentation à un novice. Il s’agit d’un classique de la littérature dans lequel l’auteur adopte un ton humoristique afin de décrire les différentes stratégies qu’utilisent les forces maléfiques pour dévier les Hommes du droit chemin. Il n’y est pas question du mal dans sa version visible ou palpable comme dans les fosses de Katyń, les goulags, les camps de concentration ou même les chambres à gaz d’Auschwitz. C.S. Lewis s’intéresse plutôt à ses sources. Il explique que le mal prend le plus souvent source dans le cabinets du pouvoir, à savoir « au sein de bureaux chauffés et aseptisés, dans lesquels il n’est même pas nécessaire d’élever la voix ». C’est en se basant sur cette conception du mal que Ronald Reagan fait référence à l’URSS et à son l’idéologie communiste. Celle-ci ayant ouvertement pour ambition la création d’un monde nouveau sur les restes de l’ancien. Suivant cette logique, l’Homme n’est qu’un instrument dont on peut disposer. Le communisme considère qu’il est bon d’éliminer une partie de la société afin de créer un Homme nouveau.

Il suffit de jeter un œil sur les documents d’archives datant du début de l’ère soviétique pour se rendre compte de l’ampleur des plans de Vladimir Lénine et de ses proches collaborateurs. En tant que soviétologue, je me spécialise dans l’histoire de la Russie et de ses relations avec la Pologne, en particulier durant la première moitié du XXe siècle. J’ai eu la chance de prendre connaissance de toute une série d’archives soviétiques de cette époque au début des années 1990, lorsque celles-ci étaient encore accessibles. Lorsqu’on lit ce que Lénine écrit à ses hommes dès 1917, il est difficile de ne pas donner raison à Ronald Reagan. À titre d’exemple, dans l’une de ses lettres au camarade Staline datant de 1920, Lénine pose les bases de ce que l’on appelle aujourd’hui la « guerre hybride ». Il explique qu’il convient de déguiser des soldats de l’Armée rouge afin que ceux-ci procèdent à des actes terroristes (fusillades, explosions, pendaisons publiques,…) en territoire étranger, en l’occurrence en Lettonie et en Estonie. Le but étant de provoquer un sentiment de peur généralisé au sein de la population afin de faciliter sa soviétisation. Cette intimidation efficace est reproduite aujourd’hui par Vladimir Poutine en Ukraine. Les « bonshommes verts » qui ont fait leur apparition en Crimée et dans le Donbass ne sont formellement pas des soldats de l’armée russe… Cette stratégie vise à éveiller la peur et cela fonctionne.

Les correspondances entre Lénine et Staline révèlent leurs ambitions de manière chronologique . Pour commencer, Lénine voulait passer « sur le cadavre de la Pologne blanche ». Celle-ci représentait le principal obstacle séparant l’URSS de l’Allemagne dans laquelle les mouvements révolutionnaires montaient également en puissance. Les Bolcheviques voulaient unir le prolétariat soviétique et allemand sous l’étendard de la révolution.

De nombreux intellectuels occidentaux refusent d’admettre un fait historique majeur, à savoir les véritables plans de Lénine. Une fois la Pologne liquidée, l’Armée rouge devait rapidement procéder à la soviétisation de l’Allemagne, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de l’Autriche et même porter la révolution du prolétariat jusqu’en Italie. Certains remettent cela en question aujourd’hui. Pourtant, c’est écrit noir sur blanc dans les correspondances entre Lénine et Staline. L’autre fait historique indéniable est le fait que ces plans ambitieux ont été stoppés nets par la Pologne en 1920.

Carte d’Europe orientale de la première moitié du mois d’août 1920 sur laquelle on peut observer l’avancée de l’URSS (en rose) jusqu’aux portes de la capitale polonaise, Varsovie. Source : Wikipedia

Sébastien Meuwissen : Comment expliquer la facilité avec laquelle les Bolcheviques ont pris le pouvoir à Moscou ainsi que la vitesse avec laquelle ils ont placé sous leur joug tout d’abord les Russes eux-mêmes et ensuite leurs voisins occidentaux biélorusses et ukrainiens ? Ces derniers ont-ils cru aux slogans leur promettant égalité et prospérité ? Et comment expliquer la réaction très contrastée des Polonais, qui ont opposé une résistance catégorique aux efforts de soviétisation de leur pays ? 

Andrzej Nowak : Ce phénomène a été décrit par le grand historien américain Richard Pipes. Pipes explique que l’Armée rouge a été confrontée pour la première fois à ce qu’il appelle un « patriotisme européen ». Pas dans le sens d’une Europe en guise de nation mais par une forte conscience patriotique d’une des nations européennes. En d’autres termes, il s’agit de l’attachement de gens ordinaires pour une communauté imaginée qui est autre qu’une appartenance de classe. La propagande soviétique n’est pas parvenue à convaincre les fermiers et paysans polonais de massacrer leurs concitoyens bourgeois et aristocrates. Pour dire les choses encore plus simplement : cela n’a pas pris. Cela s’explique notamment par les efforts de nombreux intellectuels et artistes polonais qui, tout au long du XIXe siècle, sont parvenus à entretenir un sentiment fort d’appartenance à l’héritage national polonais, et ce malgré l’absence d’un État polonais en tant que tel. Les cours de langue et d’histoire polonaise se donnaient souvent dans l’illégalité étant donné les politiques de germanisation et de russification de la population. Cette élite socio-culturelle est parvenue à convaincre les gens simples que l’héritage de leur patrie est porteur d’une forme de dignité et qu’il convient donc de l’entretenir et de le défendre si nécessaire. L’immense majorité de la population polonaise du début du XXe siècle se sentait honorée d’appartenir à cette culture et à cette riche tradition.

En ce qui concerne les pays d’Europe orientale ayant malheureusement plié assez vite face au bolchevisme, il faut garder à l’esprit qu’il existait également des mouvements de résistance en leur sein. Dans le cas de la Russie, c’est surtout de temps qu’il a manqué pour consolider un patriotisme moderne qui aurait pu contrer efficacement les révolutionnaires. En plus du manque de temps, les opposants au bolchevisme n’ont pu compter que sur une mobilisation relative de leurs concitoyens. Peut-être parce que un éventuel retour à l’ordre était assimilé à un retour au tsarisme, ce que la majorité des Russes ne voulait naturellement pas. C’est d’ailleurs sur cette base de libération du joug représenté par le tsar que Lénine et les siens ont bâti leur récit promettant un futur meilleur.

Quant au manque de résistance des Biélorusses et des Ukrainiens face aux Soviétiques, rappelons que ces nations ne sont pas parvenues à développer ce sentiment patriotique si présent en Pologne. Ceci est particulièrement observable dans le cas de l’Ukraine qui, pendant des siècles s’est vu refuser toute forme de création d’un État indépendant par son voisin et occupant russe.

Sébastien Meuwissen : Nous commémorons cette année un autre événement d’une importance majeure dans l’histoire récente des relations polono-russes, à savoir les quatre-vingts ans du massacre de Katyń. En guise de rappel pour nos lecteurs francophones, Katyń est le nom donné au massacre de masse ordonné par Staline au printemps 1940 et par lequel près de 22 000 officiers polonais furent assassinés d’une balle à l’arrière de la tête par le NKVD. Certains historiens interprètent cet événement comme une revanche personnelle de Staline suite à la débâcle de son armée vingt ans auparavant ? 

Andrzej Nowak :  En effet, Staline était très optimiste quant-à la tournure des événements au début de l’été 1920. Il était chargé du front sud visant la ville de Lwów [aujourd’hui Lviv, en Ukraine, ndlr] au moment de l’avancée bolchevique sur la Pologne. Il était persuadé qu’il arriverait jusqu’à Rome en l’espace de quelques semaines. La théorie selon laquelle le massacre de Katyń représente une revanche de Staline est basée sur le fait qu’une grande partie des officiers polonais fusillés en 1940 avaient participé à la victoire polonaise sur l’Armée rouge vingt ans plus tôt.

Sébastien Meuwissen : Dans votre ouvrage, vous évoquez ce que l’on appelle communément « l’Opération polonaise ». Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs de quoi il s’agit ?

Andrzej Nowak : S’il existe un événement ayant miné les relations polono-russes, c’est bien en premier lieu ce crime. D’une part car s’agit de l’un des plus grands crimes perpétrés par l’URSS et d’autre part car il a été complètement oublié. À la suite de l’ordre 00485 du 11 août 1937 (signé par le chef du NKVD Nikolaï Iejov), une série de massacres visant la minorité polonaise résidant en URSS commença et dura jusqu’en novembre 1938. Sur base de cette directive, plus de 110 000 personnes [111 091, ndlr] ont été condamnées à mort et exécutées. Staline était satisfait. En septembre 1937, il ordonnait dans une lettre au général Iejov de « liquider ces saletés d’espions polonais pour le bien de l’Union soviétique ».

Le professeur de l’Université d’Harvard Terry Martin a réalisé une étude montrant qu’au cours de cette purge ethnique, un homme de nationalité polonaise résidant en URSS avait 31 fois plus de chance d’être fusillé qu’un représentant d’un quelconque autre groupe ethnique durant cette période meurtrière de l’ère stalinienne. Pourquoi ? Eh bien, les Polonais étaient systématiquement assassinés en URSS précisément parce qu’ils étaient polonais, de la même manière que les Juifs étaient exterminés par les Allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale. Au total, ce sont plus de 200 000 personnes qui ont péri en à peu moins de deux ans. C’est dix fois plus que le nombre de victimes des massacres de Katyń ! Plus d’un homme adulte polonais sur deux résidant en URSS a été abattu entre 1937 et 1938…

Sébastien Meuwissen : Le 8 mai dernier, nous fêtions les 75 ans de la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Comment cet événement est-il commémoré en Russie aujourd’hui ?

Andrzej Nowak : Le 8/9 mai est une grande fête en Russie à l’occasion de laquelle une grande parade militaire est organisée sur la Place Rouge de Moscou. En plus de la fin du conflit mondial, les Russes fêtent ce qu’ils appellent la libération de l’Europe centrale et orientale par l’Armée rouge. Ceux qui s’opposent à cette narration des Soviétiques vus comme grands libérateurs se rendent coupables d’un délit d’opinion et sont considérés comme des ingrats par l’opinion publique russe. En réalité,  l’URSS s’est substituée à l’Allemagne nazie et la présence de ses troupes en Europe centrale et orientale représentait une nouvelle occupation à partir de 1945 plutôt qu’une véritable libération.

Il est vrai que des milliers de Soviétiques sont morts sur le territoire polonais occupé. Ils ont le plus souvent été tués par les soldats allemands qu’ils ont eux même invité par le biais du pacte Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939. Ce pacte (qui pourrait simplement être connu sous le nom de pacte Hitler-Staline) a permis à l’Allemagne nazie de déclencher la Seconde Guerre mondiale et d’envahir l’Europe orientale. En effet, entre août 1939 et juin 1941, l’Allemagne nazie et l’URSS étaient alliés et coopéraient de manière très étroite, en particulier dans la liquidation de la Pologne. Il est donc compréhensible que la plupart des Polonais n’apprécient pas la présence de monuments et de statues glorifiants les généraux de l’Armée rouge sur leur sol. Par ailleurs, le fait historiquement indiscutable de la collaboration étroite entre l’Allemagne nazie et l’URSS pendant ces deux années représente un tabou absolu en Russie aujourd’hui. Il est tout simplement interdit d’en parler.

Pour revenir a la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est important de souligner que les soldats de l’Armée rouge n’ont pas seulement « libéré » la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie,… Leur avancée victorieuse vers l’Allemagne était accompagné de viols par milliers et de comportements indignes à l’encontre des populations civiles.. Ils étaient par ailleurs porteurs d’un nouveau système synonyme de nouvelles prisons, de nouveaux camps de concentration et de nouvelles victimes comptées par dizaines de milliers. Tout cela après 1945.

Or une partie importante des intellectuels occidentaux refuse de reconnaître ces faits. Ils entretiennent une représentation manichéenne non seulement des événements passés mais également de ceux qui les confrontent aux faits historiques qui vont à l’encontre de ce qu’ils imaginent être l’URSS et son système communiste. Pour formuler cela autrement, tous ceux qui osent rappeler les millions de victimes de cette idéologie sont traités de fasciste. Or, en refusant de reconnaître tous ces crimes soviétiques, on adapte l’histoire a un schéma préconçu basé sur le mensonge.

Sébastien Meuwissen : Dans le pays ou j’ai grandi, la Belgique, il m’est difficile d’expliquer aux personnes autour de moi non seulement que l’URSS à si activement soutenu Hitler mais aussi que la dictature communiste fut au moins aussi meurtrière et destructrice que le nazisme allemand. Il existe cette tendance dans l’opinion publique belge et d’Europe occidentale plus largement à défendre l’URSS en avançant l’idée que le communisme part d’une bonne intention. Qu’en est-il de de cette connaissance de l’Union soviétique et de l’utopie communiste en Europe de l’Ouest aujourd’hui ?

Andrzej Nowak : Le fait que les pays d’Europe occidentale ont une connaissance si limitée des dérives communistes s’explique par le fait qu’ils n’ont jamais connu l’expérience des goulags, des tortures du NKVD et des innombrables assassinats politiques des « ennemis du Parti ». Ainsi, certains intellectuels occidentaux minimisent les crimes soviétiques soit par ignorance soit pour des raisons idéologiques.

Sébastien Meuwissen : Selon Le Livre noir de Stéphane Courtois, cette idéologie [communiste] aurait provoqué la mort de 100 millions de personnes. Bien sûr, certains continuent de contester ces statistiques, mais il est impossible d’ignorer les victimes qui se comptent en dizaines de millions. Comment expliquer qu’aujourd’hui encore, certaines personnes se disent ouvertement voire fièrement communistes ?

Andrzej Nowak : Le développement du mal sous toutes ses formes est rendu possible par la prolifération du mensonge. En ce qui concerne l’Union soviétique, l’un des mensonges répétés en boucle à partir de 1945 était l’affirmation selon laquelle l’URSS représentait un libérateur pour les pays d’Europe centrale et orientale. Or, cette soit-disant libération de l’occupant allemand – j’insiste sur l’utilisation du terme « allemand » plutôt que le terme très politiquement correct et vague de « nazi » – n’a été ni plus ni moins qu’une nouvelle occupation.

Vous savez mieux que moi que le nazisme est unanimement considéré comme mauvais, et à raison bien sûr. En revanche, un partie considérable de l’opinion publique en Europe occidentale refuse de reconnaître le fait que le communisme fut tout aussi mauvais et condamnable que le national-socialisme.

Sébastien Meuwissen : Afin de vaincre le IIIe Reich hitlérien, les puissances occidentales (USA, France, Royaume-Uni,…) se sont alliées à l’URSS. Les leaders de ces pays n’avaient-ils pas connaissance des crimes de Staline ?

Andrzej Nowak : Churchill et Roosevelt savaient parfaitement bien ce qui s’était passé a Katyń mais ont décidé de faire semblant de ne pas savoir. Néanmoins, cette décision de fermer les yeux sur ce massacre doit être remise dans son contexte. Une terrible guerre était en cours. Les alliés avaient besoin de l’URSS avec laquelle ils formaient une coalition pour contrer l’Allemagne. Ils craignaient que s’ils évoquaient cette question, Staline leur tournerait le dos pour s’allier une fois de plus avec Hitler. C’est pourquoi on a interdit d’en parler. En Pologne, un système communiste basé sur une nouvelle « élite » aux ordres de Staline a remplacé la précédente qui a été fusillée dans la forêt de Katyń. Ainsi, il n’était pas permis de parler des membres de cette élite-là ni de la manière dont ils ont perdu la vie. À l’Ouest, il y a eu aussi bien au sein des politiques que de l’élite intellectuelle, l’apparition du problème que j’appellerais « d’investissement de leur identité dans le mensonge ». Autrement dit, si je dissimule quelque chose dont j’ai honte, en l’occurrence le fait d’avoir couvert Staline en gardant le silence face à ces terrible crimes, il existe deux possibilités.

La première possibilité consiste à reconnaître mon erreur afin d’avoir bonne conscience. Or il s’agit d’un acte extrêmement difficile pour un politique. Un politicien qui reconnaît qu’il a commis une erreur voit automatiquement son pouvoir diminuer. Ce n’est pas ce qu’on choisi de faire les alliés à partir de 1943. Remarquez qu’il n’y a pratiquement pas de monuments commémoratifs de Katyń en Europe de l’Ouest. Cet investissement dans le mensonge, qui est donc la deuxième possibilité, a produit ce que nous ressentons quand nous faisons quelque chose de mal. Si quelqu’un parle nos méfaits autour de lui, nous ne nous en voulons pas à nous mêmes pour nos mauvaises actions mais sommes fâchés contre ceux qui nous confrontent à nos erreurs du passé.

Sébastien Meuwissen : La Pologne commémorait le 10 avril dernier les dix ans de la mort de son Président Lech Kaczyński ainsi que de 95 autres personnes dans le crash de l’avion présidentiel près de Smoleńsk en Russie. Ce sont des membres de l’élite polonaise qui, une fois encore, ont connu un sort tragique alors qu’ils s’apprêtaient à rendre hommage aux victimes du massacres de Katyń. Beaucoup s’accordent pour dire que cet évènement représente une des plus grandes tragédies auxquelles les Polonais ont été confrontés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui est d’autant plus frustrant concernant le crash de Smoleńsk, c’est le flou presque absolu qui entoure cette affaire. Qu’en pensez-vous ?

Andrzej Nowak : Je ne sais pas ce qui c’est passé à Smoleńsk il y a dix ans car il ne m’a pas été possible de prendre connaissance des faits. C’est ce en quoi consiste mon problème en tant que citoyen polonais dont le Président est mort ainsi que de nombreux ministres, généraux, évêques, ainsi que la légendaire fondatrice du syndicat Solidarność, Anna Walentynowicz, entre autres. Toutes ces personnes sont mortes dans cette catastrophe, sans aucune exception. Pourquoi je ne sais pas ? Eh bien parce que le gouvernement de l’époque [dirigé par le libéral Donald Tusk, ndlr] a laissé tous les éléments susceptibles de permettre une enquête éclaircissant ce qui s’est réellement passé entre les mains d’un groupe d’experts russes. Ce même groupe d’experts qui a enquêté sur l’affaire Litvinenko, les attentats en Tchétchénie et bien d’autres encore. Il s’agit autrement dit de manière évidente d’individus corrompus au plus haut point. Et c’est précisément à ces gens que notre Premier ministre de l’époque a livré l’enquête suite à un arrangement avec Vladimir Poutine. Cette décision concerne les preuves liées à cette affaire qui se sont retrouvées exclusivement entre leurs mains. Aucun élément ne fut restitué à la Pologne, pas même l’épave de l’avion. Or, affirmer que ce groupe d’enquêteurs russes n’est pas crédible serait un euphémisme.

Bien sûr, dans ce genre de situation de choc, chacun est susceptible de commettre une erreur. Mais plus tard, Tusk aurait pu reconnaître son tort et admettre qu’il n’aurait pas dû faire ce genre d’arrangement avec Poutine. Mais lorsqu’un homme politique décide de s’enfoncer dans son mensonge, il commence à créer un récit diabolisant tous ceux qui continuent à exiger la vérité. Car nous ne savons toujours pas et nous aimerions naturellement savoir ce qui s’est produit ce jour-là. Et on peut difficilement espérer obtenir la vérité de la part d’enquêteurs soviétiques du KGB. J’utilise ces deux derniers termes en bonne conscience.

Ce mécanisme a fonctionné en Pologne grâce à une immense machine de propagande de la part des médias. Les effets de cette propagande peuvent même être observés en Europe occidentale et ce même au sein de cercles critiques vis-à-vis de Poutine. On y reconnaît volontiers l’implication directe de Poutine dans les attaques terroristes en Tchétchénie en 2000 qui lui ont facilité l’accession au pouvoir, l’invasion de la Géorgie en 2008, la guerre en Ukraine en 2014, les innombrables assassinats politiques (Litvinenko, Politkovskaïa, Nemtsov, Berezovski, Maskhadov…) etc. Par contre, dès qu’il s’agit du crash de Smoleńsk, ils estiment que cela ne peut certainement plus avoir rien affaire avec lui [Poutine]. Il n’y a absolument aucune logique dans ce raisonnement.

Je ne dis pas que c’est Poutine qui à fait cela. Je dis simplement qu’avec tout ce que l’on sait de son régime et de ses méthodes, nous ne pouvons pas mettre cette éventualité de côté. Or donc le fait de pourvoir tous les documents et preuves essentiels entre les mains de ce-même régime de Poutine nous condamne pratiquement à l’avance à l’échec dans notre recherche de la vérité.

Sebastien Meuwissen : Connaîtrons-nous un jour la vérité sur ce qui s’est produit à Smoleńsk le 10 avril 2010 ?

Andrzej Nowak : Je crois que dans trente ou quarante ans, nous connaîtrons la vérité, comme cela a finalement été le cas avec Katyń. Dans ce dernier cas, Moscou à fini par admettre sa responsabilité, même si cela aura pris près d’un demi siècle. Je pense que les personnes jeunes qui mangent sainement vivront assez longtemps pour connaître cette vérité. C’est en tous cas ce que je vous souhaite de tout cœur. Il n’y a pas lieu de perdre espoir même si les mécanismes psychologiques que j’évoquais à l’instant alimentent le mensonge. En fait, l’Homme n’aime pas penser du mal de lui-même. C’est ainsi que nous avons tendance à ne pas revenir trop souvent sur nos erreurs. Je ne parle même plus ici nécessairement de crimes. On revient à la logique du « ce n’est pas moi le fautif mais les gens qui parlent de mes erreurs ». Ce sont eux qu’il convient de critiquer et attaquer.

Ce mécanisme fonctionne aussi bien dans le contexte du crash de Smoleńsk que dans le cas des élites occidentales qui se sont engagées sur plusieurs générations dans la défense du communisme. Ce sont eux qui disent aujourd’hui que ce ceux qui critiquent le communisme sont des fascistes. Et ce malgré les dizaines de millions de personnes tuées ou affamées au nom de l’utopie communiste en Chine, en Russie, en Ukraine… Parfois, la vérité est un crime.

Sébastien Meuwissen : Monsieur le Professeur, merci pour cet entretien.

Andrzej Nowak : Merci à vous. C’est avec plaisir.